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2 1 La critique de détail de Schumpeter 129

La critique de détail de Schumpeter s'organise autour de trois points notamment, et comme nous l'avons déjà suggéré, dans le but de

312 Cela fait évidemment écho à l'ironie marxienne du Capital : "Puisque l'économie

politique aime les robinsonnades, faisons d'abord paraître Robinson dans son île. " etc., Livre 1, op. cit. pp. 87.

313 Warenform und Denkform, op. cit. p. 154 : "im gedanklichen Raume eines einzelnen

Subjektes." C'est Sohn-Rethel qui souligne.

mettre clairement en évidence notre problématique globale, et surtout son importance fondamentalement méthodologique pour la théorie économique.315

Le premier point est consacré à ce que Sohn-Rethel appelle le caractère irréel de la théorie de Schumpeter, en se référant à Das Wesen und der

Hauptinhalt der theoritischen Nationalökonomie. Notre auteur examine de

plus près le paradoxe qui consiste à vouloir passer d'une analyse fondée sur une évaluation subjective de la valeur à une théorie du marché, autrement dit à prétendre appliquer ce qui a pour théâtre la conscience d'un seul sujet à la réalité du marché. Aussi, lorsqu'il va de l'un à la totalité, c'est simplement en multipliant ses présupposés à l'infini, c'est-à-dire en gardant la structure formelle du schéma individuel. Il ne traite donc pas le marché comme une réalité en tant que telle, mais comme une simple addition d'unités et explique le tout par le fonctionnement de l'un.

En outre, partant du sujet individuel, la concurrence apparaît forcément comme concurrence entre les biens. (Quel bien choisira-t-il, au détriment de quel autre ?) Au niveau du marché, on se retrouve face au même problème puisque l'individu en tant que tel se trouve neutralisé par la masse, la motivation du choix individuel cesse d'être déterminante, et on en revient à une concurrence entre les biens. C'est pourquoi on peut dire de l'économie pure qu'elle est valable pour l'individu, valable pour une infinité d'individus, mais qu'elle ne peut correspondre à aucun système économique concret.

Les concepts de Schumpeter sont trop généraux et formels et non seulement ne touchent pas la réalité mais, qui plus est, ils gomment le caractère fondamentalement problématique de la vie économique. C'est ce que montre Sohn-Rethel en regardant de plus près comment Schumpeter traite notamment les prix, le salaire, la rente foncière. Schumpeter fait du salaire comme de la rente foncière des phénomènes de prix et enlève ainsi au salaire sa spécificité de rapport économique, effaçant la réalité d'une classe de gens obligés de vendre leur force de travail. Il passe également sous silence le fait que la rente foncière est liée à la propriété privée du sol.

315 Ibid. p. 160 : "Aus einer kritischen Betrachtung dieser Theorie wird sich unsere

Problemstellung überhaupt und vor allem ihre grundsätzliche methodologische Bedeutung für die ökonomische Theorie noch schärfer hervorkehren, als dies in den bisherigen, bloß allegemeinen Erwägungen möglich war."

En outre, dans cette théorie, les prix varient, non pas en raison d'événements économiques, mais parce que la variation a été inscrite dans leur concept. En abstrayant donc ces éléments de leurs déterminations concrètes, Schumpeter les réduit à de "purs moments de pensée dans le calcul de la valeur qu'opère un sujet"316. Reproche majeur, auquel s'ajoute celui de ne pouvoir rendre compte de la sorte de la vie économique dans sa totalité, parce que les instruments théoriques de la rationalité économique ne permettent pas d'appréhender toutes ses réalités. On se contente donc d'arracher de son contexte telle ou telle notion et l'on tourne en rond dans la tentative, vaine et finalement spéculaire, de fonder ses propres présupposés.317 La nécessité, par ailleurs, de postuler la constance des données dans la détermination de la valeur des biens, apparaît certes comme une nécessité méthodologique incontournable, mais, dans la mesure même où elle nie le changement, elle se situe, là encore, hors de la réalité effective, ce qui permet de démasquer au bout du compte la nature artificielle du prétendu état d'équilibre envisagé et son rapport fondamentalement vicié au temps. On a donc là une incompatibilité spatio- temporelle qui situe l'économie pure et la réalité dans deux univers séparés par une barrière infranchissable.

L'idée que le marginalisme de Schumpeter a valeur universelle et s'applique à toute forme de vie économique est en résumé ce que Sohn- Rethel lui reproche avant tout, car c'est dans cette mesure même qu'il ne correspond à aucun système économique concret, c'est bien ce qui confirme son caractère purement irréel et idéel. Etant valable pour tout, il n'est

316 Ibid. p. 164 : "rein gedankliche Momente in der Wertrechnung eines Subjektes." C'est

moi qui souligne.

317 Ici, Sohn-Rethel recourt à une référence mathématique aussi inattendue

qu'inhabituelle. On lit en effet page 166 : "Veut-on par conséquent faire de l'analyse et de l'économie pure, "euclidienne" ou "non-euclidienne", qu'il n'y aurait certes rien à redire à cela; mais qu'on ne confonde pas cela avec de l'économie théorique, qu'on choisisse un terme plus adéquat, en sorte d'éviter tout écho à des réalités de l'économie politique." (Will man also reinökonomische Analytik treiben, "euklidische" oder "nicht-euklidische", so ist dagegen gewiß nichts einzuwenden; aber man verwechsle das nicht mit theoretischer Ökonomie und wähle am besten auch die Namen so, daß jeder Anklang an volkswirtschaftliche Realitäten darin vermieden wird.") L'économie pure s'adonne à des raisonnements abstraits très éloignés de la réalité qu'elle prétend toucher. Elle pourrait donc dire tout et son contraire, deux systèmes d'économie pure contradictoires pourraient être consistants chacun pour soi. Serions-nous alors dans la position dramatique d'un Gauss, paralysé durant de longues années par ce défi à sa liberté ? Certainement pas, car ce serait plutôt en l'occurence un jeu gratuit et futile puisque l'enjeu est la réalité, qui elle, est ailleurs.

valable pour rien, non pas faute d'être par là-même falsifiable, mais parce que cet universalisme est en opposition flagrante avec la dialectique historique qui se profile derrière la critique réthélienne. Il formule ainsi ce qui caractérise à ce niveau "l'économie pure". Le plan sur lequel elle se situe ne fait que croiser la réalité économique en un seul moment, prend son état à ce moment-là pour une donnée, et calcule en fonction de cela des événements qu'on ne saurait trouver dans la réalité tout simplement parce que cette réalité est un perpétuel processus de transformation de ses présupposés.318

La deuxième section de ce chapitre est consacrée à la méthode des variations déjà mise en question précédemment en raison de son incompatibilité, d'après Sohn-Rethel, avec les besoins et désirs individuels des sujets. Elle est considérée comme un exemple de l'échec auquel est condamnée "l'économie pure". Son schéma est le suivant: soit un état d'équilibre, dont tous les éléments sont connus, on fait subir des changements à l'un d'entre eux (induit par une variation de prix) et on observe ce qui se passe. Interviennent alors des échanges produisant d'autres variations, c'est-à-dire des changements au niveau de la répartition des biens, et on finit, après quelques remous, par retrouver un nouvel état d'équilibre. L'objectif de Schumpeter résumé par Sohn-Rethel consiste à calculer les variations et le nouvel état d'équilibre, à l'aide des fonctions de la valeur de tous les biens, pour tous les sujets, avec l'hypothèse qu'elles restent constantes. Sohn-Rethel attaque cette construction sous trois angles: les fonctions de la valeur ne restent pas constantes, le calcul des fonctions est impraticable et on n'obtient pas de nouvel équilibre. La réfutation de Sohn-Rethel consiste à confronter par le menu le modèle de Schumpeter à la réalité, à évaluer les réactions des individus pour conclure que, si celle-ci l'infirme, c'est là encore parce qu'on est en présence d'une construction qui part du sujet, de Robinson, avec la prétention de l'appliquer à un théâtre où évoluent une multiplicité d'acteurs. On néglige le fait que le sujet singulier est intégré à un ordre qui le dépasse et lui dicte

318 Warenform und Denkform, op. cit. p. 168-169 : "Die eine Ebene kreuzt die ökonomische

Wirklichkeit nur in jeweils einem Zeitaugenblick, nimmt ihren Zustand in diesem Augenblick als bloßes Datum hin und errechnet danach Vorgänge welche in der Wirklichkeit gar nicht vorkommen, weil diese Wirklichkeit der ständige Veränderungsprozeß ihrer Voraussetzungen ist."

ses lois. Cependant, si Schumpeter parvient néanmoins à faire fonctionner son modèle, c’est parce qu’il triche avec ses propres exigences, en apportant des amendements qui atténuent les impossibilités mises en évidence par Sohn-Rethel. Ainsi, là où au départ, on postulait la constance, on accepte par la suite de “petits changements”319. Ou encore, on limitera à quelques- uns les biens que l’on prendra en considération, pour simplifier les données du problème. La restriction sur laquelle Sohn-Rethel s’attarde le plus est le postulat de la constance de la valeur de l’argent qui selon lui anéantit tout le scénario des variations. L’objectif de la démonstration dans son ensemble est de montrer que Schumpeter, en raison même de l’incompatibilité évoquée entre une logique du sujet et une réalité multiple de marché, se trouve contraint de manipuler son modèle pour en écarter ces sujets par trop gênants que sont des individus évaluants et actifs, et, “suspendant”320 ainsi la réalité, il restreint sa construction aux biens, aux objets. Il met ainsi en place un système d’évaluation des valeurs

qui n’a plus affaire qu’aux rapports des quantités de biens entre elles, et plus du tout aux rapports qu’entretiennent des sujets qui échangent et donc calculent des valeurs de façon autonome.321 Le système ainsi produit est en fait la réalisation d’un individu, du chercheur, qui crée son équilibre, tantôt avec les outils du mathématicien lorsqu’il envisage les phénomènes comme des valeurs sous l’angle de la grandeur, tantôt ceux du psychologue, lorsqu’il fait intervenir l’intensité du désir pour l’acquisition des biens.

Enfin, troisième volet, la théorie de Schumpeter s’empêtre dans les contradictions nées de deux conceptions de l’économie, l’une statique, l’autre dynamique. Cette discussion confronte directement les contenus de Das

Wesen und der Hauptinhalt der Nationalökonomie et de la Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung. Dans ce dernier ouvrage, le sujet de la

rationalité économique est l’entrepreneur, le moteur de la dynamique qu’il

319 Ibid. p. 179 : "Kleine Änderungen" ; Sohn-Rethel cite ici Schumpeter, Wesen, p. 458 et

c’est celui-ci qui souligne.

320 Ibid. p. 186 : "Suspendierung der Wirklichkeit".

321 Ibid. p. 186 : "in dem es nur noch um die Verhältnisse der Gütermengen geht und nicht

mehr um die Verhältnisse von tauschenden und also selbsttätig wertrechnenden Subjekten zueinander".

incarne étant la volonté d’atteindre une efficacité maximale, qui est d’ailleurs sans borne puisque les nouvelles combinaisons possibles sont illimitées. Dans le premier livre en revanche, nous l’avons vu, on a postulé la constance idéelle des données, et c’est cela même qui d’après Sohn-Rethel sera

réinterprété comme une uniformité réelle de la transformation

empirique des données.322

permettant dès lors d’envisager l’économie comme “statique”. Or, ces deux théories entrent en conflit à deux niveaux. D'une part, la forme logique du comportement économique entre en contradiction avec son contenu empirique: les actes des protagonistes du deuxième cas de figure les situent dans un cadre traditionnel déterminé encore par "l'habitude, la coutume et la tradition"323 et cela d'après les explications de Schumpeter lui-même. Cela revient à dire que ce qui avait été défini comme la forme de la rationalité économique se révèle correspondre à un comportement que Sohn-Rethel qualifie d'"extra-économique"324, c'est-à-dire non déterminé prioritairement par les lois de l'économie. D'autre part, se pose le problème du gain de l'entrepreneur, où l'on voit les difficultés auxquelles se heurte Schumpeter en voulant échapper à la survaleur. Il échoue, dit notre auteur, à trouver une explication satisfaisante et à défaut de mieux, il

cherche à déduire les phénomènes économiques de l'économie de marché capitaliste et dynamique, d'un phénomène quasiment naturel de l'activité économique des hommes, de ce qu'il appelle "imposer de nouvelles combinaisons".325

Ce qui signifie qu'il ne parvient pas à rendre compte, avec ses outils théoriques, de ce dynamisme inhérent au capitalisme qu'est cette création d'un surplus de valeur (p. 201).

322 Ibid. p. 193 : "umgedeutet wird zu einer reellen Gleichförmigkeit empirischer

Datenveränderung". C'est l'auteur qui souligne.

323 Ibid. p. 196 : "Gewohnheit, Sitte und Herkommen". 324 Ibid. p. 196 : "außerökonomisch".

325 Ibid. p. 203 : "Schumpeters Theorie steht genau insofern auf dem Boden der

Übertragungsmethode, als er die ökonomischen Phänomene der kapitalistischen, dynamischen Verkehrswirtschaft aus einem gleichsam natürlichen Phänomen menschlichen Wirtschaftens, dem «Durchsetzen von neuen Kombinationen» abzuleiten sucht."

En conclusion, on dira que si l'emploi que fait Schumpeter des catégories de statique et de dynamique pèche, c'est en ce qu'il fait passer au mauvais endroit la frontière entre l'une et l'autre, à savoir à l'intérieur même de la rationalité économique, alors que si cette distinction est légitime, c'est à un autre niveau : l'économique est statique du point de vue de la logique de sa rationalité et dynamique du point de vue de son contenu empirique. On en retiendra le principe méthodologique suivant : l'erreur fondamentale est de prétendre élaborer

une théorie de l'activité économique en commençant par une analyse logique, il faut au contraire partir de l'échange interindividuel en tant que forme principielle de l'économique.326 C'est par ces mots que s'achève le chapitre consacré à l'analyse de détail de Schumpeter, laquelle ne vise pas à l'exhaustivité, mais, une fois encore, s'arrête aux principes essentiels. L'opposition entre le réel et l'idéel est l'axe principal du débat. Sohn-Rethel s'appuie sur tout un réseau de vocables de la réalité et va jusqu'à renvoyer les concepts de Schumpeter à l'imaginaire (p.190). Sans cesse, ce sont l'empirique et le concret qui servent de référence à la validité, alors que le pur objet de pensée apparaît comme l'instrument non opératoire par excellence. A cela s'ajoute la critique, implicite jusque-là, de l'emploi de l'outil mathématique. Implicite, car non thématisée, mais omniprésente, l'évocation des fonctions, du calcul, des relations "formulables mathématiquement" (p. 161) étant toujours liée à un jugement négatif, jusqu'à l'emploi purement polémique du couple "euclidien, non-euclidien" pour signifier l'indifférence axiologique de deux points de vue (p. 166). Autant d'indices de l'hostilité de notre auteur à l'utilisation des procédés des sciences de la nature dans le champ de l'économie politique, une hostilité qui va s'éclairer, voire se justifier dans le chapitre intitulé programmatiquement: La méthode des sciences de la nature en économie et

son dépassement. Et c'est ainsi qu'après nous avoir dit et montré ce qu'il ne

fallait surtout pas faire, Sohn-Rethel passe à l'exposé de la bonne méthode.