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3 3 Le refus de la méthode scientifique 168

Cette approche scientiste de l'économie, qui porte la marque autant des échecs des classiques que de la fameuse querelle des méthodes, est radicalement étrangère à Sohn-Rethel qui se dérobe à une confrontation sur ce terrain. Il ne réfute pas Schumpeter, mais il l'attaque en amont, en contestant qu'on puisse envisager l'économie sous cet angle. Schumpeter veut formuler des lois en évacuant tout ce qui ne s'y intègre pas. Il y a des lois économiques qu'il faut dégager, qu'il faut mesurer à la réalité et qui seront ensuite susceptibles d'applications. Il pense traiter les relations économiques, c'est-à-dire les relations entre les biens, comme la physique traite les mouvements des corps. Pour Sohn-Rethel, cela n'a pas de sens parce qu'il ne peut concevoir les biens comme des corps. Il ne peut ni ne veut les détacher de leurs possesseurs et dès lors ne peut procéder à cette simplification méthodologique que Schumpeter ne veut mettre sur pied, dit-

417 Ibid. p. 24 : "das stolze Gebäude, [...] das wir heute bewundern". 418 Ibid. p. 525 : "die kleine exakte Insel von Wissen".

419 Ibid. p. 26 : "Eine Kritik der Grundlagen unserer Wissenschaft mit dem Zwecke,

herauszuarbeiten, was der exakte Inhalt aller jener wortreichen Behauptungen ist, denen

wir an der Schwelle der Ökonomie begegnen, die uns geboten werden, wenn man nach den Fundamenten der theoretischen Ökonomie fragt, das ist es wozu wir beitragen wollen."

il, qu'en raison de l'échec d'une vision plus globale, point de vue auquel Sohn-Rethel n'a bien sûr aucune raison de souscrire. Fondamentalement, l'organisation capitaliste tient l'individu dans ses rêts ; il est lié par les relations économiques et ne peut leur échapper : elle est

Zwangszusammenhang, une connexion marquée du sceau de la contrainte

inéluctable. Comment dès lors en détacher l'économique pour en faire un objet d'étude isolé ? L'impossibilité est structurale et dépasse la question de l'adéquation d'une méthode quantitative à des phénomènes humains, ou l'opposition à laquelle il s'attarde pourtant, entre une approche idéelle et la réalité des faits.

En s'appesantissant sur ce dernier point, Sohn-Rethel passe-t-il volontairement à côté du projet de Schumpeter ? Son point de vue pourrait impliquer qu'on renie entièrement la physique en arguant de ce que la raison mathématique est impuissante à saisir la réalité des mouvements, qu'elle ignore délibérément et à tort que ceux-ci sont déterminés par tout un réseau de déterminismes physiologiques et sociaux, qu'en conséquence elle ne peut saisir que des idéalités, qu'elle est donc fondamentalement irréelle. Lorsqu'il affirme :

Cette analytique a pour théâtre exclusif l'espace intérieur de la pensée de la raison économique et n'a de ce fait qu'une idéalité logique, mais pas de réalité empirique.420

on peut tenter un parallèle avec la physique mathématique. Certes, le problème du rapport à la réalité de celle-ci n'était pas nouveau à l'époque ; il reste ouvert et demeure l'objet de bien des querelles épistémologiques. Cependant, si le statut des sciences exactes est toujours sujet à controverses, leur efficacité est difficile à mettre en doute et se détache de cette question de principe. Sohn-Rethel n'affronte pas le problème sur ce terrain, et c'est pourtant bien celui-ci qui motive la démarche de Schumpeter. Au lieu de se demander quel pourrait être le sens de la notion d'efficacité pour l'économie pure, Sohn-Rethel se borne à traduire Schumpeter en un langage qui renforce le précipice et surtout il esquive la question même à laquelle il s'acharnera à trouver une solution par la suite, celle de la coïncidence entre la logique idéelle et la réalité empirique, dans le

420 Warenform und Denkform, op. cit. p. 166 : "Diese Analytik spielt ausschließlich im

gedanklichen Innenraume der wirtschaftlichen Ratio und hat daher bloß logische Idealität, aber keine empirische Realität". C'est Sohn-Rethel qui souligne.

domaine des sciences de la nature justement. Et il l'esquive ici dans la mesure où il pose a priori l'étrangeté radicale, sans médiation possible, des deux sphères.

De plus, en appliquant la méthode mathématique, Schumpeter prétend contrôler la rationalité des phénomènes économiques qui pourtant échappent aux hommes. Ce reproche traduit en fait la méfiance à l'égard des ambitions hégémoniques des sciences. En appliquer les méthodes passe ici pour la prétention à maîtriser la rationalité des phénomènes. Se pose alors la question de savoir si l'emploi de l'outil mathématique signifie effectivement une adéquation parfaite entre lui et son objet.

La critique de détail de Sohn-Rethel qui se concentre sur la méthode des variations, ne prend pas au sérieux les prémisses de Schumpeter qui veut construire un modèle et en tirer "systématiquement toutes les conséquences"421. Sohn-Rethel n'accepte pas ce modèle en tant que tel et y mélange dans sa critique la réalité empirique, ce qui ne peut manquer de conduire à l'impasse attendue. La question de savoir si le modèle est véritablement susceptible d'être opératoire supposerait plutôt qu'on tente en effet de mener l'expérience jusqu'au bout, c'est-à-dire, par exemple, qu'on emploie effectivement les outils mathématiques comme l'avait fait Walras. Les conditions méthodologiques de Schumpeter, constance, limitation des variations, sont des restrictions imposées par les conditions de l'expérimentation représentée par sa démarche. Sohn-Rethel les prend au pied de la lettre et les interprète comme autant de preuves de l'inadéquation à la réalité du projet dans son ensemble. D'emblée, il ne joue pas le jeu, mais il y a plus troublant encore.

Il consacre en effet un chapitre à reprendre point par point les conditions que Schumpeter impose à son expérience, et aboutit, on l'a vu, à la conclusion qu'il néglige les sujets au profit d'une concentration exclusive sur l'objet. Il a donc prouvé, dans son exposé, que l'économie pure est impuissante s'il s'agit de tenir compte de l'échange dans sa dimension intersubjective. Ce domaine est par conséquent impénétrable pour elle :

Et si elle devait néanmoins en forcer l'entrée, si elle se "transpose" dans ce champ, la conséquence inévitable en sera

421 Schumpeter, Wesen, op. cit. p. 452.

qu'elle en changera le sens, qu'il en reprendra tout spontanément l'aspect d'un simple système de calcul de valeurs, dans lequel il ne s'agit plus que des rapports entre les quantités de biens, et non pas des rapports entre sujets échangeants et donc calculant les valeurs de façon autonome. Et c'est là le principe qu'il fallait percer et c'est pour cela que nous nous sommes occupés de la critique de la théorie de l'équilibre de "l'économie pure" et de sa méthode des variations.422

Or, ce que Sohn-Rethel nous dévoile ici, c'est précisément ce que Schumpeter considère comme son projet. Une seule citation suffira. Après avoir expliqué que le système d'équation qu'il vient d'exposer représente ce que l'économie pure veut extraire de la "réalité vivante", il ajoute :

Ce ne sont pas les individus dans leurs activités économiques, ni les biens pris séparément et concrètement, mais au contraire certains processus ou relations, schématisés dans cette expression,

qui sont le substrat de nos discussions.423

Le cercle minutieusement élaboré par Sohn-Rethel mériterait assurément une place de choix dans un traité de l'art polémique. Il doit certainement être considéré aussi comme l'explicitation de ce que les principes de Schumpeter signifient véritablement. En effet, montrant comment ses hypothèses butent contre la réalité, il leur donne une consistance qu'elles n'avaient pas en tant que postulats. Cela n'en pose pas moins avec une acuité toute particulière la question de ce qui motive un tel refus de reconnaître la légitimité des prémisses de Schumpeter, au point de prétendre les lui révéler comme autant d'impasses auxquelles il aboutirait sans le vouloir. J'ai déjà effleuré une réponse possible, en évoquant l'abstraction de l'ensemble de la réalité sociale qu'implique une méthode se focalisant sur le quantitatif et sur l'objet, argument dans lequel les deux aspects pèsent d'un même poids : partialité de la méthode qui privilégie un

422 Warenform und Denkform, op. cit. p. 186-187 : "Und wenn sie ihn gleichwohl erzwingen

will, wenn sie auf ihn sich «überträgt», so ist die unausbleibliche Folge eine solche Umdeutung seiner, daß er ganz von selber wieder das Gesicht eines einzigen Wertrechnungssystems erhält, in dem es nur noch um die Verhältnisse der Gütermengen geht und nicht mehr um die Verhältnisse von tauschenden und also sebsttätig wertrechnenden Subjekten zueinander. Und dies ist die prinzipielle Einsicht, um deretwillen wir uns mit der Kritik der «reinökonomischen» Gleichgewichtstheorie und ihrer Variationsmethode beschäftigt haben."

423 Schumpeter, Wesen, op. cit. p. 131 : "Nicht die wirtschaftenden Individuen, auch nicht

die einzelnen konkreten Güter, sondern gewisse Vorgänge oder Beziehungen schematisiert in

terme en l'extrayant d'une globalité, irréalité de la démarche qui opère avec des catégories qui ne touchent pas le concret. Sohn-Rethel ne semble pas prendre au sérieux la méthode mathématique. Le passage déjà cité où l'économiste est prié de ne pas faire passer ses élucubrations "euclidiennes" ou "non-euclidiennes" pour de l'économie théorique (et les guillemets sont de Sohn-Rethel) montre bien que pour lui l'application de modèles mathématiques à l'économique ne correspond du moins pas à ce qu'il attend lui de la théorie. Cette allusion géométrique est certes un écho à Schumpeter qui lui n'évoque qu'Euclide424. Néanmoins, la formulation suggère également que, si la liberté la plus totale est, comme le remarque Cassirer425 "la garantie et la condition de la fécondité" des mathématiques, l'économie théorique elle, ne ferait, en s'en réclamant, qu'usurper ce qui chez elle ne serait plus que de l'arbitraire inacceptable.

En outre, le positivisme de Schumpeter qui veut aligner l'économie sur les sciences de la nature ne peut que heurter l'élève de Rickert dont l'œuvre maîtresse avait précisément pour but de fixer des limites aux concepts de celles-ci, en raison de leurs prétentions à "l'hégémonie"426. La réfutation de Schumpeter apparaît bien comme l'héritière du projet formulé par Rickert :

Nous nous sommes fixé pour tâche d'analyser dans quel domaine la formation de concepts d'après la méthode des sciences de la nature a un sens, et dans quels domaines elle doit nécessairement perdre ce sens, c'est-à-dire que nous voulons par conséquent analyser les limites de la formation conceptuelle des sciences de la nature.427

424 Ibid. p. 22, où Schumpeter évoque les postulats dont bien des économistes font précéder

leur théorie, et auxquels ils donnent l'autorité de ceux d'Euclide, sans qu'ils soient toutefois, dit-il, aussi "innocents" ( ! ) que ceux d'Euclide.

425 Cassirer, Ernst, Zur mordenen Physik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft,

1972, p.106 ; ces mots proviennent du chapitre concernant la géométrie euclidienne et la géométrie non-euclidienne, dans le texte intitulé Zur einsteinschen Relativitätstheorie, écrit en 1921.

426 Rickert, Heinrich, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, Tübingen,

J.C.B. Mohr, 1929 (première édition 1902), p. 7 : "die Alleinherrschaft", Rickert précise bien que ce n'est que contre cette volonté d'hégémonie qu'il s'insurge et non pas contre les sciences de la nature elles-mêmes.

427 Ibid. p. 19 : "Eine Untersuchung darüber, auf welchen Gebieten die Bildung von

Begriffen nach naturwissenschaftlicher Methode einen Sinn hat und auf welchen Gebieten sie diesen Sinn notwendig verlieren muß, das heißt also eine Untersuchung über die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung haben wir und daher [...] zur Aufgabe gemacht."

Ainsi, s'il convient de fixer les limites de la pertinence des concepts des sciences de la nature, ce qui revient à se protéger contre leurs débordements, la critique de Sohn-Rethel consiste en une application de ce projet à un exemple précis, l'économie. Par là elle s'inscrit donc également dans l'opposition entre sciences de la nature et sciences du social, une problématique, comme on sait, largement discutée en ce tournant du siècle. Mais notre auteur a déjà un fondement original pour son point de vue.

III. 4. Les germes des travaux ultérieurs