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4 4 L'échange 185

Le travail, l'essentiel lors de la production, la "source de la richesse", l'activité libre des hommes, s'en tire mal chez les économistes.449

Cette réflexion de Engels peut fort bien s'appliquer à Sohn-Rethel dont l'esquisse du développement du capitalisme, tout en étant fort proche des analyses marxiennes, s'écarte de lui précisément par le peu d'attention accordée aux rapports de production et au travail en particulier. S'il distingue lui aussi quatre stades majeurs de l'évolution économique, qui ne sont pas sans évoquer les stades "asiatique, antique, féodal et moderne", exposés en maints endroits par Marx, et notamment dès les premières pages de l'Idéologie Allemande450, puis dans la Critique de l'Economie Politique451, il annonce la spécificité de son angle d'attaque d'emblée puisque, comme on l'a vu, il distingue les étapes en fonction de l'intention qui préside à l'échange, et non pas en fonction des rapports ou des modes de production, et aussi, d'ailleurs, au risque de paraître se contredire, étant donné les connotations psychologiques et subjectives de la notion d'intention. Aussi n'évite-t-il pas entièrement l'écueil de cette ambiguïté comme l'a montré l'analyse de son concept de réflexion.

449 Engels, Friedrich, Umrisse zu einer Kritik der Nationalökonomie, MEW 1, p. 512 : "Die

Arbeit, die Hauptsache bei der Produktion, die "Quelle des Reichtums", die freie menschliche Tätigkeit, kommt bei dem Ökonomen schlecht weg."

450 MEW 3, op. cit. p. 18 à 70.

451 Karl Marx, Zur Kritik der Politischen Ökonomie, Vorwort, MEW 13, op. cit. p. 9 : "In

großen Umrissen können asiatische, antike, feudale und modern bürgerliche Produktionsweisen als progressive Epochen der ökonomischen Gesellschaftsformation bezeichnet werden."

L'interprétation présente des parallèles lorsqu'on songe aux esquisses de Marx, mais le poids des influences déterminantes s'équilibre différemment. Sohn-Rethel annonce, et amorce déjà, une analyse spécifique de l'échange. En cela encore, il est certes fidèle à Marx qui part des secrets de la marchandise, objet de l'échange. Mais Sohn-Rethel prolonge cette réflexion, littéralement, exprimant dès ce texte sa conviction profonde de l'existence d'un véritable mystère de l'échange. Et c'est bien ce mystère là qu'il ne cessera de creuser tout au long de sa vie et de sa production théorique. On voit ici naître cette obsession d'une alchimie secrète qui serait à l'œuvre dans cet acte. Nous avons relevé sa certitude de sa nature foncièrement et spécifiquement économique, mais il va plus loin en affirmant que la généralisation de l'échange comme fondement de la connexion sociale renferme une "énigme difficile" (ein schwieriges Rätsel p. 225), que les rapports d'échange doivent posséder une "nature propre" (Eigennatur, un peu plus loin, et souligné!) qu'il faut percer, quelque chose de particulier (irgend etwas Eigenes und Besonderes, p. 226) qui fait qu'il ne suffit pas de connaître les motivations de ses acteurs pour en comprendre la nature profonde.

L'argent, dans cet ordre d'idées, est d'abord certes un élément décisif du premier bouleversement, mais aussi le révélateur, le premier signe visible de ce mystère. Car, soutient-il :

Le fait qu'il existe véritablement une telle nature propre de l'échange, se révèle dans le fait même de l'argent. Car l'argent n'est pas un bien et n'est pas un produit des hommes à partir des biens, mais il est le produit propre fabriqué par l'économie d'échanges en tant que telle, et sert de condition de possibilité de l'échange de biens.452

Sohn-Rethel rajoute en note ce qui constituait alors pour lui l'idée principale de son dernier chapitre et qu'il avait explicité dans l'introduction disparue, à savoir que l'argent était le fondement et l'origine de la "rationalité économique"(p. 218). Le capital est défini comme sa réflexion idéelle. Mais ce qui frappe surtout, c'est, dans cette description, le caractère

452 Warenform und Denkform, op. cit. p. 225 : "Daß es eine solche Eigennatur des Tausches

wirklich gibt, zeigt sich an der Tatsache des Geldes. Denn das Geld ist kein Gut und kein Produkt der Menschen aus Gütern, sondern es ist das eigene Erzeugnis des Tauschverkehrs als solchem und fungiert als Bedingung der Möglichkeit des Güteraustauschs."

double de l'argent, à la fois origine du premier grand bouleversement, élément de rupture donc, et instrument de la synthèse sociale. C'est lui qui est déjà au cœur de la connexion sociale, ce qui n'a rien de surprenant dans la mesure où il envisage l'organisation sociale en tant que fondée sur l'échange dont l'argent est l'émanation même. Il faut ajouter à cela l'influence déjà évoquée des événements historiques des années 1922-23, le choc qu'il décrit par exemple dans l'intervention du colloque de Brême. Une réalité dont il n'est pas le seul bien sûr à réfléchir les retombées. Aussi, cette conception de l'argent comme lien social n'est-elle pas, en tant que telle, à proprement parler originale. Lederer, pour ne citer ici que lui, puisqu'il y aura lieu de revenir sur cette question, dit de l'argent qu'il est :

dans sa fonction de moyen d'échange universel, une catégorie économique sans laquelle il est impossible de penser une économie développée fondée sur l'échange et la division du travail. Celle-ci ne saurait exister un seul instant sans l'argent (compris comme bien d'échange universellement reconnu). Si l'argent cessait d'être donné comme bien d'échange universellement reconnu, celle-ci éclaterait en atomes économiques.453

C'est de cette même fonction de cohésion que parle Sohn-Rethel, bien qu'il ne s'agisse pas encore du même stade économique.

III. 4. 5. L'aboutissement du schéma méthodologique proposé