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3 1 Le rejet commun de l'histoire 154

Cet aspect mérite d'être relevé, non seulement parce qu'il correspond à une relative convergence dans un univers essentiellement polémique, mais aussi parce qu'il inscrit les deux auteurs dans un contexte plus large. Car on ne peut pas, en lisant la prise de distance de Sohn-Rethel à l'égard de l'histoire dans la théorie économique, ne pas penser au grand débat du XIXème sur ce sujet. Julien Freund, dans son introduction à sa traduction des Essais sur la théorie de la science de Max Weber, note qu'à cette époque, "l'université allemande était dominée par le conflit des méthodes"367 dont il rappelle l'origine dans les milieux économistes. Il ne tarda pas à se transformer en controverse sur l'opposition entre les sciences de la nature et les sciences humaines, leur éventuelle spécificité respective, leur objet et leur méthode, et à s'élargir aux représentants des disciplines les plus variées368. Aussi, les échos en sont-ils encore perceptibles au début du siècle suivant. Schumpeter y fait référence dès les premières pages de son premier livre369. On a vu que la position de Sohn-Rethel le rapproche, en apparence du moins, de ce dernier et qu'elle le situe donc parmi les opposants à l'Ecole

367 Weber, Max, Essais sur la théorie de la science traduits de l'allemand et introduits par

Julien Freund, Paris, Plon, 1965, Introduction, p. 10

368 Freund dit de la question que pose le débat qu'elle est complexe et de fait, il la formule

en 32 lignes comprenant 8 interrogatives, op. cit. (p.10-11). Notre propos n'est pas ici de retracer le débat, mais d'évoquer le point où Schumpeter et Sohn-Rethel le croisent.

Historique, par rapport à un Wilhelm Roscher370 dont A. Gélédan résume ainsi "l'hypothèse de base" :

le développement économique ne peut être analysé grâce à une construction purement logique.

et plus loin, en se rapportant à l'influence de Comte sur ces principes :

La meilleure méthode est celle de l'histoire et de l'éventuelle recherche des régularités ou des différences.371

En cela, il rejoint, au moins momentanément, Carl Menger ! Dans son ouvrage Max Weber et l'histoire, Catherine Colliot-Thélène évoque cette

crise de la pensée économique, connue sous le nom de

Methodenstreit, où s'affrontaient les tenants de la tradition

historienne et ceux qui, au contraire, à la suite de Carl Menger, s'efforçaient d'affranchir l'économie de l'histoire pour en faire une science théorique, visant à établir les lois abstraites régissant les aspects spécifiquement économiques des phénomènes sociaux. Les seconds, en définitive, ont décidé de l'avenir de leur discipline : le marginalisme et l'économie générale, qui, à travers divers aménagements et révisions critiques se sont maintenus jusqu'à nos jours en bonne place dans les études économiques, réalisaient très exactement leur intention.372

S'il est vrai que Sohn-Rethel veut fonder une économie théorique, ce qui apparaît comme un rejet catégorique de l'histoire mérite cependant d'être examiné plus attentivement, d'autant que celle-ci allait tenir une place importante dans l'exposé de Lucerne et que les fondements de la démarche ultérieure sont déjà perceptibles ici. En outre, en d'autres endroits, Sohn- Rethel ne recule pas devant le reproche fait à Schumpeter de l'incompatibilité de son approche avec la réalité historique.

Un premier élément se dégage de la confrontation à l'analyse du chapitre IV de l'Esquisse d'une histoire de la Science Economique des

origines au début du XXème siècle373 de Schumpeter dans lequel il

370 Colliot-Thélène, Catherine, Max Weber et l'histoire, Paris, Puf, 1990, p.120 : "Roscher,

Wilhelm, (1817-1894) : L'un des principaux représentants de l'Ecole historique en économie."

371 Histoire des pensées économiques. Les fondateurs. op. cit. 372 Colliot-Thélène, op. cit. p. 14.

373 Schumpeter, Joseph, Grundriss der Sozialökonomik, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1924. Ce

s'interroge sur la naissance de l'Ecole Historique, principale protagoniste de la controverse. Il évoque un certain débordement des économistes vers les domaines les plus variés, dont l'histoire. Et que celle-ci ait pris une telle importance tiendrait, d'une part à la nature même de cette science qui peut intervenir dans tous les domaines :

le point de vue historique est [...] presque toujours un de ceux qu'on peut envisager.374

D'autre part, à ce moment-là, l'histoire est la reine des sciences sociales en Allemagne, l'économie au contraire une science jeune375 :

Ses représentants n'avaient pas su la rendre attirante, et leurs enseignements n'avaient pas donné de satisfactions intellectuelles : on s'en détourna, pour suivre d'autres maîtres formés par l'histoire.376

Schumpeter explique par ce clivage le renforcement de préjugés plus anciens contre la théorie. Il note aussi que tous les grands esprits de l'époque ont été influencés par ces questions. Mais le point de départ de son interrogation est très certainement une première explication du rejet de l'histoire par Sohn-Rethel (comme du sien propre). Il écrit en effet :

Ce qu'il faut expliquer, c'est pourquoi l'Ecole historique a occupé en Allemagne cette situation de tout premier plan, quand on y jetait par-dessus bord la théorie, c'est-à-dire pourquoi, selon tant d'économistes, rassembler des faits, était au moins pour

l'immédiat, un but en lui-même, et pour eux, le "but vital", de leur

activité scientifique (Schmoller, s. v°, "Volkswirtschaftslehre" dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften p.47)377

Autrement dit, les adversaires de l'Ecole Historique, dont Sohn-Rethel aussi bien que Schumpeter, refusent une conception de la science qui donne à la collecte des faits l'absolue priorité et qui couple ce privilège accordé aux

il s'agit ici de la traduction française de G.-H. Bousquet, Paris, Librairie Dalloz, 1ère édition : 1962, réédition 1972.

374 Ibid. p. 180.

375 Cf. aussi Lederer qui évoque le caractère "inachevé" de sa science, la compare à toutes

les sciences "jeunes, encore problématiques", Grundzüge, p.1.

376 Schumpeter, Esquisse d'une histoire de la Science Economique des origines au début du

XXème siècle, op. cit. p.181.

détails à la crainte de se perdre dans les "nuées"378 de l'abstraction. L'un et l'autre ont un projet théorique et leur rejet explicite de l'histoire doit s'expliquer ainsi : il s'agit de se démarquer des tenants de la collection d'événements, de refuser une démarche purement descriptive, prisonnière des particularités nationales et par là-même incapable de prétendre à l'universalité. D'où les propos de Sohn-Rethel :

Ce qui nous importe, ce n'est pas le destin du capitalisme en Angleterre, en France, en Allemagne, en Amérique ou au Japon, mais au contraire la construction du système économique du capitalisme lui-même en tant que forme déterminée de l'organisation économique fondée sur les échanges en tant que telle.379

C'est pourquoi on ne part pas de l'histoire, du détail empirique et singulier, mais au contraire de la construction théorique à vocation universelle. L'abstraction n'est plus ici cet épouvantail qui hanta des savants mus par la nécessité de s'émanciper de la spéculation hégélienne. Ainsi, Lederer postule également la nécessité d'une théorie pour aborder efficacement les problèmes économiques, rappelant qu'on risque de se perdre dans les questions administratives et les particularités étatiques si l'on n'est conscient qu'il faut des principes d'ordre pour classer les faits, et des concepts pour comprendre leur enchaînement380.

L'accent est donc mis sur le fait que le point de départ de l'analyse du système économique -– il est chez Sohn-Rethel dans l'intention qui préside à l'échange – n'est pas "une hypothèse historique mais une construction théorique"381 et qu'il n'est nul besoin de vérifier la pertinence de l'élaboration théorique par le recours à l'histoire. Car si cette élaboration se fonde sur les règles de la logique, de la rationalité de l'activité économique des hommes, elle ne pourra pas "manquer"382 la réalité.

378 Ibid. p.187.

379 Warenform und Denkform, op. cit., p. 211 : "Nicht auf das Schicksal des Kapitalismus in

England, in Frankreich, in Deutschland, in Amerika oder in Japan etc. kommt es uns an, sondern auf die Konstruktion des ökonomischen Systems des Kapitalismus selbst als bestimmter Form verkehrswirtschaftlicher Organisation schlechthin."

380 Lederer, op. cit. p. 3-4.

381 Warenform und Denkform, op. cit. p. 214 : "keine historische Hypothese sondern eine

theoretische Konstruktion".

Le détour par Max Weber et l'analyse de Catherine Colliot-Thélène pourront nous apporter quelques lumières supplémentaires. Colliot-Thélène fait état d'une position "nuancée" de Max Weber dans cette fameuse "querelle des méthodes". Des tenants de Menger, il retint la distinction, pertinente à son sens, entre "connaissance légale" et "connaissance de la réalité", déplorant cependant qu'ils aient

pris la formulation de lois abstraites pour le but suprême du savoir. Car cet idéal épistémologique, inspiré par l'analogie avec les sciences de la nature, véhiculait une équivoque. Faute de réfléchir sur la fonction des schémas intelligibles purement formels dans la logique du procès de connaissance, les partisans de l'économie théorique nourrissaient l'illusion qu'une déduction de la réalité à partir des propositions abstraites était en principe possible.383

On remarquera tout d'abord que Colliot-Thélène emploie comme synonymes les désignations d'"économistes “purs", de"partisans de l'économie théorique" ou, un peu plus loin, de l'"économie abstraite". Or, Sohn-Rethel établit une opposition rigoureuse entre "l'économie pure" et "l'économie théorique", la première étant celle qu'il récuse et l'autre celle qu'il prétend fonder. Du moins veut-il montrer ce que la véritable économie théorique doit être, et s'il s'oppose aux adeptes de l'économie "pure", cela ne l'empêche pas de déclarer que sa

construction de la genèse des échanges économiques [...] est [...]

purement théorique.384 et c'est lui qui souligne !

Théorique, dans l'opposition à la pure description empirique qu'on vient d'évoquer, mais non pas inspirée des sciences de la nature. Car la véritable pomme de discorde est justement la méthode mathématique. Et c'est là l'enjeu de la controverse entre méthode purement théorique, économie théorique et économie pure. Cet enjeu précisément nous amène à suggérer une hypothèse supplémentaire pour expliquer la volonté de Sohn- Rethel de se démarquer de l'histoire. Pour Schumpeter en effet, le modèle scientifique implique également l'espoir, pour le moins, de doter son champ

383 Colliot-Thélène, op. cit. p. 14.

384 Warenform und Denkform, op. cit. p. 211 : "Unsere Konstruktion der

d'outils qui permettent dans le meilleur des cas la prévision sinon la prédiction. Ce serait là un atout majeur de sa méthode par rapport à une méthode génétique, qui pourrait s'exposer au reproche d'être tournée vers le passé et impuissante par rapport à l'avenir.