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Son histoire 193

III. 4 5 L'aboutissement du schéma méthodologique

IV. 1. Son histoire 193

La correspondance de Sohn-Rethel et d'Adorno, publiée – tardivement – en 1991, jette un éclairage extrêmement intéressant tant sur le sort des travaux de Sohn-Rethel que sur le contenu même de ses premières formulations. Elle s'ouvre sur une lettre d'Adorno du 3 novembre 1936 exprimant sa joie d'être chargé par Horkheimer de faire un rapport sur l'exposé de Lucerne que Sohn-Rethel lui avait remis à Paris, début octobre. Adorno avait confié à Paul Tillich le soin de remettre le texte à Horkheimer, alors à New York. L'exposé était, disait-il à ce dernier, "extrêmement difficile"459, mais méritait d'être examiné de près et lui-même se faisait fort de lui en référer. L'enjeu de la procédure était l'admission éventuelle de Sohn-Rethel à l'Institut, ou du moins un soutien financier de la part de celui-ci. L'enjeu était vital en effet de ce point de vue - la situation de Sohn- Rethel à Paris était dramatique comme le montre par exemple la lettre du 29 avril 1937 - mais aussi du point de vue intellectuel, car l'isolement dans lequel Sohn-Rethel se trouvera en Angleterre, trente ans durant, pèsera lourd également dans sa fortune philosophique. Dans sa lettre du 3 novembre, Adorno reprend d'emblée le problème de la difficulté du texte, qu'il qualifie là de "tout à fait extraordinaire"460 et qui le gêne, dit-il essentiellement parce que, occupé lui-même à une entreprise difficile – il travaillait alors sur Husserl, à des études qui n'allaient paraître qu'en 1956461 – il se sentait dans l'impossibilité d'en rendre compte rapidement. D'où sa requête: que Sohn-Rethel trace pour lui une esquisse du cheminement de sa pensée, destinée, non pas à lui éviter la lecture de l'intégralité de l'exposé, mais à la lui faciliter. Sohn-Rethel répondit par une

459 Briefwechsel, op. cit., lettre d'Adorno à Horkheimer du 14. 10. 1936, mentionnée en note

p. 12 : "das äußerst schwierige Exposé".

460 Ibid. 9: "Ihr «Exposé» ist von ganz außerordentlicher Schwierigkeit". 461 Il s'agit de Zur Metakritik der Erkenntnistheorie, Suhrkamp, 1970.

lettre commencée le 4 novembre à Paris, dès réception du courrier, et achevée le 12 du même mois à Nottingham, et dont la première feuille s'est perdue. Il s'y efforce de donner les idées directrices de son travail et ceci sur une quinzaine de pages, publiées une première fois sous le titre Exposé zur

Theorie der funktionalen Vergesellschaftung en 1971 dans l'ouvrage Warenform und Denkform où elles servent d'introduction, et une dernière

fois dans la version 1989 de Geistige und körperliche Arbeit, en appendice cette fois. Ces deux versions diffèrent néanmoins du texte original publié dans la correspondance : Sohn-Rethel avait retravaillé le texte, apportant de nombreuses modifications et des précisions, et ajoutant une note sur les limites de son accord avec Adorno.

La version originale s'attache tout d'abord à dissiper la crainte d'Adorno (exprimée par celui-ci avec beaucoup de précautions) quant à une éventuelle tentation de Sohn-Rethel de procéder à la mise en place d'une

prima philosophia ; il s'applique donc à formuler clairement son

attachement au postulat marxiste pour ce qui est de la méthode, et à préciser sa visée révolutionnaire. Il s'agit là, implicitement, de se démarquer nettement d'un idéalisme que son but est de combattre.

Cependant, résumer son texte est, reconnaît-il, impossible, de par sa structure et de par sa visée. Dans chaque chapitre, il déroule en effet toute la problématique, à chaque fois sous un angle particulier, la reprenant ensuite à un niveau différent. De fait, on n'assiste pas à une progression linéaire, mais à une sorte de mouvement en spirale, répétitif parfois, surprenant souvent. Car, l'auteur le relève lui-même, les points essentiels sont souvent traités là où l'on ne s'y attend pas forcément et pas toujours dans ce qui apparaît, au premier abord, comme le corps même du texte. Celui-ci se présente sous la forme de six chapitres dont l'ambition est d'exposer le plan d'une théorie marxiste de la connaissance. A l'intérieur de chacun de ces chapitres, le lecteur est confronté à une présentation inhabituelle qui fait alterner des passages en double interligne avec des passages en simple interligne. Au premier abord, ceux-ci semblent devoir apporter des précisions ou être destinés à développer tel ou tel aspect de l'idée générale. En réalité, il n'en est rien et c'est là que se rencontre souvent l'essentiel, à moins que ce ne soit dans les notes ou même dans des parenthèses, et cela, nous dit l'auteur, dans un but bien déterminé.

Il n'est pas question, en effet, de présenter au lecteur une théorie achevée : celui-ci doit parvenir au terme de sa lecture avec la pleine conscience du caractère d'ébauche du texte. D'autre part, grâce à la construction spécifique de l'exposé, à la multiplicité des relations mises en évidence, à leur ouverture, le lecteur doit avoir acquis, une fois le livre refermé, une "représentation active de la tâche à accomplir dans sa globalité"462, c'est-à-dire qu'il doit poursuivre à son tour le travail entamé. Ainsi s'explique, entre autres, que cet exposé soit, de fait, plutôt difficile d'accès. En réalité, Sohn-Rethel semble pris dans les contradictions entre la certitude qu'il a de toucher à un point fondamental, son ambition d'en dénouer les fils, la difficulté extrême de l'entreprise, les restrictions imposées par le cadre limité qui lui est accordé (il veut, dans un premier temps, présenter un texte programmatique qui doit lui ouvrir l'accès à un groupe de recherche). L'enjeu étant vital, tant du point de vue intellectuel que matériel, il éprouve également le besoin de justifier - ceci étant dit sans remettre en question ni sa bonne foi, ni l'intérêt de l'argumentation - les insuffisances, dont il n'a que trop conscience, de ses développements. D'ailleurs, dans une parenthèse de sa lettre remaniée, il décrit l'état d'esprit dans lequel il se trouvait à l'époque. L'intuition qu'il avait eue, étudiant, du rapport entre le sujet transcendantal et la forme marchandise, "avait mis [sa] pensée dans un état permanent de confusion et d'effervescence"463 dont on retrouve bien les traces dans le ton de ses lettres à Adorno de cette époque. L'exposé de Lucerne en garde également l'empreinte et les remaniements permanents sont autant de tentatives d'avancer dans la voie d'une formulation et d'une déduction plus convaincantes.

On peut néanmoins relever deux lignes directrices, nous dit-on dans cette lettre à Adorno. Il y a d'une part l'idée que l'exploitation, comprise comme une rupture au sein de la praxis, est à l'origine de la séparation théorie/praxis et d'une connaissance théorique ayant les apparences de l'autonomie, et ceci en dernière analyse du fait que

462 Briefwechsel, op. cit. p. 16 : "[es] soll am Ende für den Leser [...] ein unabgeschlossenes,

[...] weiterarbeitendes, tätiges Bild von der Gesamtaufgabe geschaffen sein."

463 Sohn-Rethel, Warenform und Denkform, op. cit. p. 19 : "Die Entdeckung des

Transzendentalsubjektes in der Warenform [...] [hatte] mein Denken in einen Permanenzzustand gärender Wirrnis [...] versetzt".

la praxis matérielle de la vie des hommes se réalise alors par des formes de médiation qui sont en opposition avec la praxis.464

La subsistance des exploiteurs est assurée dès lors par l'appropriation des produits du travail d'autrui et cette pratique d'appropriation est pour Sohn- Rethel

la véritable origine historique de l'ordre de "l'être-là" et du mode d'identité des objets.465

Le problème central est, en l'occurrence, celui de la médiation entre la réalité de l'exploitation et l'émergence de la théorie, ou le problème de la vérité, problème qui doit trouver sa solution grâce au concept de "socialisation fonctionnelle" (funktionale Vergesellschaftung) sur lequel s'ouvre l'exposé de Lucerne et où l'on rencontre déjà la réflexion sur la forme marchandise. L'explicitation de cette notion sera la deuxième ligne directrice promise.

Sohn-Rethel évoque à différentes reprises l'approbation par laquelle Adorno réagit à ce courrier, et de fait, la réponse, rédigée dès le 17 novembre, fut proprement dithyrambique. Adorno parle du "plus grand bouleversement intellectuel" qu'il ait éprouvé en philosophie depuis sa rencontre avec Walter Benjamin, c'est-à-dire depuis 1923! et cela pour deux raisons: d'une part pour "la grandeur et la force de sa conception" mais aussi pour "la profondeur de leur connivence"466, dont il dit qu'elle va infiniment plus loin qu'ils ne pouvaient le supposer l'un et l'autre. Sohn-Rethel le rejoint, pense-t-il, dans un souci commun de

faire passer l'idéalisme de façon critique et immanente (c'est-à- dire par une identification dialectique) en matérialisme dialectique,

dans

la conscience du fait qu'il n'y a pas de vérité dans l'histoire, mais de l'histoire dans la vérité,

464 Briefwechsel, op. cit. p. 17 : "daß sich hier die materielle Praxis des menschlichen

Lebens durch Vermittlungsformen realisiert, welche dieser Praxis widersprechen".

465 Ibid. p. 18 : "den wirklichen geschichtlichen Ursprung der Ordnung des «Daseins» und

des Identitätsmodus der Dinge." C'est Sohn-Rethel qui met «Dasein» entre guillemets.

466 Ibid. p. 32 : "die größte geistige Erschütterung"; "die Größe und Gewalt Ihrer

et enfin dans

la tentative de faire une histoire des origines de la logique.467 Il se trouve en outre des traces de cette communauté de vues dans le concept de "fausse synthèse" (falsche Synthesis) qu'Adorno utilise dans son essai sur le jazz468

Dans cet article, en effet, l'auteur mène sur le jazz une réflexion qui aboutit à un jugement d'une rare sévérité. Il tente d'en cerner la fonction dans la société capitaliste – il "présente certains éléments d'une théorie sociale du jazz [...] et utilise en particulier l'analyse technique"469 – il constate que cette forme musicale s'adapte à tous les usages, la définit comme "marchandise au sens le plus strict" et lui trouve un rôle social foncièrement négatif: si l'on peut être tenté de vouloir briser par son intermédiaire le fétichisme du monde marchand, c'est une fuite vouée à l'échec, car elle n'offre qu'une régression déguisée en évasion. Le résumé en français la qualifie de "fuite du monde des marchandises dans le monde des marchandises".470 Musicalement et socialement, le jazz apparaît comme une imposture et la fausse synthèse est d'abord celle entre les

pôles extrêmes de la musique de salon d'une part et de la marche d'autre part, celle-là expression d'une illusoire subjectivité, celle- ci expression d'une instance sociale inhumaine.471

ou, en d'autres termes, elle est la fausse synthèse :

d'un subjectif détruit, et d'une puissance sociale qui le produit, l'anéantit et l'objective en l'anéantissant.472

467 Ibid. p. 32 : "in der kritisch-immanenten Überführung (= dialektischen Identifikation)

des Idealismus in dialiektischen Materialismus, in der Erkenntnis daß nicht Wahrheit in Geschichte sondern Geschichte in der Wahrheit enthalten ist, und im Versuch einer Urgeschichte der Logik".

468 Rottweiler, Hektor (pseudonyme d'Adorno) "Über Jazz", Zeitschrift für Sozialforschung,

op. cit. Jahrgang 5, 1936.

469 Ibid. Résumé en français de l'article : "Au sujet du jazz", p. 258. 470 Ibid. p. 258.

471 Ibid. p. 258.

472 Ibid. Über Jazz, p. 257 : "[die Synthese ist eine falsche: ] die eines zerstörten

Subjektiven mit einer es produzierenden, vernichtenden und durch Vernichtung objektivierenden Gesellschaftsmacht."

Le jazz traduit le désir de rupture avec la société marchande et ses fétiches, mais ne peut être qu'une fausse rupture, puisqu'il n'est le support d'aucun changement réel et qu'il demeure lui-même marchandise. Il n'aboutit ainsi qu'à une intégration régressive à la société industrielle. L'analyse est intéressante, quelle que soit la position adoptée face à ses thèses, car on reconnaît bien dans la démarche et l'approche sociale, l'auteur de Minima

Moralia. Tentons cependant brièvement de dépister les "traces"473 de parenté intellectuelle que Sohn-Rethel aura pu détecter dans cette notion de fausse synthèse. L'aspiration à la synthèse entre le subjectif et l'objectif, l'individu et la société, projette à l'horizon un dépassement des antagonismes présents qui est l'objectif, théorique et pratique de Sohn- Rethel aussi bien. En traquant les fausses synthèses, Adorno se met au service de ce "bouleversement de l'être"474 visé par Sohn-Rethel mais trahit aussi déjà la préoccupation de l'unité et de l'identité. Mettre à jour l'illusion que crée le jazz par exemple, revient également à démasquer les ruses de la marchandise. L'un et l'autre penseur partent du réel pour casser, par la critique, les faux-semblants de l'idéologie marchande. Sohn-Rethel quant à lui, estime que c'est en élaborant une théorie de la crise qu'on parviendra à une critique véritable des fausses synthèses de l'idéologie capitaliste.

Emporté par son enthousiasme, Adorno qualifie le travail de Sohn- Rethel de "génial", dans une prétérition que lui dicte la conjonction de leurs points de vue. Il manifeste son impatience d'en discuter de vive voix avec lui et évoque l'émotion de Leibniz et de Newton entendant parler de leurs découvertes respectives. Enfin, il exprime la conviction

que nous parviendrons concrètement à faire sauter l'idéalisme: non pas par l'antithèse "abstraite" de la praxis (comme le pensait encore Marx) mais à partir des antinomies de l'idéalisme lui- même.475

Puis Adorno et Sohn-Rethel se rencontrèrent en Angleterre les 22 et 23 novembre et le soir même du 23 novembre, Adorno référait à Horkheimer de la lettre citée qui l'avait, lui disait-il, "fortement impressionné"476. Des

473 Briefwechsel, op. cit. p. 32 : "Spuren". 474 Ibid. p. 15 : "Seinsumwälzung".

475 Ibid. p. 32 : "Ich glaube nun gewiß [...] daß es uns konkret gelingt den Idealismus zu

sprengen: nicht durch die "abstrakte" Antithesis von Praxis (wie noch Marx), sondern aus der eigenen Antinomik des Idealismus." C'est Adorno qui souligne.

discussions de ces deux journées, il ne reste forcément pas de traces écrites, ce que Sohn-Rethel fut amené plusieurs fois à déplorer. Adorno s'employa avec acharnement à procurer à Sohn-Rethel soutien matériel et intellectuel de la part de l'Institut et de ses collègues. Il y eut des rencontres à Paris, avec Benjamin également et c'est à la suite de débats avec ce dernier notamment que fut projetée une nouvelle version de la théorie, qui finit par être achevée en avril 1937. Ce sera l'étape suivante : l'exposé de Paris.