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Chapitre 2: Aux fondements d’une trajectoire intellectuelle (1909-1937)

2.4 L’expérience montréalaise et l’École des HEC

2.4.5 S’orienter en temps de Crise économique

Bien qu’il ait terminé sa formation avec tous les honneurs, Angers est confronté à la dure réalité qui frappe l’Occident depuis le début de la décennie. La Grande Dépression, qui s’est propagée rapidement depuis son déclenchement à Wall Street en novembre 1929, frappe le Canada de plein fouet depuis déjà quelques années. Marquée par un taux de chômage élevé, par la rareté des emplois disponibles et par une diminution importante du pouvoir d’achat des individus, la réalité socio-économique du Québec des années 1930 est dans son ensemble très sombre. Les intellectuels canadiens-français de l’époque ont tôt fait de constater l’échec du système capitaliste et, plus encore, la déliquescence des idéaux

121 Pierre Harvey, Op. Cit., p. 118-119.

122 HEC, Fonds François-Albert Angers (P027), boîte P027/Y99,0001, « Invité François-Albert Angers. -

Télé-université, GERFI; no 98 ».

97 chrétiens124. Le Programme de restauration sociale, mis sur pied en mars 1933 par les membres de l’École sociale populaire, témoigne de cette volonté de réorienter le devenir de la nation canadienne-française vers des idéaux humaniste, catholique et corporatiste :

Le régime capitaliste n'est pas mauvais en soi, mais il a été vicié par des abus très graves. Des réformes s'imposent en vue de mettre fin à la dictature économique et d'assurer, par une meilleure répartition des richesses, le relèvement des classes populaires. À l'égoïsme dominateur et cupide il faut opposer, en premier lieu et dans toutes les classes de la société, le véritable esprit chrétien, inspirateur de justice, de charité et de modération.125

Crise à la fois économique, sociale et morale, la Grande Dépression a un impact notable dans le développement sociétal au Canada français. Qui plus est, la crise conscientise toute une génération d’intellectuels en regard des impératifs découlant d’une reprise en main de l’économie locale contre la mainmise étrangère sur les entreprises et les industries canadiennes126. Les HEC jouent d’ailleurs un rôle clé dans cette conscientisation, l’École désirant depuis plusieurs années former une expertise francophone dans le domaine économique. Cet objectif sera central dans la carrière de François-Albert Angers.

Dans le contexte difficile des années 1930, Angers est très préoccupé par sa situation : que fera-t-il s’il ne trouve pas de travail? Néanmoins, dès l’été 1934, il est contacté par la direction de l’École des HEC et on lui apprend une grande nouvelle : on lui offre un poste de futur professeur pour le cours d’économie. Cette position, qu’il pourra

124 Yvan Lamonde, La modernité au Québec, vol. 1. La crise de l’homme et de l’esprit, 1929-1939, Montréal,

Fides, 2011, p. 47-48.

125 Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec

contemporain: le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1986, p. 106-112. On retrouvera le Programme de

restauration sociale dans con entièreté dans l’ouvrage suivant : Yvan Lamonde et Claude Corbo, Le rouge et

le bleu. Une anthologie de la pensée politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille 1760- 1960, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2009, p. 400-406.

126 Yvan Lamonde, La modernité au Québec, vol. 1. La crise de l’homme et de l’esprit, 1929-1939, Op. Cit.,

98 assumer dans un délai de plus ou moins deux ans, ferait de lui le successeur d’Édouard Montpetit, qui souhaite prendre sa retraite127. Néanmoins, l’École pose une condition à cette embauche : Angers devra aller parfaire sa formation à l’étranger. L’institution démontre ainsi un réel souci de former une expertise économique au sein de son corps professoral, qui compte peu de diplômés ayant suivi des études supérieures. Qui plus est, en ces temps d’incertitude économique, Angers devra aussi s’assurer d’obtenir une bourse d’études afin de financer ses études.

D’emblée, Angers peut compter sur l’appui des membres de la direction de l’École des HEC dans sa quête pour une bourse d’études. En fait, le directeur Henry Laureys a, dès l’été 1934, transmis un mémoire au secrétaire de la province, Athanase David, afin de plaider la cause de « deux brillants étudiants » : François-Albert Angers et Gérard Filion128. Dans sa lettre de recommandation, le directeur demande que « l'on aide ce jeune diplômé de l'année […] premier de sa promotion, que l'on destine à l'enseignement à l'école et qui irait se perfectionner dans le commerce extérieur, à l'École de commerce de New York »129. Toutefois, Laureys se heurte à un mur administratif, puisque la plupart des programmes de bourses gouvernementaux ont été abolis dans le contexte de la Crise économique130.

Rongeant son frein, Angers demande la permission à Laureys d’aller lui-même plaider sa cause auprès du secrétariat de la province131. Toutefois, le directeur des HEC déconseille à Angers toute insubordination et le dissuade d’entreprendre une telle action.

127 Jean-Marc Léger, « Entretien avec François-Albert Angers », Op. Cit., p. 49. 128 Pierre Harvey, Op. Cit., p. 108-110.

129 Ibid.

130 Sur les étudiants canadiens-français ayant reçus une bourse pour étudier en Europe, voir l’étude suivante :

Robert Gagnon et Denis Goulet, « Les « boursiers d’Europe », 1920-1959 », Bulletin d’histoire politique, vol. 20, no. 1, automne 2011, p. 60-71.

99 Le secrétaire provincial est d’ailleurs clair, indiquant au directeur des HEC qu’il serait avisé d’attendre quelques mois, afin de voir si la situation économique s’améliore, ce qui permettrait un déblocage132. En vertu de cette décision, Laureys écrit à Angers que « s’il n’a rien de mieux à faire, de venir travailler auprès de lui, aux HEC »133. Il lui offre alors un traitement de 75 $ par mois – un salaire intéressant pour l’époque – pour un poste d’assistant. Angers accepte avec empressement cette offre d’emploi dès l’automne 1934. Le poste d’assistant qui lui est offert comporte en fait une double fonction. Dans un premier temps, il doit aider Laureys à trouver de la documentation pour la préparation de ses cours et l’écriture de ses notes. Dans un deuxième temps, Angers est amené à travailler sous les ordres d’Esdras Minville, alors directeur de L’Actualité économique, afin de préparer la parution des nouveaux numéros de la revue. Il s’occupe notamment de trouver des collaborateurs, de corriger les versions préliminaires des articles et de produire des comptes rendus d’ouvrages économiques sur une base hebdomadaire.

En attente d’une réponse positive du secrétariat provincial, Angers débute officiellement sa carrière à l’École des HEC, avec un emploi qui lui rapporte 900 $ par année. Il occupe dès lors une position enviable, dans le contexte de la Crise, qui lui permet de parfaire ses compétences en science économique. Bien que quelque peu retardé, le projet de faire d’Angers un professeur des HEC est néanmoins bien enclenché.