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Chapitre 2: Aux fondements d’une trajectoire intellectuelle (1909-1937)

3.3 Le baptême du feu : l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale

3.3.4 Catholicisme et conflit armé

La question de la religion est centrale dans les réflexions d’Angers par rapport à la participation militaire canadienne dans la Deuxième Guerre mondiale. Or, comme bien des hommes de son époque, Angers est à la fois un anticonscriptionniste nationaliste ainsi qu’un catholique éclairé, guidé par les fondements philosophiques de la Doctrine sociale de l’Église et par les préceptes du catholicisme.

Par rapport à la question du judaïsme et de la persécution des Juifs par l’Allemagne nazie, la position d’Angers se veut plus empathique que celles de plusieurs de ses collègues nationalistes179. Durant la guerre, ce dernier se porte à la défense des Juifs allemands qui, selon lui, seraient les principales victimes de la Crise économique allemande des années 1930180. Ayant vent de certaines exactions qui ont cours depuis l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler par le biais des médias écrits, Angers estime que les Juifs allemands font face à un problème « d’antisémitisme officiel » dont doivent se saisir les gouvernements

178 Ibid., p. 103-104.

179 Sur le sujet, on consultera l’étude suivante : Sandra Dubé, « « Personne n’est antisémite, mais tout le

monde est opposé à l’immigration ». Les discours des responsables politiques québécois sur les réfugiés juifs, 1938-1945 », Globe, vol. 18, no. 1, 2015, p. 87-109.

182 occidentaux181. Prenant conscience de l’étendue de la tragédie via la découverte des camps de concentration nazie en 1945, à la manière d’une large part d’intellectuels canadiens- français, il regrettera que les autorités politiques n’aient pas su éviter ce drame182.

En ce sens, le professeur des HEC fut un critique acerbe du fascisme, du fait que cette idéologie recèle des fondements profondément antichrétiens, notamment dans le cas de l’Allemagne nazie. Le sort réservé à l’Église catholique allemande, soumise au joug politique national-socialiste, mène Angers à affirmer que le nazisme hitlérien représente une menace à la pérennité des idéaux chrétiens. En cela, il adhère à l’encyclique Mit

brenneder Sorge (1937) du pape Pie XI, qui a condamné l’idéologie nationale-socialiste.

Plus largement, Angers critique l’orientation des régimes politiques allemands et italiens, en insistant sur les valeurs antidémocratiques, antiétatiques et profondément populistes de leurs dirigeants183. S’il s’oppose au fascisme, Angers se veut également un critique acerbe du communisme, un système dans lequel Dieu, l’Église et le culte chrétien sont considérés comme des menaces nationales. Il verra dans l’opposition entre le communisme et le nazisme – et incidemment la démocratie libérale – une nouvelle forme de guerre impérialiste instituée au nom d’idéologies toutes-puissantes au sein desquelles le christianisme ne constitue plus un vecteur de cohésion civilisationnelle.

181 Ibid. 182 Ibid.

183 Dans le cas particulier de l’Italie, Angers critiquera le modèle de corporatisme mis en place sous

Mussolini. En soulignant le fait que le corporatisme italien plaçait les corporations à la solde de l’État, contrairement au corporatisme canadien-français qui mise sur un rééquilibrage des pouvoirs de l’État, Angers voyait dans ce système une contradiction fondamentale qui ne résultait en rien au principe de subsidiarité. Plutôt, on assista à une concentration démesurée des pouvoirs de l’État alors qu’il devait, théoriquement, en être tout autrement.

183 Respectant les fondements de la Doctrine sociale de l’Église, Angers se tourne régulièrement vers la parole du Pape afin d’orienter ses réflexions en lien avec le conflit mondial. Profondément catholique, à l’image d’une grande partie de ses collègues de

L’Action nationale, il apprécie les orientations dictées par Pie XI pour qui il affiche un très

grand respect184. Il s’exprime d’ailleurs sur le sujet en 1942, avançant que « les Canadiens français s’accordent mieux avec un homme qu’ils vénèrent, le Pape, dont l’activité dans tous les conflits modernes a consisté, et pour des raisons d’humanité et de civilisation évidentes, à limiter le champ et la ruée des conflits »185. Il souhaiterait que « les deux belligérants en viennent à oublier leurs intérêts de prestige et d’orgueil pour songer à une paix de justice et de charité »186. L’opposition ponctuelle de Pie XI à l’égard du militarisme s’inscrit d’ailleurs dans une perspective plus large, liée à une opposition idéologique et philosophique au principe de la guerre. Ce principe est partagé par Angers, qui affiche une aversion par rapport aux guerres impérialistes, « qui n’ont pas pour but de défendre un idéal spirituel, mais des intérêts marchands »187. En somme, il s’oppose à toute participation militaire qui ne s’inscrit pas dans un schème défensif lié à la pérennité des idéaux civilisationnels chrétiens. C’est pourquoi il affichera, jusqu’en 1945, un réel dégoût à l’égard de la participation canadienne aux actions militaires effectuées en sol européen. Hormis les conséquences militaires reliées à la participation canadienne au conflit mondial, Angers se penche également sur les « vices moraux » qu’entraîne l’expansion de

184 Entrevue avec Denise Angers, 29 janvier 2018.

185 François-Albert Angers, « Pourquoi nous n’accepterons jamais la conscription », Op. Cit., p. 86 186 Ibid.

184 l’industrie de guerre en sol canadien188. À la manière de certaines personnalités telles qu’Idola Saint-Jean, Thérèse Casgrain, André Laurendeau ou Joseph-Papin Archambault, Angers dénonce le fait que le travail des femmes dans les industries constitue une forme de sabotage de la famille et de la nation. L’Action nationale se positionne d’ailleurs de manière très critique par rapport à la question du travail féminin, plusieurs auteurs estimant que cela « détruit tous les facteurs de cohésion de la famille en faisant perdre aux mères canadiennes leurs âmes familiales »189. Dans cet ordre d’idées, la propagande proféminine de l’époque tendrait à faire « consister la dignité de la femme, non pas dans son rôle d’épouse, de mère et de reine de foyer, mais dans l’affirmation de sa personnalité » qui constitue en soi une forme de « sabotage déguisé de la nation »190. Le père Joseph-Papin Archambault énonce des critiques similaires, en affirmant que « la famille fut la première victime de la guerre, et peut-être la plus tragiquement blessée. Le père a été mobilisé pour

l’armée, la mère attirée dans les usines, les enfants entassés dans des garderies » et que « les divorces se multiplient, la bigamie est devenue quasiment industrie nationale, les

maladies vénériennes se développent de manière effarante […] et la délinquance juvénile s’est accrue durant la guerre »191. Qui plus est, Angers estime que les hommes restés au pays qui travaillent dans les usines sont sujets aux vices qui rongent la société canadienne- française. La proximité physique des femmes, qui partagent les lieux de travail traditionnels des hommes, favorise des comportements immoraux mettant en péril la

188 Sur cette question, voir l’étude suivante : Mathieu Lapointe, Nettoyer Montréal, Les campagnes de

moralité publiques, 1940-1954, Québec, Septentrion, 2014, 400 p.

189 Yvan Lamonde, La modernité au Québec (tome 2), Op. Cit., p. 77.

190 François-Albert Angers, « Pourquoi nous n’accepterons jamais la conscription », Op. Cit., p. 77-78. On

peut voir dans cette critique une crainte relative à l’autonomisation financière des femmes en lien avec leur nouveau statut de salariées. Angers y voit là une menace directe à la hiérarchie traditionnelle de la cellule familiale, basée en partie sur le travail ménager des femmes.

185 dignité morale de la collectivité nationale192. Qui plus est, l’énorme charge de travail que doit supporter la masse ouvrière favorise également la consommation d’alcool et de produits illicites, approfondissant le gouffre dans lequel s’enfonce le prolétariat canadien- français193. Les tripots où se pratiquent la prostitution, les bars clandestins où pullulent les

jeux d’argent et les cabarets constituent les endroits où serait « liquidée ''l’âme de la nation'' »194. Angers se classe ainsi parmi les penseurs les plus critiques à l’égard des vices

moraux de la société industrielle et militariste. Partageant les vues de ses collègues à

L’Action nationale, il estime qu’il est nécessaire de « voir à la restauration de la

famille »195, d’où sa volonté de participer, durant la décennie 1950, à la Commission Caron sur le vice et l’immoralité publique à Montréal196.

Ainsi, la Deuxième Guerre mondiale constitue pour Angers une première expérience d’engagement intellectuel à partir de laquelle il opère une influence certaine dans les milieux intellectuels et politiques, notamment du point de vue du rayonnement de ses écrits et de ses interventions médiatiques. Inscrivant ses réflexions dans un schème nationaliste et traditionaliste, semblable à celui de ses collègues de la Ligue d’action nationale, Angers propose néanmoins un cadre interprétatif qui tire parti de sa vivacité d’esprit et de sa formation d’économiste. En cela, l’analyse de sa trajectoire intellectuelle durant cette période nous mène à affirmer, à la manière de John Grube197, que le professeur

192 François-Albert Angers, « Bilan canadien d’un conflit », Op. Cit., p. 265-270. Cette vision de la femme,

perçue comme un objet de tentation, illustre bien le caractère conservateur de la pensée d’Angers sur la question de la mixité hommes/femmes en milieu de travail.

193 Ibid. 194 Ibid. 195 Ibid.

196 Mathieu Lapointe, Op. Cit.

197 John Grube, Bâtisseur de pays : étude sur le nationalisme au Québec, Montréal, Action nationale, 1981,

186 des HEC est l’un des penseurs francophones les plus influents et articulés dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.

Conclusion de chapitre

La période 1937-1948 constitue un moment charnière dans la carrière professionnelle et intellectuelle du jeune François-Albert Angers. Opérant une influence de plus en plus marquée dans le milieu universitaire, économique et nationaliste, ce dernier devient rapidement un interlocuteur apprécié étant donné sa formation académique et son caractère foncièrement dynamique et entreprenant. Sa « froide logique » a tôt fait d’en faire un redoutable polémiste dont les textes ont des échos favorables dans les cercles nationalistes de la province de Québec, symbole de son capital symbolique en développement. Ces qualités permettent à Angers d’accroitre son capital social, qui s’élargit désormais à des sphères d’influence externes au seul monde universitaire. L’année 1948 sonne pour Angers la fin de certains engagements institutionnels liés notamment au monde de l’expertise économique198. Elle symbolise également une certaine maturation d’un point de vue intellectuel, où le jeune professeur commence à se délester de ses influences formatrices afin de proposer un cadre réflexif plus autonome, qui repose néanmoins sur des schèmes à saveur traditionalistes et catholiques199.

198 Angers cesse notamment d’être directeur de L’Actualité économique en 1948, poste qui exigeait de lui

une attention considérable. À la suite de la fin de cet engagement, l’intellectuel par vocation prendra effectivement le pas sur l’intellectuel par fonction. L’obtention du statut de professeur titulaire en 1947 est également symbolique de l’évolution de la stature d’Angers dans les cercles intellectuels canadiens-français de l’époque.

199 Qui plus est, le dossier de l’implication canadienne dans la Deuxième Guerre mondiale continue d’être au

cœur des analyses d’Angers après l’Armistice de 1945. Ce dernier publiera d’ailleurs plusieurs textes sur le sujet jusqu’à ladite année 1948. De même, l’originalité des analyses d’Angers transparaît véritablement à partir de la fin des années 1940, au moment où il commence à publier des articles sur des questions de nature socioéconomiques relativement à la question du fédéralisme par exemple.

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