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Une formation secondaire à mille lieues du collège classique

Chapitre 2: Aux fondements d’une trajectoire intellectuelle (1909-1937)

2.2 Les années de jeunesse et de scolarité : un regard introspectif

2.2.2 Une formation secondaire à mille lieues du collège classique

À l’automne 1923, la famille Angers se voit encore une fois délocalisée à la suite de l’acceptation par Albert d’un poste de médecin-pharmacien à La Malbaie, dans la région de Charlevoix. Ce déménagement, qui survient au moment où François-Albert est forcé d’interrompre ses études, marque une nouvelle étape dans sa vie du jeune homme. Arrivé à l’adolescence et contraint de limiter ses activités en raison de ses problèmes de santé, celui-ci vit difficilement ses premières années à La Malbaie. À l’époque, le village ne compte que quelques centaines d’habitants et constitue un avant-poste pour les missions de colonisation en direction du Saguenay et du Lac-Saint-Jean. On peut facilement concevoir les difficultés d’adaptation liées à un environnement culturel et intellectuel très éloigné de l’atmosphère du Collège de Montmagny. Ce n’est d’ailleurs que tardivement qu’Angers finira par développer un sentiment d’attachement profond pour sa région d’adoption26.

François-Albert passera quatre années à La Malbaie. Durant cette période, il travaillera en tant que commis à la pharmacie de la clinique de son père. À cette époque, le jeune homme caresse le rêve de devenir agriculteur, un choix plutôt étonnant lorsque l’on considère les racines familiales de la famille Angers qui sont résolument ancrées dans les professions libérales classiques. Celui-ci aspire alors à s’établir sur une terre afin d’y défricher un lot et de devenir un « habitant » en bonne et due forme. Le rêve d’Angers se

25 HEC, P027, boîte P027/Y99,0001, « Invité François-Albert Angers. - Télé-université, GERFI; no 98 ». 26 Entrevue avec Denise Angers, 29 janvier 2018. La famille Angers possèdera notamment un chalet dans la

région de La Malbaie. Angers héritera de cette maison de campagne et il y passera ses vacances estivales jusqu’à la fin de sa vie.

70 heurte néanmoins au refus de son père, celui-ci n’ayant pas les moyens d’établir son fils sur une ferme ou même de l’envoyer à une école d’agriculture. Au fil des discussions, il le convainc de l’impossibilité d’obtenir un lot de colonisation et de mener à terme son projet de défrichement de manière individuelle27. Dépourvu d’un soutien familial et des moyens financiers pour parvenir à ses fins, Angers se résout à abandonner son projet28.

De l’automne 1923 à l’automne de 1925, François-Albert ne fréquente aucune institution d’enseignement. Il travaille alors au côté de son père, qui s’est rapidement établi une clientèle dans la région de La Malbaie. Des années plus tard, Angers mentionnera que cette période « sombre » fut très difficile à vivre moralement et il avouera avoir été, par moment, quelque peu désespéré quant à savoir ce qui adviendrait de son avenir29. Ce n’est que lorsqu’il sera admis à l’École des HEC, le jour de ses 16 ans, qu’il finit par apercevoir la lumière au bout du tunnel. Cette bonne nouvelle s’ajoute d’ailleurs au fait que ses problèmes oculaires se sont révélés être moins graves que prévu30. Ayant reçu l’approbation de ses parents, et de sa mère surtout, c’est avec enthousiasme qu’il s’inscrit aux cours à distance des HEC à l’automne 1925 et qu’il entame ses études en comptabilité31.

À l’époque, l’École des HEC n’est pas encore l’institution universitaire telle que nous la connaissons aujourd’hui. Néanmoins, durant la décennie 1920, elle se démarque via des pratiques pédagogiques novatrices dans le contexte éducatif du début du 20e siècle.

27 Ibid.

28 Néanmoins, il cherchera tout au long de sa vie à mettre en évidence le rôle essentiel joué par les colons-

agriculteurs dans le développement économique du Québec. Peut-être pouvons-nous y voir ici les origines de sa sensibilité à l’égard de la classe paysanne.

29 Jean-Marc Léger, « Entretien avec François-Albert Angers », Op. Cit., p. 49. 30 Ibid.

71 Elle est l’une des premières institutions à offrir des cours du soir de niveau supérieur au Québec32. Aussi, l’École des HEC est l’un des premiers établissements au Canada à offrir des programmes complets à distance, ce qui lui permet d’élargir le bassin d’étudiants desservis33. Nous aurons l’occasion d’aborder l’histoire de cette institution dans les chapitres à venir, mais nous pouvons déjà affirmer que celle-ci occupera une place centrale dans la vie de François-Albert Angers.

Aux débuts de ses études aux HEC, Angers se montre très enthousiaste à l’idée de devenir comptable. D’ailleurs, au début du 20e siècle, cette profession constitue une voie d’avenir pour de nombreux jeunes Canadiens français issus de la petite bourgeoisie34. Jouissant d'un salaire convenable, les comptables de l’époque peuvent également aspirer à œuvrer dans des milieux diversifiés tout en profitant de conditions de travail appréciables. D’ailleurs, il n’est pas rare que cette profession mène à des carrières respectables dans le domaine des affaires, des banques, en industrie ou dans le commerce35.

Au vu de la carrière qu’il mènera par la suite, on peut se demander pourquoi Angers ne considère pas la profession d’économiste lors de son inscription aux HEC en 1925. Or, bien qu’il démontre de l’intérêt pour les questions d’économie politique, Angers n’est initialement nullement intéressé à faire carrière dans ce domaine, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, il faut comprendre que dans les années 1920, la carrière d’économiste

32 Pierre Harvey, Op. Cit., p. 70-74. 33 Ibid.

34 Nadjah Bouaouiche, Histoire de l’enseignement de la comptabilité de management au Canada, mémoire

de maîtrise (sciences de la gestion), HEC Montréal, 2016, p. 10-13.

35 À cette époque, la plupart des licenciés deviennent comptables en milieu industriel ou commercial, les

autres œuvrant plutôt dans le milieu des affaires, dans le monde de l’administration publique ou, plus rarement, dans l’enseignement. Faut-il d’ailleurs noter que les HEC opèrent alors une influence manifeste dans le monde des affaires canadien-français et que l’École entretient des contacts très étroits avec la Chambre de commerce de Montréal.

72 n’existe à peu près pas au Canada français. À l’époque, seule une poignée de spécialistes, tels qu’Édouard Montpetit et François Vézina, évoluent au sein de ce champ d’expertise scientifique qui en est encore à ses balbutiements36. Les universités francophones du Québec n’offrent pas non plus de formation précise en lien avec ce secteur37. Quant à l’État provincial, celui-ci ne considère pas le développement de la science économique comme étant une nécessité38. Qui plus est, la science économique est à l’époque, au Québec du moins, étroitement associée à la science politique, à la sociologie, à l’histoire ainsi qu’au droit. Ce faisant, elle n’est pas considérée comme étant une science autonome39. Les quelques spécialistes en économie que compte alors le Québec ont pour la plupart été formés dans des universités françaises, anglaises ou américaines40. Des spécialistes, comme Édouard Montpetit, joueront d’ailleurs un rôle crucial dans le processus d’autonomisation de la science économique québécoise durant les décennies 1920 et 193041. C’est pour ces raisons qu’Angers privilégie la voie de la comptabilité, considérée plus sûre. En expliquant son choix de formation, Angers affirmera en 1985 que :

La science économique, à cette époque-là, ça n’existait tout simplement pas au Québec. Et bien que ça m’intéressait et que je lisais beaucoup là-dessus, je voyais bien qu’il n’y avait pas de débouchés ni de postes qui me seraient accessibles à la fin des études. C’est pour ça que j’ai plutôt choisi, du moins

36 François-Albert Angers, « Naissance de la pensée économique au Canada français », Revue d’histoire de

l’Amérique française, vol. 15, no. 2, septembre 1961, p. 203-229.

37 Christian Belhumeur-Gross, Étude comparative de la pensée économique canadienne-française et

canadienne-anglaise durant l’entre-deux-guerres, mémoire de maîtrise (histoire), Université de Montréal,

2014, p. 12.

38 Ibid. C’est surtout à partir de la Crise économique des années 1930 que l’opinion de l’État fédéral à cet

égard se verra transformée. Pour les économistes de l’époque, une carrière au sein de l’État fédéral semblait une réalité plus réaliste.

39 Pierre Fortin, « Les étapes de la science économique au Québec : démarrage, construction et maturité »,

L’Actualité économique, Revue d’analyse économique, vol. 76, no. 1, mars 2000, p. 67-69.

40 Ibid. Une majorité d’économistes de l’époque ont été formés à l’École libre de Science politique de Paris. 41 Jonathan Fournier, « Les économistes canadiens-français pendant l’entre-deux-guerres : entre la science et

73 dans le cadre de mes études [secondaires/techniques], de m’orienter vers la

comptabilité, tout en suivant des cours d’économie politique.42

Le jeune Angers débute ainsi ses études secondaires/techniques, qui dureront environ deux ans. Durant cette période, il demeure à la résidence familiale, ce qui le coupe en partie des opportunités de réseautage qu’il pourrait avoir en résidant à Montréal. Néanmoins, le jeune homme excelle dans la majorité des matières et démontre des aptitudes précoces en économie politique. Il suit notamment avec un vif intérêt le cours donné par François Vézina, fraîchement embauché au sein des HEC43. Angers prend rapidement de l’avance sur le programme officiel et il écrit aux responsables afin de leur demander des suggestions de lectures. Rapidement, il est remarqué par certains de ses professeurs, dont Louis Favreau, alors responsable du programme à distance :

Permettez-moi d’abord de vous féliciter de la façon dont vos travaux sont exécutés. Si vous entrevoyez du succès dans la comptabilité publique, je vous engage, pour ma part, à continuer vos études de comptabilité […] Je crois qu’en vous mettant au travail sérieusement, vous obtiendrez de très bons résultats. Je n’ai qu’un conseil à vous donner : le soin de votre écriture.44

Durant cette première année de formation à distance, Angers vit encore mal l’isolement social et culturel typique de La Malbaie. Loin de la vie de collégien qu’il a jadis connu et échappant à la vie montréalaise qu’il rêve d’un jour expérimenter, ce dernier se voit contraint de prendre son mal en patience en attendant sa majorité. Néanmoins, le jeune homme trouvera à l’été 1925 un exutoire lui permettant de se constituer un premier réseau de contacts et de se familiariser avec les fondements du nationalisme canadien-français. En

42 HEC, P027, boîte P027/Y99,0001, « Invité François-Albert Angers. - Télé-université, GERFI; no 98 ». 43 Jean-Marc Léger, « Entretien avec François-Albert Angers », Op. Cit., p. 48-52.

44 HEC, P027, boîte P027/Z,0074, « lettre de Louis Favreau à François-Albert Angers », 6 octobre 1926. À

74 effet, c'est via le journal régional qu’il apprend l’existence d’une section locale de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC)45.

2.3 Aux racines d’un engagement catholique et nationaliste : l’ACJC de La Malbaie