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Chapitre 2: Aux fondements d’une trajectoire intellectuelle (1909-1937)

3.3 Le baptême du feu : l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale

3.3.3 Menace d’une nouvelle conscription

Les élites politiques et intellectuelles francophones se montrent extrêmement vigilantes à la suite de l’entrée du Canada dans le conflit mondial160. Redoutant la répétition de la crise de 1917, les intellectuels prennent d’assaut les pages de divers périodiques afin de tenter de dissuader le gouvernement Mackenzie King d’envisager la conscription. Angers aborde ce problème hypothétique dès 1940. En résumé, il met de l’avant trois arguments afin de justifier son opposition au principe de la conscription : une conception canadienne-française de la politique internationale, la situation défavorable des Canadiens français au pays et la menace à l’unité nationale entre anglophones et francophones.

158 François-Albert Angers, « La France sera-t-elle nourrie? », L’Action nationale, janvier 1946, p. 65. 159 François-Albert Angers, « Bilan canadien d’un conflit », L’Action nationale, décembre 1945, p. 275. 160 Yvan Lamonde, La modernité au Québec. La victoire différée du présent sur le passé, 1939-1965,

177 En premier lieu, Angers juge que le Canada adopte une conception impérialiste de la défense nationale et des relations internationales, s’inscrivant dans le sillon idéologique de l’Empire britannique. Il croit que chez tout Anglo-Canadien « sommeille un monsieur qui, ayant vécu dans un empire mondial, transporte avec lui une conception impérialiste » et qui « ne se sent pas en sécurité si l’Empire ne reste pas intact »161. Dans cet ordre d’idées, « si l'Empire tel que nous le connaissons n'existait pas, si toute la force en était centrée au Canada, il estimerait nécessaire à la sécurité du Canada que nous nous installions dans toutes sortes de postes stratégiques, de bastions aussi avancés qu'il y a moyen »162. Une conception de sécurité absolue héritée du temps de l’Empire obligerait à maintenir partout dans le monde des postes que les autres grandes nations ont le droit de considérer comme situés dans leur propre zone de sécurité. Cette conception, qui s’observe dans le cas de l’implication canadienne dans le conflit mondial, s’inscrit dans une logique militaire impérialiste et serait défendue par un grand nombre de politiciens canadiens-anglais163. Or, cette conception de la politique internationale ne serait pas partagée par la collectivité canadienne-française, qui serait historiquement opposée au militarisme impérialiste :

Descendants d'un petit peuple qui a perdu depuis longtemps contact avec la conception impérialiste du monde, sauf pour en souffrir, trop faible pour avoir l'ambition de dominer qui que ce soit, d'en imposer à quelque autre nation que ce soit, ils ne demandent qu'une chose: vivre libres et en paix. Pour cela, ils ne se sentent nullement intéressés à se mêler aux querelles des grandes puissances, dont l'orgueil et le désir de prendre ou de maintenir des positions avancées constituent une cause permanente de conflit. Et ils n'approuvent pas la politique des grandes puissances qui veulent associer à leurs entreprises, entraîner dans leur giron toutes les petites puissances. Ils estiment que c'est à celles-ci de régler leurs chicanes entre elles, chicanes dans lesquelles la pureté

161 François-Albert Angers, « Pourquoi nous n’accepterons jamais la conscription », Op. Cit., p. 90. 162 Ibid.

178 d'intention ou d'action n'est jamais autant toute du même côté que le

soutiennent toujours les intéressés.164

Angers suggère que les Canadiens français ne seraient pas nécessairement opposés à une participation volontaire au conflit en Europe, dû à leur opposition aux « solutions de force, aux violations du droit international et aux idéologies antichrétiennes »165. Il juge cependant que cette attitude participationniste serait peu répandue dû au fait que les Anglo- Canadiens sont « des amis importuns, indélicats et indiscrets », ayant à cœur de prouver leur « sympathie pour l’Empire britannique »166. Angers croit que les Canadiens français seraient prêts à s’engager s'ils en avaient la liberté, si « une majorité d'origine raciale différente ne leur imposait pas plus qu'ils ne s'estiment capables de donner »167. La place réservée aux Canadiens français dans l’armée et l’attitude franchement francophobe de celle-ci, qui est décriée dans les journaux, ont d’ailleurs tôt fait de convaincre Angers que les visées militaires des deux collectivités sont diamétralement opposées168.

On en vient ainsi au deuxième argument contre la conscription, soit la situation défavorable des francophones au pays. Reconnaissant que les Canadiens français profitent d’une certaine forme de liberté politique grâce à la formule fédérative, Angers estime néanmoins que ses compatriotes « n’en jouissent pas dans leur plénitude comme les Canadiens anglais »169. En février 1942, il avance que « les libertés que nous avons, c'est

164 Ibid. 165 Ibid., p. 92. 166 Ibid., p. 93. 167 Ibid., p. 92-93.

168 Angers omet pourtant de mentionner que de très nombreux Canadiens français du Québec et d’ailleurs

vont s’engager dans l’armée quand même pour des raisons autres (avancement social, manque de travail, mère-patrie française, etc.). À ce sujet, voir Serge Bernier, « Participation des Canadiens français aux combats : évaluation et tentative de quantification », Bulletin d’histoire politique, vol. 3, no. 3-4, été 1995, p. 15-24.

179 en réalité celles de continuer la lutte commencée depuis 182 ans pour notre survivance et pour conserver ce que nous avons gagné et qu'on ne peut pas actuellement nous enlever » et que « la lutte n'est pas terminée, et la survivance n’est pas encore assurée »170. Il ajoute que le Canada français, « conquis par la force militaire en 1760, reste soumis aujourd'hui aux décisions de force d'une majorité anglo-saxonne dite démocratique », après avoir eu à lutter « contre les solutions de force politique et même armée (1837) de l'oligarchie coloniale »171. Selon lui, le malheur réside dans la force de la majorité, « cette espèce de totalitarisme démocratique dont une sage politique peut atténuer les effets », agitée par des « influences occultes qui n'ont pas encore démissionné de l'idée d'angliciser les Canadiens français »172. Du fait de l’industrialisation et de la prolétarisation qui « ébranle nos trois bastions de défense, la famille, la paroisse et l'école », ces influences « poursuivent leur œuvre en pleine guerre et essayent de consolider les gains acquis par la centralisation à Ottawa »173. Angers voit d’ailleurs dans la propagande militariste anglophone la continuation du processus de centralisation fédérale entamé dans les années 1930, « car l’on nous accuse d'être contre la conscription par esprit d'agression et de domination, pour mieux justifier l'agression qu'on y prépare contre notre existence nationale »174. La conscription menace « d’arracher les fils de leurs maisons et les envoyer outre-mer », mettant en péril le poids démographique des francophones qui constitue le principal rempart à une « assimilation savamment orchestrée »175. Centralisation et conscription :

170 Ibid.

171 Ibid., p. 98-99. 172 Ibid.

173 Ibid.

174 Ibid. Angers critique les conclusions du Rapport Rowell-Sirois, qui constitue la base théorique sur laquelle

s’appuie le gouvernement fédéral afin de procéder à la centralisation des politiques économiques (contrôle de la monnaie par la banque centrale, investissements, développement de la sécurité sociale, etc.). Nous reviendrons plus explicitement sur la question de la centralisation dans le quatrième chapitre.

180 deux phénomènes qui témoignent de l’aliénation politique grandissante de la collectivité francophone au sein de la fédération canadienne.

Enfin, le dernier argument qu’Angers met de l’avant afin de se positionner contre la conscription est qu’une telle politique risque de mettre en péril l’unité nationale déjà fragilisée entre les collectivités francophones et anglophones. Le traitement réservé aux Canadiens français dans l’armée canadienne et les vues diamétralement opposées entre les deux nations quant au rôle que doit jouer le Canada dans le conflit menacent, selon lui, de provoquer une nouvelle crise politique dont le pays risque de ne pas se relever. Les frictions découlant d’une nouvelle crise de la conscription auraient pour effet de canaliser un sentiment de mécontentement, dont les braises n’ont pas su être éteintes par les autorités politiques après la crise de 1917. Une nouvelle conscription ne ferait que jeter de l’huile sur le feu, du fait que les Canadiens français ne sont pas disposés à se voir précipiter dans une guerre qui ne les concernent pas directement176. Une telle politique risquerait de rouvrir les « cicatrices du passé encore bien présentes », rendant du coup intolérable tout régime politique dans lequel le Canada français se verrait incapable d’assumer ses propres décisions177. En somme, la préservation de l’unité nationale devrait passer par la reconnaissance par Ottawa de l’existence politique du Canada français :

Une existence reconnue dans une charte où l'on n'aura pas peur des mots, où l'on reconnaîtra l'existence d'un peuple canadien-français, où l'on admettra son droit à une vie nationale, où l'on établira les bases d'une véritable collaboration dans une Confédération où les Canadiens français se verront garantit partout des droits fondamentaux à l'éducation dans leur langue et leur religion et la plus large autonomie dans le Québec, où des dispositions précises seront promulguées pour leur assurer la part proportionnelle à laquelle ils ont droit à tous les échelons du fonctionnarisme, même s'il faut

176 Ibid., p. 86.

181 pour cela réformer les cadres de notre organisation. C'est là une condition

sine qua non de toute véritable union ou unité nationale en ce pays.178

Ainsi, pour Angers, l’enjeu de la conscription dépasse de loin la simple question de la participation à un conflit armé, puisqu’elle symbolise la liberté démocratique que doit posséder le Canada français afin d’assurer son épanouissement collectif. Forcer les Canadiens français à prendre les armes équivaudrait de facto à reconnaître l’absence de leurs droits nationaux et leur infériorisation politique au sein de la fédération canadienne.