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Des collaborations multiples dans les milieux économiques

Chapitre 2: Aux fondements d’une trajectoire intellectuelle (1909-1937)

3.1 Un réseau en développement : de l’université à l’agora

3.1.2 Des collaborations multiples dans les milieux économiques

C’est via les milieux économiques que François-Albert Angers développe une expertise et une réputation qui dépasse le cadre universitaire et qui lui permet d’opérer une certaine influence dans le monde des d’affaires. Le principal canal de diffusion dans lequel il s’investit, dans un premier temps, est la revue L’Actualité économique.

Lancée par l’Association des licenciés de l’École des HEC en 1925, la revue propose de « démêler l’écheveau souvent très compliqué des problèmes économiques actuels, tout particulièrement pour les hommes d’affaires »16. Son but est de « présenter et commenter ce qui se passe dans le monde des affaires et dans le domaine des politiques économiques »17. Réservée à un lectorat restreint dû au faible nombre d’entrepreneurs canadiens-français, la revue basée aux HEC réussit néanmoins à attirer l’intérêt de certains milieux du monde des affaires et de la politique. Dirigée par Esdras Minville – à titre de secrétaire général – à partir de 1928, la revue se présente comme « l'Organe officiel de l'École des HEC et de l'Association des licenciés »18. Minville dirige le périodique jusqu’en 1938, au moment où il en confie les rênes à François-Albert Angers.

15 Pierre Harvey, Op. Cit., p. 130.

16 Ruth Dupré, Yves Gagnon et Paul Lanoie, « D’une revue d’affaires à une revue économique : 75 ans dans

la vie de L’Actualité économique », L’Actualité économique, vol. 76, no. 1, 2000, p. 11.

17 Ibid.

129 Entouré d’un comité de rédaction restreint, Angers est notamment responsable de trouver des collaborateurs pour les différents numéros de la revue qui est publiée sur une base mensuelle. Il s’entoure de collaborateurs locaux, dont les plus actifs sont Gérard Parizeau, Rémi Martin, Eugène Therrien, Bernard Robert, Roland Parenteau, Jean Bruchési, Benoit Brouillette, Paul Rochon et Jean Delage. Angers bénéficie également de l’appui de collaborateurs européens, notamment via le réseau qu’il a développé lors de ses études à l’ELSP. C’est de cette manière que sont amenés Bertrand Nogaro, François Perroux et André Siegfried à collaborer de manière ponctuelle à L’Actualité économique. D’autres spécialistes européens font également leur marque dans la revue, telles que Kay Heckscher, Jean Malabard, Otto Ronarel, Charles Corcelle et Raymond Tanghe. Via la direction de la revue, Angers occupe donc une place centrale à titre d’animateur.

Angers travaille de manière assidue durant son mandat de secrétaire-général. Chaque mois, il doit écrire une trentaine de pages dans lesquelles il commente des évènements d’actualité économique. Il produit également de nombreux articles publiés de manière anonyme19. Cette intense activité intellectuelle lui permet de se familiariser avec une foule de sujets et d’approfondir ses connaissances sur deux thèmes en particulier : la monnaie et la lutte contre les monopoles. Ainsi, entre 1938 et 1942, celui-ci signe en moyenne une quarantaine de textes par année dans L’Actualité économique, qui constitue un véritable laboratoire pour toute une génération d’économistes formés durant l’entre-deux-guerres. D’une publication à caractère financière, la revue adopte un ton résolument scientifique durant la décennie 194020. Dès 1946, son format est révisé afin de privilégier des livraisons

19 Les articles publiés anonymement par Angers portent habituellement la signature de « La rédaction ». 20 Ruth Dupré, Yves Gagnon et Paul Lanoie, Op. Cit., p. 27.

130 de meilleure qualité sur une base trimestrielle. À l’origine de cette transformation, Angers cite des motifs pragmatiques :

Ce changement correspond d'ailleurs au stage où nous en sommes arrivés, c'est-à-dire au seuil de la recherche économique véritable […] Il nous faut plus de temps pour la préparation de chaque numéro, plus de temps consacré à des besognes fondamentales et moins à la routine. La formule trimestrielle est d'ailleurs courante pour les revues du genre en Amérique et en Europe.21

Dès lors, la revue fait systématiquement appel aux universitaires du Québec et d’outre-mer et adopte un format s’adressant davantage aux économistes qu’aux hommes d’affaires. Bien que bénéficiant d’un potentiel de diffusion restreint, la revue contribue de manière originale au processus d’autonomisation de la science économique au Canada français22. Dynamique, Angers demeure à la tête de la revue jusqu’en 1948, mais reste très impliqué dans ses activités jusqu’aux années 1960. En somme, sa collaboration à L’Actualité

économique lui permet d’élargir et d’entretenir son réseau de contacts à la fois au niveau

national et international. Elle lui permet également de légitimer son statut d’expert en science économique, en vertu de la quantité d’articles produits durant la période 1938- 1948, qui avoisine le chiffre impressionnant de 350 textes!

Sous l’impulsion du nouveau directeur des HEC, Esdras Minville, François-Albert Angers est également amené à contribuer à la création d’un centre de recherche dédié à l’étude des phénomènes économiques : le Service de documentation économique de l’École des HEC. Fondé en 1942, le Service se veut un lieu de rencontre pour les économistes, mais aussi un centre de documentation accessible aux chercheurs,

21 Ibid., p. 11-12. 22 Ibid.

131 professeurs, étudiants, hommes d’affaires et même au grand public23. Angers est nommé directeur du Service dès sa fondation et demeure en place jusqu’en 1969. Il y « réunira une équipe de jeunes économistes formés dans les meilleures écoles étrangères », dont Roland Parenteau (1945), Pierre Harvey (1948), Jacques Parizeau (1950) et Gilles Desroches (1953), qui commencent tous leur carrière au sein du Service24. Le Service de documentation est alors « la première et la seule des institutions de recherche en économie au Québec » et répond à un besoin criant, soit de doter le milieu universitaire canadien- français d’une institution pouvant participer à la collecte et à l’analyse de données pouvant contribuer au déploiement économique de la province25. À titre de directeur, Angers élargit ses horizons et son influence d’un point de vue scientifique, tout en confortant son rôle central dans le réseau universitaire québécois. Le Service tissera d’ailleurs des liens très solides avec certains des grands décideurs économiques de l’époque, dont la Chambre de commerce du District de Montréal26. En 1959, le Service de documentation se transforme en l’Institut d’économie appliquée et agrandit son spectre d’influence en devenant l’agent correspondant au Canada de l’Institut de Science Économique appliquée de Paris, dirigé par François Perroux. Les deux instituts organiseront par la suite de nombreux activités scientifiques, dont des colloques, des visites professorales et des conférences franco- canadiennes thématiques. Sous l’impulsion d’Angers, l’Institut devient un centre de recherche universitaire contribuant au rayonnement des HEC au Canada et en Europe.

23 Pascale Ryan, La pensée économique de François-Albert Angers de 1937 à 1960 : la recherche de la

troisième voie, mémoire de maîtrise (histoire), Université du Québec à Montréal, 1993, p. 53-54.

24 Ibid., p. 53. 25 Ibid.

26 Ibid. Sur la chambre de commerce de Montréal, voir l’étude suivante : Michel Sarra-Bournet, Entre le

corporatisme et le libéralisme : les groupes d’affaires francophones et l’organisation socio-politique du Québec de 1943 à 1969, thèse de doctorat (histoire), Université d’Ottawa, 1995, 462 p.

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De ce fait, à la fin des années 1930, le nombre d’économistes canadiens-français « se compte sur les doigts d’une seule main »27. Au travers d’un idéal du service public,

Esdras Minville encourage les professeurs des HEC à effectuer des contrats d’expertise à l’extérieur du cadre universitaire. Dû à leur faible nombre, les économistes sont régulièrement sollicités par une foule d’intervenants, notamment les entreprises privées, les sociétés publique et parapublique, les commissions gouvernementales et les chambres de commerce28. Les médias de l’époque, dont les journaux et la radio, sont également des canaux de diffusion où les économistes font régulièrement l’objet d’invitation:

On est sollicité de partout. On ne peut pas commencer une carrière d’économiste universitaire qui se donne entièrement à la recherche économique et qui ne fait que ça, parce que les chambres de commerce, les gouvernements, la Saint-Jean-Baptiste, les associations d’hommes d’affaires, les syndicats ont commencé à prendre le goût de la science économique. Ça leur prend des économistes pour expliquer tout, alors on est quatre pour répondre aux demandes. On est tiré hors de l’enseignement et de la recherche. On devient des gens qui se servent de ce qu’ils savent pour essayer d’expliquer aux gens les problèmes qu’ils nous soumettent, c’est eux qui nous sollicitent. La radio commence à prendre de l’ampleur, et veut des commentateurs. On est happé par le milieu et on fait ce qu’on peut. On donne des cours, on fait des conférences, on va à la radio, on écrit des articles.29

Angers collabore quant à lui de manière très active au sein de différents comités à titre d’experts et d’arbitre. Il travaille notamment au sein de commissions d’études sur le développement économique de certaines régions (Lac-Saint-Jean, Charlevoix), dans l’inventaire des ressources naturelles (Charlevoix) et dans les projets d’études sur l’aménagement du transport en commun (Saint-Hyacinthe, Longueuil). Il est également

27 Pascale Ryan, La pensée économique de François-Albert Angers de 1937 à 1960 : la recherche de la

troisième voie, Op. Cit., p. 59.

28 La Chambre de commerce de Montréal a admis Angers dans ses rangs en 1937 comme membre-consultant,

puis comme membre du conseil d’administration en 1948. Sur l’intégration d’Angers dans l’organisation, voir l’article suivant : « Chambre de commerce », Le Devoir, 2 décembre 1937, p. 2.

133 conciliateur au sein de commissions d’arbitrage entre patrons et ouvriers, notamment pour Dupuis Frères (1942), pour l’Alliance catholique des professeurs de la Commission catholique de Montréal (1944-1946), pour l’Association ouvrière sur les problèmes des relations ouvrières (1946) ainsi que devant les tribunaux à Trois-Rivières et à Québec au sujet du salaire des instituteurs et des institutrices (1946-1948)30. En prodiguant conseils et recommandations de nature scientifique, il collabore également à la mise sur pied de nouvelles coopératives, telles que L’Action coopérative, Les Placements collectifs, la Corporation d’expansion financière, La Familiale et La Bonne Coupe31. La correspondance de cette période montre qu’Angers est sollicité de manière soutenue par de nombreux acteurs économiques canadiens-français, ce qui témoigne du capital symbolique en expansion qu’il développe à l’extérieur du cadre universitaire32.

Par son statut d’économiste, Angers est ainsi à l’avant-scène de différents milieux liés au développement économique du Canada français. En l’espace de quelques années, il devient un acteur incontournable du monde politico-économique. Cette notoriété lui ouvrira les portes des grandes associations nationalistes francophones, où son expertise trouvera rapidement une oreille favorable chez les dirigeants de l’époque.