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Orientations et nouveaux horizons de la réception :

Si la langue oriente la réception des textes, elle n’est toutefois pas le seul critère, ni même le plus déterminant. Il ne sera pas question de fournir une vue exhaustive de la question, qui supposerait un travail codicologique tout autre que la modeste consultation de quelques manuscrits que nous avons pu faire107. Des éléments se dégagent toutefois, qui permettent de nuancer la question de la langue et de complexifier la question des publics. La langue peut en effet être un facteur orientant relativement fortement la mise en volume des textes : c’est le cas ainsi du BnF Lat. 3126 qui est constitué uniquement de textes latins. Toutefois, il s’agit là d’un critère a minima car en réalité ce sont les considérations ecclésiales et théologiques qui constituent le cœur du projet d’anthologisation dont témoigne le volume. Le concile de Constance est le fil conducteur qui relie ainsi la plupart des textes : les sermons de Gerson qui figurent ont été prononcé dans ce cadre. Plus largement c’est la question de la réforme de l’Église qui unit des textes comme la Josephina (réformer la spiritualité en introduisant un culte à saint Joseph), le traité De non esu carnium destiné aux Chartreux (réforme de la vie monastique) et le sermon Prosperum iter faciet nobis Deus. On le voit, le genre n’est pas un

107 Nous avons consulté huit manuscrits, le Paris BnF. Fr. 974 ; le Paris BnF Fr. 990 ; le Paris BnF. Fr 1029 ; le Paris BnF Fr. 13 318 ; le Paris BnF Lat. 14 907 ; le Paris BnF Lat. 3126 ; le Troyes BM 2292 et le Tours BM 384. Nous fournissons en annexe des notices synthétisant les modestes observations que nous avons pu mener.

Nous avons intégré à ces données résultant de notre travail les éléments fournis par les notices de la Bibliothèque nationale de France ainsi que des notices de l’IRHT afin de fournir l’aperçu le plus complet possible, à la mesure de nos moyens. Nous avons tenté, aussi souvent que possible, d’établir des liens entre ces notices et les classements déjà opérés par Palémon Glorieux. Nous signalons à regret que nous n’avons pu consulter le manuscrit 523 de la bibliothèque de l’Arsenal, issu de la bibliothèque du Collège de Navarre, et dont nous attendions beaucoup pour cerner les modalités de diffusion des textes de Gerson au sein du milieu pré-humaniste : le manuscrit en question s’est révélé être en très mauvais état, et nécessitant des réparations importantes interdisant toute consultation. L’échange avec le conservateur n’a pas permis, dans les délais qui étaient les nôtres, de trouver une issue satisfaisante à ce problème. Nous signalons aussi que nous n’avons pu déployer une enquête de même nature pour les premiers imprimés transmettant les textes de Gerson, ce que nous regrettons à nouveau.

39 critère fort non plus que l’auteur (le volume comporte des pièces de Pierre d’Ailly) même si ces collections signalent très scrupuleusement le nom de Gerson.

Il en va tout autrement pour le Paris BnF 1029 où l’anthologisation suit une autre logique, quoique la langue française dessine aussi une continuité. Cette fois le genre homilétique dessine une cohérence très forte pour le volume mais Gerson est associé de façon conséquente, quoique de nouveau explicite, à Robert de Ciboule. Quelques textes spirituels comme le Canticordum figurent toutefois. Il n’est pas évident de saisir ce qui a pu gouverner la mise en recueil de ce volume, quelques éléments se distinguent toutefois : d’une part, les sermons de cour sont bien représentés, d’autre part, les grandes solennités sont fréquentes (dont celles liées à l’Esprit saint), enfin les deux sermons de Gerson pour la saint Antoine figurent (or, il s’agissait du saint patron de Philippe le Hardi). L’origine du volume (un monastère chartreux) inviterait, a priori, à privilégier l’hypothèse d’un usage plutôt clérical, voire monastique. Toutefois, la langue, l’orientation souvent curiale des textes, le titre fautif du volume (non daté, Reloge de sapience), et les liens possibles au milieu bourguignon invitent à ne pas trancher trop vite. Bien plus, le manuscrit a été rapidement la propriété d’un particulier, Jacques Thou, humaniste et amateur de Gerson. Les destinataires du volume gagneraient donc à être mieux ciblés ; son usage toutefois pourrait s’inscrire dans des pratiques de dévotions personnelles avec des « sermons dans un fauteuil » selon l’expression de Michel Zink, ce qu’accréditent les mentions marginales de Jacques Thou.

Le manuscrit de la bibliothèque nationale Fr. 990 offre encore une autre perspective : son orientation laïque ne fait pas débat et la langue cette fois correspond parfaitement à une diffusion curiale. Richement orné, il a été réalisé pour le duc de Berry dont la bibliophile est connue et il associe un éventail varié de genres pouvant s’intégrer à des pratiques de dévotions personnelles : sermons (dont le Ad Deum vadit), traités (dont la Mendicité spirituelle), texte de saint Augustin (Les Soliloques) et éléments s’intégrant dans la construction d’une piété aux accents politiques (les textes ayant trait à la vie de saint Étienne, issu de l’Auvergne et rattaché de ce fait au Bourbonnais possédé par le duc de Berry). Ce volume apparaît donc peu surprenant à ceci près que le sermon Ad Deum vadit n’est a priori pas, originellement, un sermon curial. Les circonstances de sa prédication restent méconnues et la nature des références culturelles qui y sont mobilisées ne l’apparentent pas à d’autres textes prononcés devant le roi. Or le volume du duc de Berry invite justement à reconsidérer sa soi-disant orientation « populaire » : quel que soit son contexte de prédication premier, le texte a connu rapidement un succès suffisant pour rencontrer un public plus large, à la sociologie plus

40 complexe108.

Un dernier exemple pourra clore ce parcours trop bref, et qu’il faudrait encore approfondir, celui du manuscrit de la bibliothèque municipale de Troyes 2292. Le volume contient exclusivement des textes français et on constate une attention notable à leurs destinataires nobiliaires, toujours mentionnés. Il n’est pas dit pourtant que ce volume soit destiné à des laïcs dans le cadre d’une lecture dévotionnelle personnelle. La copie en effet, ne facilite pas la lecture du fait d’un usage conséquent d’abréviations et d’une écriture un peu rapide. Ces éléments peuvent être subjectifs et demanderaient à être encore affinés sur la base d’une approche codicologique plus rigoureuse. En revanche, le fait qu’une partie importante du fond de la bibliothèque de Troyes soit issue de celle de l’abbaye de Clairvaux, invite à aborder avec précaution les éléments orientant de prime abord vers un public laïc. Nous n’avons pu étayer davantage ces réflexions par la consultation du catalogue de Pierre de Virey, assez proche encore de la période de Gerson, mais l’on peut d’ores et déjà s’interroger sur un usage plus utilitaire de ce volume, peut-être dans un cadre pastoral ou dans un contexte de formation de novices.

La transmission des textes est un monde en soi et les sermons de Gerson qui ont circulé au sein de collections qui ne se recoupent pas toujours en offrent un exemple éclatant.

Nous ne prétendons en rien avoir épuisé cette question, tout au plus avons-nous souhaité mettre en évidence à partir d’un autre angle, la pertinence d’une approche qui ne scinde pas le corpus en deux sous-ensembles autonomes. On l’a vu, la circulation des textes rebat les cartes de l’horizon d’attente linguistique (en tous cas pour les textes français) et invite à formuler d’autres critères, étayés par d’autres lignes de force théoriques.

Après ce parcours introductif qui nous aura permis de poser le cadre qui est le nôtre, tant conceptuel (le sermon comme genre), qu’historique (la carrière homilétique du chancelier Jean Gerson), linguistique (un corpus latin et français) et, dans une moindre mesure codicologique, nous pouvons maintenant aborder la question de la formulation de l’axe

108 On notera par ailleurs que Virginie Minet-Mahy fait ressortir des dynamiques assez semblables pour des manuscrits gersoniens de l’espace flamand qu’elle aborde incidemment dans son article « L’iconographie du cœur et de la croix dans le Mortifiement de René d’Anjou et les Douze Dames de Rhétorique de George Chastelain. », Le Moyen Âge, 2007, vol. 3, t. 113, p. 569-590.

41 directeur de notre recherche. Machine109 homilétique, esthétique du faire croire : notre démarche se placera dans un va-et-vient entre ces deux pôles en tension. D’une part il s’agira de prendre en compte le mécanisme textuel tel qu’il est en jeu dans le genre sermon traité par Jean Gerson ; d’autre part nous aurons à cœur de montrer que dans le même temps la logique pragmatique du sermon, incontestable, le faire croire, est sans cesse retravaillé dans le sens d’une esthétisation de cette même machine textuelle, au point d’en faire une machine littéraire.

Qu’entendre par « machine » dans un contexte homilétique et littéraire et en quoi ce mot est-il à même de fournir une clé heuristique intéressante pour notre étude ? Yves Delègue explique le choix de ce terme pour qualifier la logique de l’exégèse médiévale :

[…] l’exégèse médiévale fut une grandiose machine textuelle montée afin de masquer en la marquant une faiblesse, dont elle savait fort bien la nature individuelle alors même qu’elle la nommait Démon ou Esprit Malin. En chacun elle redoutait l’existence de ce que nous appelons aujourd’hui “le sujet” non point quelque plénitude rassurante, solide, heureuse, mais cet espace vide, qui pour supporter le tout, lui-même n’est supporté par rien, sinon la force du désir […]110.

Or, les dynamiques qui sont à l’œuvre dans la prédication scolastique de Gerson présentent des analogies avec ce fonctionnement. À sa manière, la prédication est une forme de machine qui, pour faire croire, déroule la mécanique serrée de la théologie et du dogme. De la même manière, les sermons scolastiques se construisent aussi contre une sorte de « faiblesse », celle du caractère malgré tout relatif de la croyance religieuse. Les clercs médiévaux sont en effet confrontés à la diversité à travers d’autres religions (islam, judaïsme) et du fait des mouvements chrétiens hétérodoxes (cathares, hussites etc.), quand bien même tous sont disqualifiés (en apparence) par l’accusation d’hérésie. Gerson lui-même, qui veut limiter la spéculation philosophique à la faculté des arts au profit de la théologie, perçoit sans nul doute cette faille, et ce avant même que la modernité ne la révèle au grand jour avec la crise de la Réforme. La machine homilétique serait donc associée, comme dans le vocabulaire contemporain à une idée d'automatisme, voire de processus contraignant. Cette idée se rencontre également pour la période étudiée puisque le terme est attesté au XIVe dans le sens de « mécanique ». Le paradigme sémantique entretient toutefois dans ce cas un lien fort avec la notion de tromperie et l’idée d’une volonté visant des fins spécifiques (en l’occurrence négatives). Ce n’est pas ce sémantisme qui nous intéressera, mais le fait le genre du sermon ne se contente pas d’exposer

109 Les Machines du sens. Fragments d’une sémiologie médiévale. Textes de Hugues de Saint-Victor, Thomas d’Aquin et Nicolas de Lyre, Yves Delègue (éd.), Paris, Édition des Cendres, 1987

110 Les Machines du sens, op. cit., p. 28.

42 le dogme et ce qu’il faut croire : il entend faire croire, non sans une certaine forme de contrainte liée à un ancrage institutionnel.111. Gerson offre à cet égard un cas d’école intéressant car il n’arrive pas toujours à faire croire ce dont il est persuadé (le caractère hérétique de la proposition de Jean Petit). Les textes n’en présentent pas moins un caractère contraignant112. Machine donc au sens d’automatisme supposé faire croire, les textes résultent bien également d’une volonté qui leur confère une orientation. Ils sont pourtant dans le même temps de par leur caractère rhétorique une vaste machine, cette fois dramaturgique qui, par leur mécanique oratoire, décuple les effets du discours, transmue le texte en la performance d’une voix et d’un corps absent et crée une scénographie de mots. Ils s’apparentent en cela aux dispositifs qui composaient le spectacle théâtral du XVIIe siècle, qualifiés eux aussi de « machines ». Au demeurant, si Gerson n’use guère de dispositifs mécaniques113 à proprement parler, le modèle du théâtre reste inspirant : il y a en effet du spectacle dans ces sermons et l’on sait par ailleurs que la période de la fin du Moyen Âge a vu se développer un goût prononcé pour des automates mécanisés. Que leur usage se soit développé dans le cadre de scénographies politiques114 (entrées royales etc.) ne remet pas en question la pertinence de cette référence à titre de comparaison.

Tel sera donc notre propos : sans rien récuser du caractère génériquement contraint du sermon, c’est-à-dire, son absence d’autonomie esthétique au sens où l’entendrait une théorie moderne, il s’agira pour nous de montrer que se joue dans ces textes un tournant qui fait passer de la communication religieuse et des mass media décrits par Nicole Bériou, indéniablement contraignants, à une forme d’art oratoire qui joue, de différentes manières, de la persuasion115.

111 Le faire croire n’est en effet pas séparable d’une visée normative, le sermon traçant aussi en son texte la limite entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie. C’est le cas de tous les discours religieux qui visent à s’établir comme légitimes face à l’illégitimité des autres. Toutefois, dans le cas des sermons de Gerson cette orientation est double du fait de l’articulation de deux mouvements, d’une part celui du genre, qui se donne comme parole de vérité, d’autre part, celui de l’institution ecclésiale qui affirme délivrer et détenir une parole de vérité.

112 Nous préférons parler de « caractère contraignant » plutôt que de « caractère autoritaire » car il nous semble que la seconde expression signalerait que les textes concrétisent leur projet de façon réussie. Or, les textes de Gerson, l’histoire le montre, n’ont exercé qu’un pouvoir relatif et en demi-teinte : sans doute les discours ont-ils pu être prégnants dans les esprits, mais la réalité factuelle interdit de penser à un autoritarisme couronné de succès où les mots conditionneraient directement les actes. Il y a loin de l’injonction à la propagande.

113 Le Littré, édition en quatre tomes, 1969. Machine : « (16) Dans les théâtres, moyens mécaniques employés pour opérer des changements de décoration, et exécuter d’autres opérations tels que le vol des génies, le mouvement des différents simulacres etc. »

114 Sur ces dispositifs scéniques et sur les problématiques que soulève leur étude on pourra se reporter, en guise d’introduction, à l’article de Tania Lévy, « La fête imprévue : entrées royales et solennelles à Lyon (1460–

1530) », Questes, n° 31, 2015, p. 33-44, mis en ligne le 24 janvier 2016, consulté le 03 février 2016. URL : http://questes.revues.org/4269

115 Il convient de préciser ici qu’il est encore trop tôt pour parler de façon propre d’« éloquence de la chaire » car la notion d’éloquence suppose précisément la reformulation de la prédication dans les cadres rhétoriques et esthétiques hérités de l’Antiquité dont la culture européenne se ressaisira massivement entre le XVIe et le XVIIe siècle, et d’une manière qui diffère d’avec les usages médiévaux de la culture antique. Nous préférons

43 Nous nous demanderons ainsi comment, et dans quelle mesure, les sermons de Jean Gerson malgré, ou par l’entremise de leur but dogmatique et apologétique, font voir une littérarisation de la prédication qui ouvre sur la possibilité d’une réception esthétique et d’un plaisir du texte.

L’émotion littéraire le dispute donc à la persuasion théologique ou plutôt, à tous les niveaux, l’esthétique se trouve intégrée comme partie prenante de la machine homilétique. À la fin, la beauté rejaillit sur l’exposé du dogme lui-même en même temps que la théologie l’irrigue.

donc parler de façon plus large d’« art oratoire » qui correspond davantage à l’essor à la fin du Moyen Âge d’un goût pour le discours oratoire sous l’impulsion notamment des différents foyers humanistes, italiens, avignonnais puis parisiens.

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Partie 1. Contexte

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Chapitre 1. XIV

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siècle : à la croisée des