• Aucun résultat trouvé

Les évolutions de la perception de soi dont témoignent ces pratiques éparses d’individuation peuvent être reliées à l’émergence progressive d’une fonction auteur pour la période médiévale. Certes, ces deux phénomènes sont relativement indépendants et obéissent à des dynamiques spécifiques : on ne saurait toutefois les aborder de manières totalement séparées. Gerson y invite d’ailleurs car outre le fait que ces textes tendent vers l’exposition, ou l’affirmation, d’une

permis de fuir et qu’en même temps l’indignation envers les princes, c’est la mort et que « Nul ne peut servir deux maîtres ». Je suis contraint par des importuns, et même par des gens excessivement écrasants de céder ou de pécher.

Or il vaut mieux tomber dans la main de Dieu plutôt que dans celle des hommes puisqu’ils peuvent déchoir « de peur que n’aimant le danger, on ne vienne à en périr ». Je suis contraint de travailler à des sermons compliqués qui consument l’essentiel de mon temps sans aucun fruit en matière d’édification et c’est à moi que s’applique cette parole : « tu te consumes en un labeur idiot ». Je suis contraint dans la vie temporelle de pour ainsi dire mendier et de vivre dans le mépris alors que la médiocrité dorée, non pas une amère pauvreté, devrait être extrêmement stable et en conformité aux exigences de mon statut.

193 singularité personnelle, ils nous apparaissent également travaillés par une figure auctoriale. Plus largement, les stratégies d’autoproclamation de certains lettrés à l’instar de Pétrarque mettant vigoureusement en avant une figure d’auteur invitent à apprécier la portée de la question37. Ce faisant, il importe de préciser au préalable ce qu’on appelle auteur, la pertinence du concept appliquée au Moyen Âge demandant à être appréciée. C’est à la suite des réflexions de Michel Foucault dans son texte « Qu’est-ce qu’un auteur ?38 » que la question a pu être examinée à nouveaux frais, articulée aux conceptions de la modernité. Nous reprendrons quant à nous cette réflexion en la modulant suivant un cadre de réflexion sensiblement différent afin de cerner au mieux l’objet de notre recherche. À la suite de Michel Foucault nous userons donc du terme « fonction auteur » en la dédoublant toutefois suivant deux pôles, tributaires chacun d’une évolution peu linéaire, et surtout autonome. Le premier pôle est extra-textuel, sociologique et reprend deux caractéristiques de la fonction auteur foucaldienne : la logique d’attribution, la dynamique d’autorité (au sens pénal). Le deuxième pôle est intra-textuel : il renvoie à une dimension esthétique et repose sur deux caractéristiques, la subjectivité et la réflexivité. La relation de ces deux pôles39 constitue une référentialité spécifique, éminemment dynamique.

À l’extérieur des textes, force est de constater que le Moyen Âge connaît la notion d’auctor40 pour renvoyer à un ensemble de textes associés à un nom propre, hérités de l’antiquité, ou du champ de la théologie médiévale et commentés dans le cadre scolaire41. De fait, l’auctor renvoie d’abord à une autorité, c’est-à-dire, un savoir reconnu comme valide pour alimenter la réflexion et à même de s’imposer comme argument dans la recherche de la vérité. Il est donc à la fois un principe

37 Sur ces pratiques dont le couronnement poétique offre un exemple, on se reportera à l’étude de référence d’Ernst Kantorowitz, « La Souveraineté de l’artiste. Notes sur quelques maximes juridiques et les théories de l’art à la Renaissance », dans Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984, p. 31-57. On consultera en priorité, sur la figure de Pétrarque, les pages 41-57. Pour une interprétation plus récente, on se tournera vers l’article de Jean-Claude Mülhethaler, « Les poètes que de vert on couronne ». Le Moyen Français, vol. 30, 1992, p. 97-112.

38 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Dits et écrits, op. cit., p. 817 sq.

39 Ce faisant, nous ne sommes pas loin de l’analyse développée par Étienne Anheim au sujet de Pétrarque dans L’Individu médiéval, op. cit., p. 188, quand il dit : « Le problème peut alors se formuler de la manière suivante : l’individu serait l’ensemble constitué d’un sujet et d’une personne, c’est-à-dire que l’individu n’est pas un état, mais un rapport que l’on pourrait symboliser ainsi : individu = sujet/personne. La prétendue apparition de l’une ou l’autre catégorie ne serait qu’un changement dans leur articulation qui définirait différentes configurations de l’individu. Dans cette perspective, le procès d’individualisation ne serait pas « la naissance de l’individu », ou de la « subjectivité », mais la construction de cette articulation occidentale entre sujet et personne, dans laquelle le sujet finirait par l’emporter sur la personne et par la fonder, s’inscrivant dans un ordre social dont la valeur élémentaire est l’individu, c’est-à-dire l’individu de la tradition libérale-démocratique occidentale pour lequel l’universelle valeur des sujets est la garantie de l’égalité politique des personnes. »

40 Sur ces questions touchant la genèse de l’auteur et ses formes médiévales, voir le cours en ligne d’Antoine Compagnon, op. cit., ainsi que Atle Kittang, « Authors, Authorship and Work. A Brief Theoretical Survey », Modes of Authorship in the Middle Ages, Slavica Rankovic, (dir.) Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 2012, p. 17- 29.

41 Concernant les conceptions issues de la réflexion scolaire et théologique on pourra consulter l’article de référence de Marie-Dominique Chenu,« Auctor, actor, autor », op. cit.

194 dynamique en même temps qu’une borne statique, fortement lié aux idées de normes et de discipline42. Ce n’est que secondairement, et à partir du XIe-XIIe siècle, que l’auctor, sous l’impulsion de méthodes de commentaires dérivées de la méthode aristotélicienne, pourra renvoyer à un corpus de textes plus défini, voire à une forme de canon suite à l’essor d’une critique d’attribution43. Ainsi trouve-t-on ici l’ébauche dès le Moyen Âge d’une des caractéristiques mises en évidence pour la fonction auteur, à savoir, sa capacité à établir une opération d’attribution complexe44. Sans doute est-ce à partir de là, sur le modèle du binôme nom+texte faisant autorité, qu’un nom propre associé à un texte, et non le seul incipit du texte, a pu faire l’objet de condamnations pénales à la fin du Moyen Âge dans le cadre d’un resserrement de l’espace alloué à la spéculation intellectuelle45. Roger Chartier le souligne, la dimension pénale de la fonction auteur n’intervient que tardivement : selon lui, à la moitié du XVe siècle, selon nous, déjà, selon des modalités spécifiques et moins fortes, dès la fin du Moyen Âge46.

Le pôle esthétique, quant à lui, pourrait se dessiner à une date plus précoce, précédant donc l’apparition d’un cadre social qui le structure fortement. De ce fait, il apparaît intermittent, faute d’ancrage pérenne. Il n’en est pas moins bien présent dans les textes et possède une puissance efficace certaine. Dans sa dimension esthétique, la fonction auteur47 présente deux aspects complémentaires : la subjectivité qui se manifeste dans le discours et la réflexivité qui s’attache aux pratiques d’écritures.

De nombreuses études littéraires se sont attachées à décrire les formes prises par ces deux aspects dans les textes médiévaux, notamment à partir du XIIe siècle. Leur interaction enfin compose des conceptions variées, d’un lettré, d’une époque, à l’autre dans des domaines aussi variés que la copie

42 Marie-Dominique Chenu : « […] Actor [...]va revêtir le sens de auctor – auteur d’un ouvrage, selon une précision qui renforce selon le sens de aliquid agere ; et auctor va prendre une valeur spéciale en direction et en dépendance de auctoritas, où se bloquent l’idée d’origine […] et l’idée d’autorité, de dignité ; il prend ainsi la couleur juridique de tout le système de vocabulaire qui, dès l’antiquité, s’était développé autour du concept d’auctoritas […]. Un auctor désormais, c’est celui qui grâce à une reconnaissance officielle, civile, scolaire, ecclésiastique, voit son avis, sa pensée authentifiés au point qu’ils doivent être accueillis avec respect et acceptés avec docilité ».

43 La pratique des accessus ad auctores a fait l’objet d’études poussées et l’on consultera sur ce point l’ouvrage d’Alastair Minnis, Medieval theory of authorship. Scholastic literary attitudes in the later Middle Ages, Londres, Scolar Press, 1984, p. 9-40. On pourra également consulter l’article d’Almut Suerbaum, « Accessus ad auctores, Autorkonzeptionen in mittelalterlichen Kommentartexten », dans Autor und Autorschaft im Mittelalter, SUERBAUM, Almut, « Accessus ad auctores, Autorkonzeptionen in mittelalterlichen Kommentartexten », dans Autor und Autorschaft im Mittelalter, Actes du colloque sur la littérature médiévale des 14-18 Septembre 1995, Elizabeth Andersen, Jens Haustein, Anne Simon, (éd.), Tübiengen, Niemeyer, 1998, p. 29-37.

44 Cette opération d’attribution renvoie chez Foucault à l’articulation de trois niveaux : la cohérence des niveaux textuels (la qualité du texte), l’homogénéité des doctrines et un moment historique circonscrit par des bornes biographiques.

La critique d’attribution médiévale privilégie surtout la question de l’homogénéité des doctrines tout en s’intéressant à la biographie sur la base de documents légendaires et parfois fantaisistes.

45 Sur les modalités des condamnations théologiques, voirLuca Bianchi, Censure et liberté intellectuelle, op. cit.

46 Roger Chartier, « Figures de l’auteur », dans L’Ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIe siècle, Aix en Provence, Éditions Alinea, 1992, p. 35- 67.

47 Soulignons ici encore que la fonction auteur, au sens moderne, nécessite une association fine et explicite de la dimension sociologique et esthétique. La période médiévale, qui développe de façon inégale et intermittente l’ensemble des aspects apparaît comme une période-creuset pour ces éléments.

195 (anonyme, autographe etc.), le style (plus ou moins stéréotypé), la représentation de soi-même, la cohérence. L’essor d’une subjectivité littéraire exprimée a été mis en évidence par Michel Zink qui l’a bien défini :

[…] Que faut-il entendre par subjectivité littéraire ? Non pas, bien évidemment, l’effusion spontanée ou l’expression véritable dans un texte de la personnalité, des opinions ou des sentiments de son auteur. Mais ce qui marque le texte comme le point de vue d’une conscience. En ce sens, la subjectivité littéraire définit la littérature. Celle-ci n’existe vraiment qu’à partir du moment où le texte […] se désigne comme le produit d’une conscience particulière, partagée entre l’arbitraire de la subjectivité individuelle et la nécessité contraignante des formes du langage48.

Les modalités d’expression de cette subjectivité peuvent passer par l’emploi de la première personne du singulier ou du nom propre49… elles ne s’y réduisent pourtant pas en sorte que la subjectivité s’apparente souvent à une construction kaléidoscopique, obéissant à une stratégie complexe. Car la

« dramatisation concrète du moi50 » qui exhibe la singularité passe d’abord par un usage spécifique des topoi, ainsi dans les scènes de prologue où cohabitent mise en scène d’une biographie personnelle et topos du livre trouvé, ancré dans une longue tradition anonyme :

Durant le Moyen Âge tardif, cette représentation d’une filiation – un livre donnant naissance à un autre – s’appuie sur une anecdote beaucoup plus personnelle qui intervient au moment où un auteur (anonyme ou bien connu) se tient penché au-dessus du livre-source. Cette représentation repose sur une temporalité intime, presque onirique, qui tient à son lien avec l’idée de genèse. Le texte devient dès lors le fruit d’un événement qui est retranscrit et qui appartient à une vie singulière. Le topos de la main tendue et du regard à l’origine de la découverte crée une suspension liée à l’occasion frêle que renferme la contingence. L’auteur préside au livre à venir en esquissant des gestes qui fonctionnent comme un signe. Le mouvement attendu de la main et du regard, qui apparemment définissent la singularité d’un individu, ne dissimulent jamais leur rôle de (symbole) d’une relation avec le passé et l’oubli51.

La subjectivité consiste d’abord à « avancer masqué » tout en « pay[ant] de sa personne » selon

48 Michel Zink, La Subjectivité littéraire, op. cit., p. 8. Concernant la question de la littérature nous nuancerons le propos de Michel Zink en soulignant que la subjectivité est l’une de ses conditions de possibilité à l’égal d’une structure sociale donnée qui lui confère une existence concrète.

49 Sur la question du nom, ou de l’anonymat, on pourra se reporter à la brève analyse que Virginie Greene fait de la question dans l’introduction de l’ouvrage The Medieval author in medieval french litterature, Virginie Greene, (éd.), New York, Palgrave Macmillan, 2006, p. 2.

50 Michel Zink, La Subjectivité littéraire, op. cit., p. 63.

51 Danielle Bohler, « Frontally and in profile : the identifying gesture of the late medieval author », dans The Medieval author, op. cit., p. 173-187, cit. p. 175.Texte anglais : « During the late Middle Ages, this representation of a filiation– one book giving birth to an other – involves a much more personnal anecdote happening during the time an author (anonymous or well-known) hovers over the source-book. This representation is based on an intimate, almost dreamlike, temporality, which is linked to the secret of genesis. The text then becomes the fruit of an event that is recounted, and that belongs to a particular life. The topos of the extended arm and the gaze of discovery creates a suspense linked to the fragile chance of contingency. The author preside the book-to-be, sketching out gestures, that function as sign. The expected movements of hand and gaze, which aparently define the singularity of the individual, never hide their rôle as the parable of a relationship with the past and oblivion. »,

196 Michel Zink52 : la réflexivité, les jeux de miroirs et le méta-discours, caractérisent ainsi la fonction auteur telle qu’elle s’exprime dans les textes médiévaux et tout particulièrement entre le XIVe et le

XVe siècle53. Les masques de la mythologie54, mais aussi de l’allégorie fournissent en effet bien des masques qui, dans un double mouvement, mettent en lumière l’activité créatrice en tout en dérobant ce qu’elle doit à une singularité. Le caractère indirect de ces stratégies est ici une vertu car il autorise une réelle liberté créative dans la construction d’une figure d’écrivain idéal. La polyphonie allégorique prisée par Gerson illustre bien ce mouvement qui tout à la fois dépersonnalise la source du discours et met sur la piste d’une subjectivité diffractée en une psychologie complexe. Or, Virginie Minet-Mahy montre que c’est là que se joue la richesse herméneutique de ces textes comme leur statut littéraire :

L’espace allégorique est moins qu’on l’imagine celui de la dépersonnalisation et de l’affadissement du sens dans l’usure des topoi : il façonne en son sein des figures de lecteur et d’auteur qui permettent de traduire l’implication du texte dans le monde, le travail de refiguration et d’action que la fiction projette sur la réalité55.

Sous leurs dehors d’abstractions rationnelles les allégories font donc entendre des voix singulières, manifestent un regard spécifique sur le monde, dessinant en quelque sorte une subjectivité en pointillé. La figure du je-prédicateur ressemble en bien des points à l’acteur tel qu’il s’affiche chez Chastelain qu’étudie Virginie Minet-Mahy au milieu d’allégories souvent bavardes. Ces figures, Vérité et tant d’autres dans les sermons de Gerson, exhibent ainsi les sens possibles qui s’offrent au je sans jamais trancher tout à fait. Elles permettent ainsi de mettre en tension la source du discours en complexifiant l’interprétation dans une dynamique proprement littéraire ; c’est le cas notamment sur des sujets sensibles (ici, la condamnation des propositions de Jean Petit) face à un pouvoir déstabilisé (ici la papauté en la personne de Benoît XIII) :

[…] [Obstistebat et reclamabat triplex [E]rror velatus cortice jurium positivorum non recte intellectorum ad regulam divini juris et catholicae veritatis. […]

52 Ibidem, p. 28-29.

53 Burt Kimmelman, Poetics of Authorship in the Later Middle Ages. The emergence of the modern literary Persona, New York, Peter Lang, 1996.

54 Sur la médiation mythologique pour penser la création et la figure auctoriale, dans un contexte laïc, on lira l’article de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Polyphème et Prométhée. Deux voies de la « création » au XIVe siècle », dans Auctor et auctoritas, Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Michel Zimmermann, (éd.), Actes du colloque tenu à l’université de Saint Quentin en Yvelines, 14-16 juin 1999, Paris École des Chartes, 2001, p. 401-410. On pourra également consulter, sur la métaphore comme stratégie d’affirmation auctoriale David Cowling, « Les Métaphores de l’auteur et de la création littéraire à la fin du Moyen Âge : le cas des Grands Rhétoriqueurs », dans « Toutes choses sont faictes cleres par escripture », op. cit., p. 99-112.

55 Virginie Minet Mahy, « Les systèmes de représentation de l’auteur et du lecteur dans le texte allégorique : figures idéales et vocations poétiques. », dans La Littérature à la cour de Bourgogne. Actualités et perspectives de recherche, op. cit., p. 263-282, cit. p. 281. On pourra plus largement se reporter aux autres travaux de cette chercheuse qui explorent ces questions avec une acuité remarquable.