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La place et le rôle de l’université de Paris au tournant du XIVe-XVe siècle sont majeurs au sein de la vie intellectuelle : elle est loin cependant de la résumer. En effet, on ne saurait se faire une juste image du paysage scolaire de l’époque sans s’attacher à ces institutions si spécifiques que sont les collèges. Ces lieux d’accueil des étudiants, physique mais aussi financier, sont nombreux à l’époque de Gerson dans le quartier latin : à la fin du XIVe siècle, on en compte une quarantaine qui

213 Pour l’auteur ainsi « [l]e prestige de leurs sermons leur permettait [aux universitaires] aussi d’exercer une forte influence sur l’opinion publique dont les partis qui se disputèrent le pouvoir durant le long règne de Charles VI […]

recherchaient constamment l’appui. », Serge Lusignan,Vérité garde le roy, op. cit, p. 15.

214 Constant Mews« Communautés de savoirs. Écoles et collèges à Paris au XIIIe siècle », dans « Le Travail intellectuel au Moyen Âge. Institutions et circulations », op. cit, p. 485-507 et Emma Cayley, Debate and Dialogue : Alain Chartier in his cultural context., Oxford, Oxford University Press, 2006.

170 accueille environ deux cents étudiants215. Ces établissements et lieux de savoirs étaient à bien des égards atypiques, entretenant avec l’université à la fois un rapport de parallélisme, du point de vue institutionnel et scolaire, et d’inclusion, du point de vue de leur recrutement et de leur sociologie.

Leur invention fut pensée initialement en réponse à des problèmes essentiellement matériels que rencontraient les étudiants : ils donnaient ainsi accès à un hébergement et à des ressources financières au travers de bourses. Ils étaient donc conçus, au moins théoriquement, pour soutenir la formation d’étudiants sans ressources matérielles suffisantes216. Il convient toutefois à la suite de Constant Mews217 de souligner l’existence de deux types de collèges : ceux dépendant d’un ordre religieux, comme les collèges mendiants, et ceux accueillant des étudiants séculiers, comme le collège de Robert de Sorbon. N’était la spécificité des publics qu’ils accueillaient, ces établissements poursuivaient globalement des buts analogues.

À la fin du XIVe siècle, les collèges ne se contentent plus de fournir un cadre de vie et un soutien financier aux étudiants, tant artiens que théologiens ; ils sont aussi des lieux de formation qui confèrent à leurs membres une couleur intellectuelle très particulière. La formation passe tout d’abord par des moyens humains plus ou moins développés : le collège de Navarre recrutait ainsi des maîtres qui dispensaient des cours sur les matières universitaires aux étudiants accueillis. Mais elle était aussi livresque puisque ces collèges possédaient des bibliothèques qui donnaient accès aux étudiants aux ouvrages mis au programme218 par l’université. Cette bibliothèque était initialement dépendante des cursus universitaires ; néanmoins Nathalie Gorochov le souligne219, le peu que nous connaissons des livres du Collège de Navarre, suffit pour mesurer combien les ouvrages se distinguaient d’une formation ordinaire. Reprenons sommairement les conclusions de son étude, qui ne concernent que le Collège de Navarre : on trouvait à l’époque où Gerson étudiait dans la bibliothèque un lexique de Papias, des commentaires des Pères Grecs, un commentaire de Thomas Walleys (mort en 1349) sur la Cité de Dieu etc. À côté d’ouvrages plus courants, ces titres témoignent d’un esprit ouvert aux

215 Nous nous appuierons essentiellement pour cette partie de notre réflexion sur l’ouvrage de référence de Nathalie Gorochov, Le Collège de Navarre de sa fondation au début du XVe siècle, op. cit. Compte tenu de l’ancrage navarriste de Gerson, nous privilégierons le cas du collège fondé par Jeanne de Navarre. On pourra toutefois, pour une vision plus large de l’institution collégiale, tant du point de vue historique que sociologique se reporter à l’article de Constant Mews « Communautés de savoirs… », op. cit. On se reportera en particulier aux pages 497-500.

216 C’est en tous cas le projet initial des collèges mais à la fin du XIVe siècle le projet ne recoupe plus toujours la réalité comme le souligne Jacques Paquet en parlant « d’aristocratisation progressive des collèges » dans son article à l’exposé méthodologique fort riche, « Universitaire « pauvre » au Moyen Âge : problèmes, documentation, question de méthode. », The Universities in the late Middle Ages, Louvain, Leuven university press, 1978, p. 399-425, cit.

p. 418. Pour une approche plus synthétique des données, voir William Courtenay, Parisian scholars in the early fourteenth century, op. cit., p. 93-100.

217 Constant Mews « Communautés de savoirs… », op. cit, p. 497-498.

218 Nous employons de façon un peu vague et anachronique l’expression car la littérature savante sur l’université médiévale rappelle souvent que la notion de programme n’existait pas vraiment en dépit du fait que certains ouvrages majeurs fassent figure d’incontournables de la scolarité.

219 Nathalie Gorochov, Le Collège de Navarre…, op. cit., p. 460-465.

171 idées récentes (Walleys), à la culture grecque, ainsi que d’une attention spécifique aux faits de langue220. L’identité intellectuelle qui s’en dégage tranche nettement avec ce que l’on peut constater dans un autre collège prestigieux, le Collège de Sorbonne à la même époque221. Les quelques aperçus que nous pouvons avoir des cours professés dans cette même institution vont dans le même sens : Aristote y est abordé à travers les commentaires de Jean Buridan et les mathématiques, qui semblent avoir disparu à la faculté des arts y sont encore étudiées. La communauté de savoirs qui s’élaborait dans le creuset des différents collèges et que nous avons esquissée à travers l’exemple spécifique du Collège de Navarre, était donc tout sauf une pâle copie de l’université. Et de fait, les collèges étaient loin de se réduire à leur seule vocation intellectuelle : comme l’université, certains avaient à la fin du

XIVe de réelles ambitions politiques servies efficacement par un véritable réseau d’anciens.

Le Collège de Navarre, à l’instar des autres établissements que comptait Paris, ne fut fondé initialement que pour venir en aide à des étudiants manquant de ressources. Pourtant, Nathalie Gorochov le souligne, force est de constater dès Charles V une collusion évidente entre le collège de Navarre et le pouvoir :

Si les origines et les grades de ces étudiants diffèrent, leurs carrières sont désormais toutes tracées. La vocation du collège de Navarre après 1360 est de former des serviteurs des puissants, des membres du haut clergé et de brillants enseignants de l’Université de Paris. C’est la situation qui résulte des réformes de Charles V et peut-être d’un projet qui n’a jamais été clairement exprimé222.

L’ambition politique du collège se mesure sans peine à la présence massive de ses membres dans tous les lieux de pouvoir, cours ou chancelleries ; mais elle transparaît aussi de la relation très particulière que noue l’établissement avec la papauté. Le rôle politique de l’université se mesure, on l’a dit, à son intervention récurrente au cours des XIVe-XVe siècles dans les débats royaux, mais aussi dans ceux de la papauté. S’il ne confère pas toujours un pouvoir effectif, le savoir n’en fait pas moins autorité. Il en va de même pour le collège de Navarre qui, avec le collège de Sorbonne et le collège des Cholets se distingue des autres établissements parisiens en adressant directement, sans la médiation de l’université, des supplications au pape d’Avignon en faveur de certains de ses membres. D’où vient

220 De la même manière,Benoît Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, op. cit, p. 570, note 84, signale que le collège de Navarre possédait au début du XIVe siècle un exemplaire des Lettres de Pierre de la Vigne, dont on sait l’importance dans l’histoire de la rhétorique politique. Là encore, le collège de Navarre apparaît on ne peut plus au fait des grands courants qui traversent la rhétorique d’alors.

221 Pour un bref aperçu de la bibliothèque du collège de Sorbonne au XVe siècle, on pourra se reporter à l’article de Jeanne Vieillard,« Le registre de prêt de la bibliothèque du Collège de Sorbonne au XVe siècle », The Universities in the late Middle Ages, Louvain, Leuven university press, 1978, p. 276-292. Il ressort de cette étude que les ouvrages majoritairement empruntés excluent la patristique grecque, et Thomas d’Aquin remplace dûment pour les commentaires d’Aristote Buridan.

222 Nathalie Gorochov, Le Collège de Navarre…, op. cit, p. 473.

172 ce statut si particulier de parler en son nom propre ? En réalité l’influence du collège de Navarre se mesure à l’étendue de son réseau d’anciens qui, implantés dans les lieux névralgiques du pouvoir, se soutiennent mutuellement, quoiqu’ils ne fassent pas toujours partie des mêmes camps.

Gerson doit-il plus au collège de Navarre qu’à l’université ? Sans doute ainsi posée la question ne fait guère sens, pourtant, elle a le mérite d’insister sur le fait que ces deux institutions ont chacune contribué à façonner la personnalité du chancelier. Il serait peu pertinent de lister les dettes de Gerson à l’une et l’autre mais assurément son ouverture à l’humanisme italien223, son intérêt pour les idées réformatrices ont pu trouver dans l’enseignement du collège des nourritures substantielles.

Et si les deux institutions sont au même niveau, il n’est pourtant pas interdit de penser que sans le Collège de Navarre, Jean Charlier Gerson ne serait sans doute pas devenu chancelier de Notre-Dame et donc de l’université de Paris. Ce poste en effet est depuis le milieu du XIVe la chasse gardée du collège et le restera encore après et c’est aussi le cas de bon nombre de postes à responsabilités de l’université224. Plus largement, la proximité avec les cercles du pouvoir ne fut sans doute pas sans incidence sur la personnalité du chancelier : il y prit sans doute ce pli politique qui donne à ses sermons les couleurs de l’actualité.