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Le genre comme catégorie historique et descriptive

Le genre du sermon compris dans un sens historique s’inscrit dans une temporalité longue, celle du christianisme marqué par les références emblématiques de la prédication du Christ, des missions évangélisatrices des premiers apôtres, enfin par la pratique homilétique de grandes figures patristiques comme Augustin43. On notera néanmoins que dans ces références qui nourrissent l’ancrage symbolique des cadres normatifs médiévaux développés ultérieurement, il n’est pas toujours question de sermon (genre de document textuel) mais de prédication (pratique sociale). À la fois origine et horizon mythiques, ces renvois offrent en fait un imaginaire de la prédication destinée à nourrir le genre du sermon lui-même. Les débuts de l’homilétique médiévale ont en grande partie reconduit les logiques à l’œuvre pour le christianisme tardo-antique en conservant le modèle exégétique du sermon patristique qui concordait avec les pratiques religieuses des principaux destinataires des sermons, les moines.

Or, le sermon mais aussi les formes de l’élan missionnaire dont il est porteur sont proprement réinventés à la faveur de la réforme grégorienne comme l’a bien montré Nicole Bériou44. Il devient ce faisant l’instrument efficace45 d’une politique pastorale de grande

43 On mesurera sans peine cette étendue temporelle que peut recouvrir l’objet en question en parcourant l’ouvrage de référence dirigé par Beverly Mayne Kienzle, The Sermon, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brépols, 2000. La chronologie part de la période tardo-antique ou altimédiévale (VIe siècle) à la toute fin de la période médiévale.

44. Nicole Bériou, L’Avènement des maîtres de la parole : la prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1998, chapitre « La naissance d’un nouvel art de prêcher » p. 134 sq., vol. 1.

45 En matière d’études homilétiques, il convient de faire la part de l’angélisme et d’une vue sombre des logiques à l’œuvre dans les sermons et dans l’institution ecclésiale. Ainsi, contre l’angélisme, on rappellera que le sermon est bien l’instrument (plus ou moins) efficace d’une politique ecclésiale, et par là, du pouvoir temporel d’une institution historique. Efficace en effet, car comme l’a bien étudié Jean Delumeau dans La Peur en Occident : XIVe-XVIIIe siècles, Paris, Hachette Littérature, 1999 (1978), la prédication fut un média de masse qui mit parfois l’accent sur la peur dans la pratique religieuse. Des nuances seraient ici encore à apporter car ce n’est pas le cas de toutes les époques, ni de tous les prédicateurs. Elle fut également ce média qui, associé au dispositif de la confession, soutint une culture de la repentance. Sur ces questions, on pourra consulter l’article de Grado Giovanni Merlo, « Coercition et orthodoxie : modalité de communication et d’imposition d’un message religieux hégémonique », dans Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, Rome, École Française de Rome, 1981, p. 101-118 et plus récemment Catherine Vincent, (dir.), Justice et miséricorde. Discours et pratiques dans l’Occident médiéval, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2015. L’imaginaire est une chose, les pratiques concrètes en sont une autre : contre une vue

17 ampleur ainsi que le rappelle André Vauchez :

Dans les milieux qui furent à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler la réforme « grégorienne », on réalisa […] que l’Église, en dépit d’apparences brillantes, était menacée par les progrès du système féodal […]. Ce refus se traduisit à partir de Grégoire VII, dans un vaste programme de reconquête chrétienne du monde dont l’aspect primordial, aux yeux des réformateurs, était l’affirmation de l’autonomie du Spirituel face aux pouvoirs temporels et le rejet de toutes les formes de sécularisation du clergé, en particulier dans le domaine sexuel46.

Ainsi, à partir de la fin du XIIe siècle tout change, à commencer par les publics visés par les sermons et les milieux d’élaboration de ces textes : les laïcs deviennent des destinataires plus importants que les moines tandis que les milieux scolaires initient un important travail de codification, d’élaboration, puis de diffusion des nouveaux modèles. Ce sont eux qui sont les grands inventeurs du genre textuel nouveau dont Gerson présente une sorte d’akmè. Inventeurs tout d’abord en ce sens que ces maîtres, universitaires, écolâtres théorisèrent le genre du sermon dit « moderne » ou « universitaire » ou « scolastique » au travers d’une abondante production d’artes praedicandi. Si la matière et les préconisations varient sensiblement d’un texte à un autre, rappelons tout de même que les grandes lignes restent relativement stables : la structure du sermon s’y compose d’un thème, une citation biblique, d’une prière et d’un prothème, d’une annonce de plan déduite du thème par un jeu minutieux de techniques littéraires, enfin d’un développement relié par un réseau de concordances (théoriquement) serrées renvoyant elles aussi au thème47. C’est ici qu’intervient la question des instruments48 exploités par le prédicateur : il s’agit des artes tout d’abord, puis des sermons modèles ou sermons diffusés comme modèles49, des traités rhétoriques, des ouvrages exégétiques, des dictionnaires

sombre, il vaut la peine de rappeler, à la suite de Jacques Chiffoleau dans La Religion flamboyante, Paris, Points Seuil, 2011 (1988) que la société médiévale n’était pas si monolithique que le laissent croire les textes homilétiques. Ou plutôt, l’insistance avec laquelle les prédicateurs conspuent et pourchassent l’immoralité tend à montrer que le discours n’était pas toujours suivi d’effets et que, comme beaucoup d’activités didactiques, la répétition allait de pair avec la recherche d’efficacité pratique (même si par ailleurs l’imaginaire pouvait être atteint). Média coercitif donc que les sermons, certes, mais pas seulement, et surtout, pas autant que les textes le laissent accroire eux-mêmes.

46 André Vauchez, « Présentation », Faire croire, À p. 9.

47 Pour une introduction exhaustive à la question des techniques rhétoriques prônées par les artes praedicandi on se reportera à Thomas-Marie Charland, Artes Praedicandi, Contribution à l’histoire de la rhétorique du Moyen Âge, Paris, Vrin, Ottawa, Institut d’études médiévales, 1936. Voir également pour une approche plus récente Marianne Briscoe, Artes Praedicandi, Turnhout, Brépols, 1992. Sur la question plus précise des ressources rhétoriques mises au service de l’amplification du développement (couleurs de rhétoriques, concordances lexicales etc.), on consultera Hervé Martin, Le Métier de prédicateur en France septentrionale à la fin du Moyen Âge (1350-1520), Paris, Le Cerf, 1988.

48 Olga Weijers,Méthodes et instruments du travail intellectuel au Moyen Âge, Turnhout, Brépols, 1990. Voir également, sur l’interdépendance entre ouvrages méthodologiques et textes homilétiques spécifiques le développement que consacre à cette question Marianne Briscoe dans Artes praedicandi, op. cit., p. 64 sq.

49 Certains théoriciens ont pu élaborer des sermons modèles in abstracto toutefois, nombre de ces sermons modèles

18 étymologiques (par exemple pour les noms hébraïques), des arts de la mémoire, des distinctiones, des concordances, des florilèges d’autorités et citations, des recueils d’exempla50 etc. Plus largement, c’est également ici que se pose la question du « Comment ? » : avec des récits51, avec des vers et des jeux métriques52 ou des jeux de dramatisation53, avec des jeux linguistiques54, voire avec l’aide d’objets concrets55. De manière générale, cette production textuelle est caractérisée par un usage notable des outils méthodologiques et procédés réflexifs qui commencent de voir le jour dans les écoles. Il convient de le rappeler ici : ce nouveau sermon qui éclôt sous la plume ou le calame des clercs scolaires n’est pas d’abord pensé comme une production esthétique ou culturelle, nous y reviendrons.

Les caractéristiques stylistiques ne permettent donc pas, du fait de leur grande variété, de procéder à un classement opératoire des textes. En revanche, leur tradition manuscrite fait apparaître de fortes convergences et détermine un genre dit « documentaire », c’est-à-dire, fondé sur les méthodes historiennes. La conservation et la transmission de ces textes spécifiques reflètent en effet la standardisation de l’activité évangélisatrice et

sont le résultat de reportationes minutieuses et d’une conservation dans des manuscrits spécifiques. Ces anthologies pouvaient être plus ou moins perfectionnées : le développement des index et des tables pour les livres a ainsi ouvert des perspectives en matière de lectures transversale et utilitaire, par thème, par fête liturgique, par public (dans le cas de sermon ad status) ou par activités sociales etc. Pour une introduction aux collections de sermon ad status, voir Carolyn Muessig, « Audience and preacher : ad status sermons and social classification », dans Carolyn Muessig, (éd.) Preacher, sermon and audience in the Middle Ages, Leiden, Boston, Köln, Brill, 2002, p. 255-278. Voir aussi, pour une mise en perspective de la pratique du sermon ad status comme tentative d’élaboration d’un discours clérical en phase avec les évolutions rapides de la société médiévale, André Vauchez, « Présentation », Faire Croire…, op. cit., p. 14 sq. Pour une première approche du traitement que font les sermons des grandes activités qui structurent la société et la religiosité médiévale voir notamment Nicole Bériou, David D’Avray, Modern questions about Medieval Sermons. Essays on Marriage, Death, History and sanctity, Spoleto, Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, 1994.

50 Sur l’utilisation dans un contexte d’écriture homilétique de ces outils voir, Roger Andersson, Constructing the medieval sermon, op. cit.

51 Sur l’usage des exempla et d’un matériau narratif on consultera Le Tonnerre des exemples, « exempla » et médiation culturelle dans l'Occident médiéval, Marie-Anne Polo de Beaulieu, Pascal Collomb et Jacques Berlioz (éd.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 et pour une anthologie de récits Albert Lecoy de la Marche,Le Rire du prédicateur, récits facétieux du Moyen Âge, Turnhout, Brépols, 1999 (1992).

52 Sur les relations entre rhétorique homilétique et techniques poétiques on lira Siegfried Wenzel, Preachers, poets and the early English lyric, Princeton, Princeton University Press, 1986.

53 Sur les questions de performance, voir Prédication et performance du XIIe au XVIe siècle, actes du colloque international, Paris, Fondation Singer-Polignac et École des hautes études en sciences sociales, 23 et 24 juin 2011, Marie Bouhaïk Girones et Marie Anne Polo de Beaulieu(éd.), Paris, Classiques Garnier, 2013.

54 Holly Johnsons, « Fashioning devotion : The art of Good Friday preaching in chaucerian England », dans Speculum sermonis, Interdisciplinary reflections on the medieval sermon, Georgiana Donavin, Cary Nederman, Richart Utz, (éd.), Turnhout, Brépols, 2004, p. 315-334. On se reportera également aux deux articles suivants : Nirit Ben-Aryeh Debby, « The preacher as Goldsmith : the Italian preacher’s use of the visual arts », dans Carolyn Muessig, (éd.) Preacher, sermon and audience in the Middle Ages, op. cit., p. 127-154 et Miriam Gill,

« Preaching and image : sermons and wall paintings in later medieval England », ibidem, p. 155-180.

55 Sur l’utilisation d’objets on lira, à propos de Bernardin de Sienne, Emily Michelson, « Bernadino of Siena Visualizes the Name of God », dans Speculum sermonis, op. cit., p. 155-178. Plus largement, sur la place des images dans la prédication et pour problématisation des rapports entre image mnémonique et une image artistique on consultera l’article éclairant de Daniel Arasse, « Entre dévotion et culture : fonctions de l’image religieuse au XVe siècle », dans Faire croire, op. cit., p. 131-146.

19 pédagogique : destinés à servir de modèles dans le cadre de la formation des futurs prédicateurs, mais aussi inspiration de substitution pour ceux qui péchaient par manque d’idée, les textes ont été abondamment copiés. Le terme copie est en partie impropre puisque Nicole Bériou le rappelle, l’accent mis sur l’activité homilétique est allé de pair avec la redécouverte des techniques de tachygraphie ou sténographie afin de proposer des textes établis sur la base de reportationes. Ceux-ci ont pu ensuite être diffusés dans des sermonaires de plus en plus structurés (thème, fête, public, auteur sont des précisions dont la fréquence va s’accroissant) en vue d’une réutilisation facilitée. Il convient de noter ici que, quand bien même tous les textes qualifiés de sermons ne sont pas toujours prononcés, la dimension d’ancrage liturgique, notamment avec la mention de la fête à laquelle il est lié, reste fondamentale dans la définition du genre.

Cette unité formelle suffit-elle à constituer cet ensemble comme genre documentaire parfaitement cohérent ? À l’évidence non, il suffit pour cela de consulter la récente synthèse publiée sous la direction de Beverly Mayne Kienzle56 : les facteurs de diversité répondent terme à terme aux facteurs de cohésion. Nous n’en retiendrons que deux, la langue et le public destinataire ; outre que ce sont les principaux, ce sont eux aussi qui, dans notre corpus, posent la question de la cohérence. En réalité, quoique ces deux paramètres ne se recoupent pas toujours, leurs effets en revanche sont assez semblables : du latin au français les possibilités de raffinement intellectuel et lexical ne sont pas les mêmes57, ou plutôt, les prédicateurs jugulent le raffinement intellectuel et lexical de leur sermon en fonction de la langue. Dès lors les jeux de structuration et les recherches en matière de composition sont inégalement approfondis. De la même manière, le public impose, pour peu que le prédicateur soit mû par un souci pédagogique, une exploitation différenciée de ces mêmes paramètres : lexique, degré de complexité du propos, degré de complexité du plan, effets stylistiques58, ressources rhétoriques. Aux deux extrémités de la masse documentaire constituée par l’ensemble des textes relevant du genre « sermon » au sens historique et descriptif, se trouvent les cathédrales scolastiques de langage d’un Gerson et les plans lapidaires exposant un catéchisme sec d’une paroisse dite populaire. Ainsi, comprendre le sermon comme genre ne peut donc s’arrêter aux schèmes normatifs fournis par le Moyen Âge qui ne cadrent

56 Beverly Mayne Kienzle, The Sermon, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brépols, 2000.

57 Michel Zink, La Prédication en langue romane avant 1300, Paris, Honoré Champion, 1982 et Christoph Burger,

« Preaching for members of the university in latin, for parishioners in french : Jean Gerson (1363-1429) on

“Blessed are they that mourn” », dans Constructing the medieval sermon, Roger Andersson, Turnhout, Brépols, p. 207-220.

58 On pourrait ainsi citer le cas de l’exemplum qui génère une grande diversité et hétérogénéité de formats textuels.

20 qu’imparfaitement avec l’ensemble des documents. Ou plutôt, ces schèmes encadrent de façon trop peu serrée les textes pour qu’émerge un objet cohérent à nos yeux de modernes.

Néanmoins, l’utilisation d’outils méthodologiques et le recours à un même langage formel souple et parfois flou dessinent déjà une première arête saillante pour notre objet, ainsi qu’une ligne d’intelligibilité. Une approche discursive, non contradictoire mais complémentaire permet de faire émerger d’autres lignes de forces constitutives du genre.