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Le siège de la papauté française est à la fin du XIVe siècle l’un des grands sièges du renouveau culturel de par une position privilégiée de carrefour entre Paris et Florence153. La population ecclésiale qui y vit ou s’y rend est de fait éminemment multiculturelle et il règne aux abords du palais des Papes une atmosphère cosmopolite propice au développement de pensées et de formes artistiques. Les Français sont bien représentés dans la capitale papale française, le tropisme du lieu les favorisant. Mais Avignon accueille aussi des Italiens exilés comme Giovanni Moccia, secrétaire de Clément VII et Benoît XIII, ou encore Galeoto Tarlati di Pietramala, passé de l’obédience italienne à l’obédience française. On y trouve également des Espagnols, dont le pape

151 Benedic haereditati tuae, OC, n° 214, p. 119. Nous traduisons : Cette Affection illustre, ou Charité […] se préparait à intercéder pour ta fille, l’université de Paris pour que, suivant ce que nous avons dit, tu la bénisses comme étant ton héritière. Car là où l’Affection a pu se trouver présente, ou dès lors qu’elle l’a demandé à l’être, c’est qu’elle manque entre le père et la fille. Voilà ce que me montrait ma méditation. Et voilà que venait sa triste fille, la convoitise livide par laquelle la mort est entrée dans le monde, monstre effroyable, démesuré et immense et où l’on trouve, aussi nombreuses que les vertus dans l’Affection, l’ensemble des vices, la cruauté, la fausseté et l’iniquité

152 Nous reviendrons ultérieurement sur ces aspects pour aborder la thématique parisienne dans les sermons français, lesquels exploitent davantage un imaginaire de la royauté.

153 Nous nous appuyons pour ces quelques considérations culturelles sur la vie avignonnaise sur l’ouvrage de Jean Favier, Les Papes d’Avignon, Paris, Fayard, 2006, p. 288-374 et 644-649. On pourra également à la synthèse contenue chez RobertFossier et Jacques Verger dans Histoire du Moyen Âge, op. cit.

153 Benoît XIII, et quelques Anglais. La capitale avignonnaise attire en effet des clercs nombreux mus par l’espoir d’obtenir un emploi auprès des nombreux cardinaux, ou un bénéfice, ainsi que des délégations émanant des puissances politiques de l’époque soucieuses d’intercéder en vue d’une sortie du schisme. Plus largement, Avignon apparaît au XIVe siècle comme l’une des premières villes et puissances temporelles dotées d’une administration nombreuse, structurée (elle est centralisée et hiérarchisée), en somme, moderne. Elle se distingue pour l’époque par une remarquable stabilité géographique et par des institutions fiscales efficaces. S’y ajoutent une université, et un pouvoir juridique spirituel et temporel154. À la puissance politique s’adjoint un pouvoir culturel fort qui, à l’instar des royautés européennes, use de l’art et des symboles155 pour asseoir sa suprématie. Bien plus, l’action papale en matière de mécénat et de bibliophilie156 est importante, contribuant à faire du lieu une capitale culturelle dynamique : Benoît XIII se procure ainsi par l’entremise de Nicolas de Clamanges les Lettres de Pline le jeune. De ce fait, la capitale attire également nombre de personnalités talentueuses de l’époque comme Laurent de Premierfait, traducteur majeur des œuvres de l’humanisme italien ainsi des textes antiques de Tite Live et Cicéron.

Gerson a peu fréquenté directement la cour papale et la ville d’Avignon elle-même : absent de la délégation dépêchée par l’université en 1394 pour rencontrer le pape nouvellement élu, ce n’est qu’en octobre 1403, à quarante ans, qu’il rencontrera Benoît XIII à Avignon, avant de prononcer devant lui à Marseille son sermon Benedic haereditati tuae157 en novembre de la même année. Il retournera à Avignon en 1407, après avoir rencontré Benoît XIII à Marseille : la tension autour du schisme s’est alors encore accentuée. Gerson y prêche devant les cardinaux un sermon perdu. Gerson a donc été en contact, brièvement, avec la cour papale lors de ses voyages et les sermons qui témoignent de cette prédication font voir un soin tout particulier de l’éloquence. Mais il a été également proche de ce milieu intellectuel par l’entremise de la correspondance qu’il entretenait avec les lettrés qui s’y trouvaient. Nicolas de Clamanges entre ainsi en 1397 à la Chancellerie pontificale et y retourne en 1403 après une période d’interruption en raison de sa position ambiguë, Français, mais au service du pape. Proche depuis longtemps de Gerson, il est avec lui et Gérard Machet l’un des piliers de la pensée de la réforme dans le lieu d’avant-garde qu’est le collège de

154 Pour un détail approfondi des institutions avignonaises on consultera Jean Favier, Les Papes d’Avignon, op. cit., p. 181-258.

155 La tiare papale est un bon exemple de l’usage des vertus combinées du luxe et du symbole : rehaussée par Boniface VIII de deux couronnes, elle en reçoit une troisième avec Clément V. Le chiffre 3 pourra ultérieurement être associé allégoriquement à l’Église souffrante, l’Église militante, et à l’Église triomphante. Voir Jean Favier, Les Papes d’Avignon, op. cit., p. 182-183.

156 Sur la vie culturelle à Avignon on consultera, pour de plus amples précisions concernant les ouvrages lus,les symboles, l’activité artistique, etc. l’ouvrage La Vie culturelle, intellectuelle et scientifique à la cour des papes d’Avignon, Jacqueline Hamesse, (éd.), Turnhout, Brepols, 2006.

157 Benedic haereditati tuae, OC, t. 5, n° 214, p. 107-122

154 Navarre : sa correspondance sera l’un des relais des idées nouvelles en matière d’éloquence, et de théologie qui s’épanouiront ensuite sous la plume du chancelier. Ainsi, faut-il s’étonner de retrouver chez deux contemporains, Philippe de Mézières et Gerson, un même thème théologique, celui de la dévotion à la sainte Famille avec une piété teintée de l’humanisme spirituel qui se développe alors ? Philippe de Mézières consacre en effet un mystère à la présentation de Marie au Temple, et ce dernier est monté à Avignon en 1372. Gerson écrit quant à lui un poème virgilien sur la figure de Joseph, l’enfance du Christ, centré sur l’épisode de la fuite en Égypte158. Les deux textes, émanant de lettrés n’appartenant pas tout à fait à la même génération permettent de sentir le succès croissant de la thématique de la sainte Famille. Le traitement du thème par les deux textes est pourtant distinct et s’avère intéressant : on trouve ainsi un accent tout particulier chez Gerson sur le personnage de Joseph. Le texte de Philippe de Mézières est quant à lui une proposition de drame liturgique comprenant un sermon, une messe, un office et un drame qui s’apparente essentiellement à une mise en espace et à une procession dialoguée. La teneur en est essentiellement théologique et fait peu de place à un traitement plus littéraire du thème :

[…] primo silentio imposito per Gabrielem et Raphaelem cum virgis suis, primus Angelus, quis tenebit virgam albam in manu dextra et lilium suum in manu sinistra, ascendet in solarium virga erecta. Et cum venerit ante Mariam, ponet virgam suam super tapetum et profunde <ad> Mariam inclinabit. […] Alta voce quasi cantando incipiet dicere :

« Que est i ll a que ascendit (Cant. 8,5) per desertum sicut virgula fumi ex aromatibus mirre et thuris ? Estne illa vi rga que egr edi t ur de r adi ce Iesse (Is. XI,1-2) ? Et flos de radice eius ascendit et r equi escit su per eum spir it us Domi ni (Is. 1, 1-1, 22), spiritus sapientie et intellectus, spiritus scientie et concilii, spiritus pietatis et fortitudinis, et spiritus timoris Domini159. »

Si les considérations pastorales de Gerson sont voisines du fait de la fréquentation des mêmes milieux (du moins proches) que Philippe de Mézières, son texte en revanche fait montre d’un traitement tout autre. L’approche théologique s’y teinte en effet d’un souci esthétique plus marqué avec la peinture

158 Pour Philippe de Mézières on pourra se reporter à l’édition moderne du texte faite parWilliam Coleman, Philippe de Mézières’ Campaign for the Feast of Mary’s Presentation, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1981.

Pour le texte de la Josephina on usera de préférence au tome 1 de l’édition Glorieux à l’édition critique de Matteo Roccati, Josephina, introduction…, op. cit. Pour une étude de ce texte poétique voir entre autres Giovanni Matteo Roccati, « La Josephina di Jean Gerson (1418) : un poema virgiliano di contenuto biblico », Studi francesi, n° 121 (1997), p. 3-19, ainsi que l’introduction critique de l’édition numérique.

159 William Coleman, Philippe de Mézières’ Campaign for the Feast of Mary’s Presentation, op. cit., p. 97. Nous traduisons : Au début, dans le silence imposé par Gabriel et Raphaël à l’aide de leur baguette, un premier ange, qui tiendra une baguette blanche dans sa main droite et un lys dans sa main gauche, montera au balcon en tenant sa baguette levée. Et quand Marie sera arrivée, il posera sa baguette sur la tapisserie et il s’inclinera profondément en commençant à dire d’une voix grave presque comme en chantant : Qui est-elle, celle-la qui monte au désert comme le trait de fumée qui s’élève d’un feu d’aromates, de la myrrhe et de l’encens ? N’est-ce pas elle la jeune branche qui sort de la racine de Jessé ? Et de la racine monte une fleur et l’esprit de Dieu repose sur elle, l’esprit de sagesse, de science et de conseil, l’esprit de piété et de force, l’esprit de la crainte de Dieu

155 de scènes empreintes d’un discret pathos et la recherche d’une métrique classicisante :

Vespera defessos ambos asinum quoque lassum Sera domi locat in qua diverticula villae Commodiora Joseph reputavit, protinus ulnis Excepit puerum propriis terraeque reclinat Ipse sinu matris ereptus vagit et inde

Vir dat opem dominae satagens descendat asello Collapsu facili, hospes dat stabulum paleasque160.

La finalité théologique chez les deux auteurs ne diffère guère et l’on sait que tous deux furent des promoteurs actifs de la dévotion à la figure de saint Joseph en même temps que les partisans d’une attention spirituelle toute particulière à la sainte famille. S’il s’agit là d’une sensibilité théologique relativement peu répandue et qui distingue la figure d’un Gerson ou d’un Philippe de Mézières, il n’y a pour autant nulle contradiction avec l’esprit du temps qui valorise l’image d’un Dieu souffrant, puissamment incarné et ce jusque dans des épisodes biographiques peu exploités par le christianisme précédent. Le traitement spirituel et littéraire est pourtant bien différent et laisse sentir la différence de génération qui sépare le « vieil pèlerin » du chancelier (qui affectionne aussi l’imagerie du pèlerinage). La dimension scénographique en même temps que liturgique du texte de Philippe de Mézières est en effet claire et nous place davantage du côté du drame liturgique bien ancré dans la tradition médiévale. Ici, le réalisme cède le pas au rite et à sa mise en scène esthétisée dans le cadre d’une célébration. À l’inverse, le texte de Gerson oublie complètement cette même dimension liturgique pour se déployer dans l’espace de la lecture où la poésie rejoint la dévotion intérieure.

L’accent y est moins mis sur la théologie et le dogme de l’incarnation que sur la mimesis traitée avec toutes les ressources du pittoresque qu’offre l’inspiration biblique et virgilienne.

L’approche de Gerson apparaît donc comme éminemment littéraire ainsi qu’on ne peut plus au fait des tendances théologiques et des modes esthétiques qui ont cours à Avignon. Il n’est donc que partiellement extérieur à ce même milieu qu’il n’a que fort peu fréquenté géographiquement parlant.

160 Matteo Roccati, Josephina, introduction…, op. cit, v. 220-226, p. 90. Nous traduisons : Le soir les installe, tous deux fatigués avec l’âne épuisé, / tardivement en une demeure située en quelque recoin de la ville, / plus pratique selon Joseph. Très vite, il prend dans ses bras l’enfant / et il se penche vers la terre. L’enfant, quant à lui, arraché du sein de sa mère, pousse / des cris. L’époux s’emploie à aider sa dame à descendre de l’âne / d’un mouvement aisé et l’hôte fournit l’étable et la paille.

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