• Aucun résultat trouvé

En réalité, l’approche documentaire, pour éclairante qu’elle soit au plan historique, laisse insatisfait car semble omettre ce qui meut le texte et ce qui fait son sens. Structures formelles, ressources rhétoriques, langues, fonction et ancrage social ne permettent pas d’approcher ce que veut être le texte. Le document en effet brille encore (en dépit des mutations profondes qu’ont connues les méthodologies historiennes) par une relative stabilité tandis que le sens reste le fait labile d’un discours mobile. Or le genre du sermon gagne à être envisagé à l’aune du discours, ne serait-ce que parce que sa performance, hypothétiquement orale, le rattache au sens premier à cette dimension.

Si là n’est pas l’objet de Dominique Maingueneau dans son ouvrage Le Discours littéraire, Paratopie et scène d’énonciation, son approche se révèle néanmoins instructive59. Elle permet en effet de mettre en évidence certaines caractéristiques du sermon de manière cohérente avec les définitions médiévales et de l’inscrire dans un cadre de réflexion plus large, celui des discours constituants. Ce faisant, c’est aussi la question de la littérarité qui est de nouveau convoquée avec profit. En effet, prenant acte de la difficulté de penser la frontière entre discours littéraire et discours non littéraire, en particulier entre des discours élaborés tels que ceux de la science, de la philosophie ou de la religion, Dominique Maingueneau propose cette catégorie ainsi définie :

Les discours constituants sont en charge de ce que l’on pourrait appeler l’archéion d’une collectivité. Ce terme grec, étymon du latin archivum, présente une polysémie intéressante pour notre perspective : lié à l’archè,

« source », « principe » et à partir de là « commandement », « pouvoir »

59 Il convient de noter par ailleurs que ce chercheur s’est par le passé penché sur des questions proches de l’homilétique mais telle qu’elle se pose pour la période moderne. Le cadre de sa pensée apparaît de ce fait comme potentiellement accueillant pour les textes qui sont les nôtres. Sur cette approche on se reportera à Dominique Maingueneau, Sémantique de la polémique : discours religieux et ruptures idéologiques au XVIIe siècle, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983.

21 l’archéion, c’est le siège de l’autorité […]. Il associe intimement le travail de

fondation dans et par le discours […].

Discours qui donnent sens aux actes de la collectivité, les discours constituants sont en effet les garants des multiples genres de discours […]. Ils possèdent ainsi un statut singulier : zones de parole parmi d’autres et paroles qui se prétendent en surplomb de toute autre. Discours limites, placés sur une limite et traitant de la limite, ils doivent gérer textuellement les paradoxes qu’implique leur statut. Avec eux se posent dans toute leur acuité les questions relatives au charisme, à l’Incarnation, à la délégation de l’Absolu : pour ne pas s’autoriser que d’eux-mêmes ils doivent se poser comme liés à une Source légitimante. Ils sont à la fois auto- et hétéro-constituants, ces deux faces se supposant réciproquement […]60.

On retrouve ici l’une des ambiguïtés majeures du genre homilétique et qui fait aussi toute sa richesse au plan herméneutique car le sermon est bien écrit de main ou prononcé de voix d’homme et pourtant, il est aussi, théoriquement, inspiré par Dieu et aime à prendre les accents du prophétisme61. Le contraste entre les textes eux-mêmes et la position des clercs médiévaux dans des récits de prédication ou dans des traités théoriques fait écho à la dualité évoquée par Dominique Maingueneau : les récits de prêche miraculeux sont légion ainsi que le rappelle Franco Morenzoni au seuil d’un article consacré à la question62. Par ailleurs les textes homilétiques eux-mêmes tendent à se réclamer de l’inspiration divine et la thématisent fréquemment au travers d’images topiques63. Pour autant, une théorisation de cette inspiration en termes de grâce fait largement défaut ainsi que le rappelle Franco Morenzoni : la grâce est bien invoquée comme condition préalable, mais les auteurs d’artes s’étendent bien plus sur les connaissances (acquises dans les écoles) que le bon prédicateur se doit de maîtriser. Le contexte historique n’est pas neutre ici comme le rappelle Carla Casagrande et l’absence de choix entre la rhétorique (genre de texte) et l’inspiration (discours constituant) tient à la recherche d’un équilibre instable. Il ne faut pas trop chercher comment ces deux dimensions s’articulent,

60 Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire, Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 47-48.

61 Pour une approche du prophétisme spécifiquement on pourra consulter, dans le domaine historique André Vauchez, (dir.), Prophètes et prophétisme, Paris, Éditions du Seuil, 2012 ainsi que, dans une perspective plus interdisciplinaire, Sylvain Piron, « La Parole prophétique », dans Le Pouvoir des mots au Moyen Âge, Nicole Bériou, Jean-Patrice Boudet, Irène Rosier-Catach(dir.), Brépols, p. 255-286, 2014. Nous reviendrons plus amplement sur la question de l’inspiration divine chez Gerson dans notre chapitre 4.

62 Franco Morenzoni, « Parole du prédicateur et inspiration divine d’après les artes praedicandi », dans Rosa Maria Dessi, Michel Lauwers, La Parole du Prédicateur…, op. cit., p. 271-290.

63 Sur ces questions on se reportera à l’analyse du verset psalmique livré par Carla Casagrande, « Le calame du Saint Esprit. Grâce et rhétorique dans la prédication au XIIIe siècle », dans Rosa Maria Dessi, Michel Lauwers, La Parole du Prédicateur, op. cit., p. 235-254 : l’auteure montre ainsi que le motif de l’écriture, du calame thématise cette isotopie dans les sermons. On consultera également Silvana Vecchio, « Les langues de feu.

Pentecôte et rhétorique sacrée dans les sermons des XIIe et XIIIe siècles », ibidem, p. 255-270 qui explore dans le cadre des sermons de pentecôte la mobilisation des images ignées. La Pentecôte à cet égard fait figure à la fois d’exemple paradigmatique et d’exception, la thématisation de l’inspiration divine s’y développant sans rupture de continuité avec les isotopies par ailleurs mobilisées, mais avec une force qui fait passer dans un autre registre.

22 l’important est d’avoir les deux pour parer à toute éventualité :

Mettre l’accent sur le rôle de la grâce comme moteur de la prédication, « cause efficiente » dans le langage scolastique, c’est de toute évidence légitimer la parole du prédicateur, reconnue comme la seule qui puisse se vanter d’une intervention divine directe. Légitimation nécessaire à cause de la menace qui vient des autres paroles publiques toujours plus importantes et envahissantes, mais aussi à cause de la réduction progressive de la prédication à la rhétorique.

[…]

D’autre part, c’est la nécessité de contrôler et d’uniformiser les conditions et les pratiques de la prédication, à partir de celles qui concernent le prédicateur, qui rend nécessaire la préparation morale et doctrinale des prédicateurs.

L’enjeu est considérable. Il s’agit de fixer les limites du droit à la prédication.

Qui a le droit de prêcher ? À qui peut être réservée la grâce de prêcher un sermon efficace64 ?

Tirant son sens de cet ancrage dans le vaste ensemble du discours constituant religieux, le genre discursif du sermon met au cœur de sa définition la réflexion sur la transcendance qui régit l’avènement d’une parole et de la Parole. On le verra, cette réflexion sur l’incarnation du Verbe dans la chair du discours prend aussi souvent la forme d’un questionnement également textuel – voire littéraire – sur les régimes d’auctorialité possibles65.

Sermon ou prédication ? Il est à noter que les études manient le plus souvent les deux notions conjointement et même parfois de façon interchangeable. Elles entretiennent en effet une relation d’interaction forte : elles ne se recoupent pourtant pas tout à fait, le sermon (texte) pouvant être couplé à la prédication (performance) de façon réelle, ou pas. Dans tous les cas, cette interaction fait figure d’aporie entre toutes : car les deux faces de la médaille, sermon et prédication, peuvent se combiner selon plusieurs successions chronologiques. Un texte peut précéder une performance, comme l’inverse ; bien plus un texte de départ peut produire une performance qui débouchera sur un autre texte remanié, à la longueur variable. Ces modalités de coexistence sont intéressantes pour l’historien, mais aussi pour le chercheur pratiquant une philologie aux couleurs de critique génétique. Elles sont en revanche moins centrales dans le cadre de notre approche qui cherche à saisir le sermon comme genre discursif faisant partie d’un discours constituant. Car essayer de distinguer texte et performance, oral et écrit, c’est se vouer à disséquer une réalité qui n’a de sens que de manière dynamique et qui constitue une caractéristique à part entière comme le rappelle Dominique Maingueneau :

64 Carla Casagrande, « Le calame du Saint Esprit : grâce et rhétorique dans la prédication au XIIIe siècle », ibidem, cit. p. 253.

65 On se reportera sur ce point à notre chapitre 3, sous-partie « Une naissance de l’auteur » et à notre chapitre 5, sous-partie « Jouer les auteurs ? ».

23 Le caractère constituant d’un discours confère un statut particulier à ses

énoncés. Plutôt que de « texte » […] on pourrait parler ici d’inscriptions, notion qui déjoue toute distinction empirique entre oral et graphique : inscrire, ce n’est pas forcément écrire. Les littératures orales sont « inscrites » comme nombre d’énoncés mythiques oraux, mais cette inscription passe par des voies qui ne sont pas celles du code graphique. […] Produire une inscription, ce n’est pas tant parler en son nom que suivre la trace d’un Autre invisible, qui associe les énonciateurs modèles de son propre positionnement et, au-delà, la présence de cette Source qui fonde le discours constituant : la Tradition, la Vérité, la Beauté… L’inscription est ainsi creusée par le décalage d’une répétition constitutive, celle d’un énoncé […] et s’ouvre à la possibilité d’une réactualisation. […]

Sur ce point comme sur bien d’autres, il s’agit de dépasser les immémoriales oppositions de l’analyse de texte : l’action et la représentation, le fond et la forme, le texte et le contexte, la production et la réception… Au lieu d’opposer des contenus et des modes de transmissions, un intérieur du texte et un environnement de pratiques non verbales, il faut déployer un dispositif où l’activité énonciative noue une manière de dire […]66.

Quant à nous, nous n’ambitionnons pas de dépasser de façon aussi radicale les clivages que met en évidence Dominique Maingueneau : sa démarche nous semble toutefois inspirante pour ne pas reconduire des oppositions théoriques qui génèrent une compréhension fragmentée67 et clivée du genre du sermon. C’est le dynamisme qui compte, en l’occurrence, celui d’une oralité toujours convoquée chez Gerson et tant d’autres, comme medium, cadre et effet. Sur le plan rhétorique, cette oralité exhibée par le texte relève de la fiction mais il serait par trop restrictif de se cantonner à cette seule approche. En effet, et c’est ce que souligne Dominique Maingueneau, il s’agit d’une fiction à valeur fondatrice qui a vocation in fine à dire, ou à montrer, que tel texte singulier prend un sens spécial parce qu’il s’ancre dans un mode de discours qui « suit la trace d’un Autre invisible ».

C’est bien là, dans ce regard tourné vers une altérité toute spéciale, que réside la dernière dimension du genre du sermon pris dans une approche discursive. En effet, le genre sermon en tant que genre discursif vise la mise en relation avec une réalité autre : il veut faire croire68. Or, la croyance est bien d’abord la recherche, ou l’établissement d’un lien avec autre chose :

Le croire tient […] entre la reconnaissance d’une altérité et l’établissement

66 Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire : paratopie et scène d'énonciation, op. cit., p. 49.

67 Précisons tout de même que si nous n’entendons pas user quant à nous de ces schémas d’analyse il n’empêche que les questionnements qui les meuvent sont tout à fait féconds et produisent des études fort intéressantes. On se reportera ainsi, sur la question de la prédication et de la performance aux études du volume collectif Preacher, Sermon and audience in the Middle Ages, Carolyn Muessig (éd.), Leiden, Boston, Köln, Brill, 2002.

68 Nous reprenons l’expression qui donne son titre à l’ouvrage collectif de l’École française de Rome, Faire croire, Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, École française de Rome, Rome, École Française de Rome, 1981.

24 d’un contrat. Il disparaît si l’un des deux termes fléchit. Il n’y a plus de croire

là où la différence est effacée par une procédure qui égaliserait les partenaires et leur donnerait une maîtrise mutuelle du contrat ; il n’y en a plus là où la différence est exorbitée par une rupture du pacte. L’oscillation entre ces pôles permettrait déjà, dans le champ des croyances, une première classification qui pourrait aller, par exemple, depuis la fidélité (qui privilégie l’alliance) jusqu’à la foi (qui insiste sur la différence)69.

Certes, les finalités de l’exercice homilétique sont en réalité plus complexes car il s’agit d’instruire, d’orienter les pratiques religieuses, de dénoncer etc. Mais au fond, chacun de ces buts renvoie à celui, plus large, de communiquer une foi et de faire croire. Entre alliance et différence, fidélité et foi : tel est aussi l’aire où se meut le genre sermon et qui en fait un discours constituant. L’espace qui unit les deux pôles du croire est aussi ce qui met le discours en tension et lui confère sa dynamique signifiante et esthétique. C’est enfin ce même espace en tension qui légitime le discours homilétique pour se donner comme parole au sens fort :

Le plus souvent [le croire] a pour forme une parole, qui remplit l’intervalle entre une perte présente (ce qui est confié) et une rémunération à venir (ce qui sera récupéré). Biface, la parole tient à ce présent d’une perte et cet avenir escompté. Elle a pour statut (mais n’est-ce pas celui de toute parole ?) de dire à la fois l’absence de la chose qu’elle représente et la promesse de son retour.

C’est une convention passée avec la chose qui n’est plus là mais dont l’abandon a payé la naissance du mot […]. Aussi la parole entretient-elle une relation privilégiée avec le croire : comme l’acte de dire, l’acte de croire articule sur la chose disparue et attendue la possibilité sociale d’un

« commerce »70.

Genre spécifique donc que le discours du sermon qui entrelace la pratique sociale (la liturgie) à la croyance, sur le socle d’une Parole, biblique, et par la parole, homilétique. On aurait beau jeu de rétorquer, sur une base plus documentaire, que bien des sermons ne thématisent pas cet espace et cette distance qui fait advenir dans les mots le sentiment possible d’une présence autre. Et pourtant, c’est bien ce que met en scène la structure la plus élémentaire et la plus schématique du sermon thématique : le thème (citation de l’évangile du jour) est exhibé au seuil même du texte, faisant ainsi résonner l’altérité, celle d’un texte autre, en l’occurrence la Bible.

Il y a là la mise en scène d’un décalage avec le contexte social, d’une marche à franchir par l’auditeur que tout le sermon entend permettre. Certes, le texte pourra matérialiser de bien des manières cette ascension en mobilisant, au choix, le didactisme (la marche de la connaissance), le ritualisme (la marche de l’orthopraxie), le moralisme (la marche de la configuration éthique

69 Michel de Certeau, « Une pratique sociale de la différence : croire. », dans Faire croire, op. cit., p. 363-383, cit.

p. 363-364.

70 Michel de Certeau, « Une pratique sociale de la différence : croire », ibidem, p. 365.

25 au divin) voire ce qu’on appellera improprement le mysticisme (la marche de l’expérience).

Faire croire ne s’improvise guère et requiert, au moins, toutes les ressources de la rhétorique : le genre discursif du sermon est donc redevable d’une approche pragmatique. Dans ce cadre, on s’interrogera de manière très concrète sur comment est visé ce but et comment l’on fait croire. Cette dimension pragmatique de la machine textuelle71 à produire du croire est évidente ; elle pourrait même réduire le genre discursif du sermon à une simple communication efficace, sans lustre et sans apprêt. Or, c’est précisément là aussi que peut se nouer la recherche