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Différents travaux ont montré que les formes et les objets disciplinaires sont étroitement dépendant des conditions sociales et politiques de leur production, caractérisant des « traditions nationales »9. Dans ces analyses, la dimension organisationnelle des systèmes d’enseignement n’est cependant que marginalement prise en compte. À l’inverse, c’est à précisément cette dimension qu’a été consacrée toute une partie de l’importante enquête comparatiste menée autour de la discipline historique en Europe au XIXe et XXe siècles, « Representations of the Past: the Writing of National Histories in Nineteenth and Twentieth Century Europe », entre 2004 et 2009. Si la majeure partie des publications issues de ce volumineux programme de recherche traite il est vrai de question d’écriture de l’histoire nationale, de concurrences thématiques ou d’objets spécifiques, deux volumes ont été consacrés à l’histoire de la construction des communautés nationales d’historiens dans les 37 pays européens où se déroulait l’enquête. Grâce à des bases de données recensant, à intervalle de 25 ans, les postes institutionnels, les revues, les associations ou encore les archives10, il a été possible de comparer les temporalités et les modalités d’émergence des communautés académiques nationales et de produire un atlas récapitulatif11. Dans un second temps, l’équipe s’est penchée sur l’analyse des structures de cette professionnalisation au travers d’études thématiques croisées12. Au-delà du panorama d’ensemble, l’un des intérêts

9 Cf. le numéro spécial de la Revue d’histoire des sciences humaines consacré aux « Traditions nationales en sciences sociales », n° 1, 2018. L’histoire constitue un exemple particulièrement intéressant dans le cadre d’une approche nationale, dans la mesure où la discipline se trouve souvent davantage au centre d’enjeux politiques que ne le sont les autres disciplines.

10 Les bases concernant la communauté des historiens français sont consultables en ligne :

http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/?q=nhist

11 Ilaria Porciani et Lutz Raphael (ed.), Atlas of European historiography : the making of a profession, 1800-2005, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.

12 Ilaria Porciani et Jo Tollebeek (ed.), Setting the Standards. Institutions, Networks and Communities of National Historiography, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.

majeurs de cette approche a été de mesurer le rôle des institutions nationales et de leurs modes d’organisation dans les formes prises par la discipline historique dans chacun des pays considérés. On peut ainsi mettre en évidence à quel point les formes d’institutionnalisation ou de professionnalisation de la discipline sont étroitement liées aux modalités de structuration du système universitaire et ses transformations conditionnées aux possibilités d’évolution qu’il autorise.

Dans le cas français, la discipline est fixée très précocement par l’intitulé des chaires. Celui-ci ne conditionne pas son contenu effectif, ni l’existence d’une pratique professionnelle stabilisée, mais il lui donne une forme d’existence institutionnelle préalable en ce qu’il inscrit une appellation disciplinaire dans la durée (une chaire est pérenne et survit donc à son titulaire, à la différence de ce qui se passe en Allemagne). La liste des chaires, et donc la liste des disciplines, constitue l’ossature, voire même la seule réalité concrète, des facultés des lettres et des sciences. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, dans le contexte de la professionnalisation des universitaires, que les disciplines deviennent de véritables juridictions avec la mise en place du CCESP. La particularité française peut s’envisager au travers des modalités tardives de la mise en place d’un instrument de l’affirmation des disciplines à l’étranger, à savoir le recours aux associations professionnelles comme lieu de légitimation et de socialisation disciplinaires. Il n’était pas nécessaire dans un contexte où l’appartenance disciplinaire était une obligation réglementaire. Elle confortait donc par un effet de structure le lien classique entre discipline et profession13, dans une logique de soumission de la première aux instances de gestion de la seconde. Par ailleurs, il faut souligner que les logiques de découpage disciplinaire sont adossées à des préoccupations en matière d’enseignement, et non de recherche ; ce qui contribue à poser la question des tensions liées à des définitions contradictoires entre les deux types d’activité. Les facultés françaises contemporaines sont historiquement constituées comme la somme des chaires (et donc de leurs titulaires) qui les composent. Celles-ci ne sont pas complétement fixes dans un premier temps, comme le montre le recensement effectué au sujet des chaires d’histoire dans le cadre du programme NHIST évoqué. On trouve des dénominations variables (histoire, histoire ancienne, antiquités, histoire ecclésiastique) et le nombre de chaires évolue lui-même à mesure des ouvertures et fermetures des facultés. La situation se stabilise avec l’ordonnance du 24 août 1838 portant création des facultés des sciences et des lettres, qui instaure au sein de chacune d’elle une répartition fixe :

13 Jean-Louis Fabiani, « La question disciplinaire », in Didier Demazière et Morgan Jouvenet (dir.), Andrew Abbott et l’héritage de l’école de Chicago, op. cit.

Faculté des lettres Faculté des sciences Philosophie Mathématiques pures

Histoire Astronomie et mécanique rationnelle Littérature ancienne Physique

Littérature française Chimie

Littérature étrangère Zoologie et physiologie animale Botanique, minéralogie et géologie

Répliquée en 16 exemplaires par le décret du 22 août 1854 sur l’organisation des académies, cette structure ne se modifie pas avant les réformes républicaines, à l’exception de quelques chaires créées dans les facultés parisiennes (une chaire d’histoire ancienne par exemple)14. Les possibilités d’innovation sont réservées aux cours libres, autorisés pour une année. En sus des chaires, la rigidité du système est induite par la structure organisationnelle basée sur les facultés, puisque dès 181215, il n’est possible d’enseigner que dans l’ordre de faculté duquel on est docteur. De nouvelles disciplines apparaissent avec la croissance de l’université lors des réformes républicaines de la fin du XIXe siècle. Le nombre de postes dans les facultés des sciences est multiplié par 3,5 entre 1870 et 191016, qui correspondent généralement à une spécialisation à partir des disciplines canoniques et bénéficient en particulier aux maîtrises de conférences. On voit ainsi apparaître des chaires d’histoire ancienne ou d’histoire médiévale.

L’institutionnalisation des disciplines, pour reprendre l’expression d’Yves Gingras17, repose sur un triple processus d’émergence, de mise en place de sa reproduction et de sa diffusion et d’affirmation d’une identité sociale propre. Selon lui, elle passe par l’affirmation d’une nouvelle pratique, la recherche, qui n’est pas adossée directement à l’enseignement, si ce n’est que celui-ci, dans le contexte universitaire, aura en charge d’assurer la formation des futurs membres de la discipline. Il n’y a donc, dans cette analyse, pas d’homologie stricte entre les deux activités et il conclut que le processus d’institutionnalisation tend à imposer la recherche comme l’élément structurant de l’organisation universitaire. Si l’on ne considère qu’une partie du phénomène, à savoir la mise en place d’un ensemble d’institutions (entendues comme structures ou systèmes de relations sociales) spécifiquement dédiées à des

14 L’ensemble des chaires et de leurs titulaires ont fait l’objet d’un recensement par Boris Noguès et Françoise Huguet consultable en ligne :

http://facultes19.ish-lyon.cnrs.fr/prof_facultes_1808_1880.php.

15 Statut sur la composition des facultés des sciences et des lettres de Paris, 7 août 1812. 16 Victor Karady, « Recherches sur la morphologie du corps universitaire littéraire sous la IIIe République », Le Mouvement social, n° 96, 1976.

17 Il distingue l’institutionnalisation de la professionnalisation, en ce qu’il concerne qu’une discipline n’est pas seulement définie par les usages professionnels académiques, ce qui se conçoit plus facilement dans le contexte nord-américain que dans le contexte français. Cf. Y. Gingras, « L’institutionnalisation de la recherche en milieu universitaire et ses effets », Sociologue et sociétés, n° 1, 1991, p. 41-54.

portions de l’activité scientifique, les disciplines françaises se sont affirmées sur un modèle conforme à celui que l’on observe dans le monde occidental à la fin du XIXe siècle, au travers de revues, congrès et associations. En 1873 est créée la Société française de physique, en 1874 la Physical Society of London, et en 1893 l’American physical society ; en 1884, l’American Historical Association, en 1901 la Société d’histoire moderne et en 1904 l’Historical Association (britannique) pour ne considérer que trois pays et deux disciplines. C’est à la même période que sont fondées les premières revues scientifiques disciplinaires et que la pratique des congrès, en particulier internationaux, se met en place. Ces institutions contribuent à la définition et au contrôle de la recherche par champ disciplinaire ; elles sont le lieu de sa pratique (publications, circulations) et leur fréquentation s’impose dans l’affirmation de l’appartenance individuelle à ces communautés18. A la différence de ce que Yves Gingras observe pour un certain nombre de pays occidentaux, cette mise en « institutions » ne précède, ni ne détermine les formes de l’institutionnalisation universitaire des disciplines en France, dont nous avons vu qu’elles leur préexistaient 19 . On peut donc faire l’hypothèse d’une articulation plus complexe de l’enseignement et de la recherche dans ce cas, voire d’une inversion de sa démonstration qui fait de la recherche le moteur du développement de l’université. Cette explication permet de mieux comprendre le rôle dévolu aux organismes de recherche autonomes de l’université qui se mettent en place en France au XXe siècle, et qui contribuent par leur existence à légitimer la différenciation entre les deux espaces d’activité. On peut cependant pointer une exception dans laquelle la recherche apparaît bien comme une activité étroitement adossée à l’université en tant qu’établissement d’exercice, et qui s’est développée à la faveur des financements locaux de la fin du XIXe siècle, à savoir les instituts de sciences appliquées20 ou certaines chaires régionalistes (comme celles de langue et de littérature locales, ou d’histoire régionales21). Après la Première Guerre mondiale, un décret relatif à la constitution des universités (31 juillet 1920) autorise la création « d’instituts destinés aux recherches scientifiques ou aux applications pratiques », dispositif qui donne bien lieu à la formation de telles structures22, mais qui semblent

18 Gérard Noiriel en propose une démonstration particulièrement argumentée pour le cas de l’histoire. G. Noiriel, Sur la crise de l’histoire, Paris, Belin, 1996.

19 Si l’on continue à prendre l’histoire comme exemple, le livre de Gabriele Lingelbach comparant les historiens français et les historiens américains à la fin du XIXe siècle met bien en évidence ces différences nationales et structurelles. G. Lingelbach, Klio macht Karriere. Die Institutionalisierung der Geschichtswissenschaft in Frankreich und den USA in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003.

20 Cf. Mary-Joe Nye, Science in the Provinces. Scientific Communities and Provincial Leadership in France, 1860-1930, Berkeley, University of California Press, 1986.

21 Par exemple, le cas de l’histoire à l’université de Lille : Philippe Marchand, « Des Annales de l'Est et du Nord à la Revue du Nord. Naissance d'une revue historique universitaire régionale (1905-1914) », Revue du Nord, n° 3, 2010, p. 533-552.

22 Joseph Delpech, Statut du personnel enseignant et scientifique de l’enseignement supérieur, Paris, Sirey, 1931, p. 394, note 2.

n’avoir pas disposer des moyens financiers pour développer une véritable activité.

L’organisation initiale en facultés composées de chaires ne se modifie pas durant l’entre-deux-guerres mais connaît les prémices d’un phénomène appelé à se répéter, la segmentation par scissiparité. Jusqu’alors les discussions relatives aux études et aux examens se déroulaient au sein de l’assemblée de la faculté réunissant tous les enseignants titulaires. Un arrêté de 1920 relatif aux facultés de lettres indique que dorénavant les enseignants seront répartis en « sections ou en instituts » qui constitueront le périmètre au sein duquel se feront les débats. Dans son analyse des discussions au sujet des candidatures aux chaires qui ont lieu à cette période à la Sorbonne, Christophe Charle met en avant les logiques de discussion disciplinaire en amont de la discussion générale, sous forme de collectifs officieux. Au début des années 1960, alors que le nombre des personnels enseignants commence à augmenter plus rapidement, deux nouveaux décrets autorisent la création de « départements groupant des services qui relèvent d’une même discipline ou de disciplines voisines »23. Georges Amestoy, dans sa présentation des universités en 1968 précise que l’arrêté de 1920 a bien produit une organisation en sections dans les facultés des lettres, quand celui de 1960, plutôt orienté vers l’organisation de la recherche, n’a donné lieu qu’à un nombre de créations limité et plutôt au sein des facultés des sciences24. La loi Faure de 1968 met en place des UER [unité d’enseignement et de recherche] dont la composition disciplinaire est variable (mono-disciplinaire quand il s’agit d’une discipline importante numériquement, comme l’histoire à l’université de Paris 1, pluridisciplinaire dans les autres cas selon des logiques de regroupement qui privilégient généralement le pragmatisme ou la proximité politique)25. Sur le plan de la recherche, les laboratoires associés entre le CNRS et l’université, mis en place par le décret du 31 mars 1966, contribue à cette mise en institution des disciplines.

Au début des années 1920, uniquement consacré à l’enseignement supérieur, ayant en charge « toutes les questions concernant le personnel » à l’exception des propositions de nomination sur les chaires, le Comité consultatif de l’enseignement supérieur public est organisé selon une structure à deux échelles : les facultés, elles-mêmes divisées en sections disciplinaires qui ne sont pas sans rappeler les intitulés des chaires de 1838. Le corps électoral est réparti par les doyens selon les mêmes découpages26. Si l’on compare cette première division des facultés avec celle qui est mise en place au sein du Comité consultatif des universités de 1945, on observe une très forte similitude, si ce

23 Décrets du 6 janvier 1959 et du 24 juin 1960, art. 42.

24 Georges Amestoy, Les universités françaises, Éducation et Gestion, 1968, p. 30-31.

25 Cf. Arnaud Desvignes, Vers l’autonomie des universités en France. Les acteurs universitaires, politiques et syndicaux face à la réforme (1968-1984), thèse d’histoire, université Paris Sorbonne, 2016.

n’est le nombre des représentants par discipline et la fin de l’autonomie disciplinaire de la géographie et de la botanique.

CCESP 1924 CCU 1945

Faculté des sciences Faculté des sciences

Sciences mathématiques et astronomie (2 PR)

Sciences mathématiques [mathématiques, astronomie] (6 PR élus)

Chimie (2 PR)

Sciences chimiques [chimie générales, chimie organique, chimie minérale](6 PR élus)

Physique (2 PR)

Sciences physiques [physique théorique, physique expérimentale] (6 PR élus)

Géologie et minéralogie (1 PR) Géologie et minéralogie (3 PR élus)

Physiologie et zoologie (1 PR)

Sciences biologiques [biologie et physiologie, zoologie] (6 PR élus) Botanique (1 PR)

Faculté des lettres Faculté des lettres

Philologie et littérature des langues modernes (2 PR)

Langues vivantes et linguistiques [anglaises et anglo-saxonnes, allemandes et germaniques, slaves, romanes, langues diverses

et linguistique et phonétique] (11 PR élus)

Philologie et littérature française (2 PR)

Philologie et littérature française [philologie et littérature française du MA et de la Renaissance, littérature française moderne et

contemporaine et littérature comparée] (5 PR élus)

Philologie et littératures anciennes (3 PR)

Philologie et littérature ancienne [langue et littérature grecque, langue et littérature

latine] (4 PR élus)

Histoire et archéologie (2 PR)

Sciences historiques et géographiques [ancienne et archéologie, médiévale et archéologie, moderne et contemporaine et

histoire de l'art, géographie physique et cartographie, géographie humaine et

économique] (12 PR élus)

Géographie (2 PR)

Le Comité national du CNRS de 1945 présente une structure assez différente. Héritier du Conseil supérieur de la recherche, organisé en 11 sections dès 1934, il en compte 32 au lendemain de la guerre. Les sections de sciences correspondent à un découpage fin de grands ensembles disciplinaires proches de ceux du CCU. La physique est ainsi divisée en cinq sections : optique, physique moléculaire, thermodynamique, physique corpusculaire et électricité/magnétisme. Les lettres et sciences humaines ne représentent que 7 sections au total (auxquelles s’ajoute une section de sciences juridiques et économiques)27. Le CNRS n’a pas vocation à être conçu comme un décalque de l’université, ce que met en évidence le décalage entre les sciences et les lettres au profit des premières. Pour autant, le corps électoral (et les élus) sont majoritairement des universitaires, qui peuvent se trouver rattachés à des sections différentes en fonction de l’instance à élire.

Deux dynamiques interviennent de concert pour favoriser la revendication d’une reconfiguration du découpage du CCU. D’une part, le processus de spécialisation engagé depuis le XIXe siècle, par exemple dans le domaine des langues vivantes où chaque aire linguistique a développé son propre corpus et des méthodes spécifiques, légitime la demande d’une reconnaissance spécifique. D’autre part, la croissance régulière du corps enseignant rend de plus en plus complexe une gestion par grande discipline. Si la situation en 1945 ne parait pas imposer de reconsidérer le découpage de 1924 (« [le découpage actuel] a été établi en tenant compte des expériences déjà réalisées en la matière par la loi du 15 juillet 1941 et l’ordonnance du 18 novembre 1944 ; soigneusement établie, elle répond à la fois aux besoins actuels et aux effectifs présents dans les facultés »28), le processus de division par spéciation se poursuit avec la mise en place de sous-sections. En voici deux exemples, l’ensemble étant détaillé dans le tableau en annexe :

Division des sciences, 4e section : Sciences biologiques

Division des lettre, 4e section :

Sciences historiques et géographiques

Histoire ancienne et archéologie classique Biologie et physiologie Histoire et antiquités du Moyen-Âge Zoologie Histoire moderne et contemporaine et

histoire de l’art moderne et contemporain Botanique Géographie physique et cartographie

Géographie humaine et économique Source : décret relatif au comité consultatif des universités, 19 décembre 1945.

27 Cf. Jean-François Picard, Histoire d’un « parlement de la science » : le comité national, février 2018 ; en ligne : http://www.histcnrs.fr/histoire-comite-national.html#_ftnref4

[consulté le 1er juillet 2018].

28 Direction de l’enseignement supérieur, note sur le Comité consultatif des universités, sans date [1945] ; AN 19770496/6.