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Moyennes annuelles du nombre de thèses d'Etat soutenues en lettres

Nombre de thèses de 3e cycle en histoire contemporaine soutenues entre 1961 et 1968

NB : il s’agit des thèses soutenues en Sorbonne, et inscrites dans les autres établissements45

Les années 1980 sont déterminantes dans la généralisation de ce processus de certification à deux niveaux. Elle s’opère dans le contexte de la rédaction du statut des enseignants-chercheurs (décret du 6 juin 1984), réorganisés en deux corps. Il y a désormais une thèse courte (entre 2 et 4 ans, souvent dénommée doctorat nouveau régime dans un premier temps), préliminaire au recrutement comme maître de conférences de jeunes enseignants-chercheurs à l’orée de leur carrière ; et une habilitation à diriger des recherches (HDR) qui permet l’accès au corps des professeurs, « sanction [de] la reconnaissance du haut niveau scientifique du candidat, du caractère original de sa démarche dans un domaine de la science, de son aptitude à maîtriser une stratégie de recherche dans un domaine scientifique ou technique suffisamment large et de sa capacité à encadrer de jeunes chercheurs »46. Pour cette dernière, la nature de l’objet examiné est imprécise : « le dossier de candidature est composé librement » (art. 4) mais doit « néanmoins comporter un document de synthèse de quelques dizaines de pages retraçant l’ensemble des titres, travaux et expériences du candidat ». En 1988, la composition du

45 Courbe réalisée avec les données collectées par Jean­Baptiste Duroselle pour son article : « Le nouveau doctorat », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, n° 17, 1970, p. 130. 46 Arrêté relatif à l’habilitation à diriger des recherches, 5 juillet 1984.

Thèses de 3e cycle 0 50 100 150 200 250 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 Sorbonne EPHE IEP

dossier s’affine : « soit un ou plusieurs ouvrages publiés ou dactylographiés, soit un dossier de travaux accompagné d’une synthèse de l’activité scientifique du candidat permettant de faire apparaître son expérience dans l’animation d’une recherche » (art. 4)47. La thèse d’État ne disparaît cependant pas brutalement, les doctorants l’ayant entamée avant le décret étant autorisés à la mener à terme et, durant une longue période, l’HDR continue à présenter des caractéristiques très proches de la thèse d’État, en étant construite autour de la production d’une œuvre inédite de taille conséquente. Les sciences expérimentales opèrent un basculement plus précoce vers la forme allégée que permet l’HDR, avec la généralisation progressive du dossier de travaux, autorisé de fait depuis le milieu des années 196048. Cette modalité différenciée explique en partie le différentiel d’âge moyen d’accès au corps des professeurs entre lettres et sciences que l’on observe par exemple aujourd’hui : 43 ans en sciences et 48 ans en lettres49.

Le doctorat n’est pas seulement un élément de régulation des conditions d’accès. Il joue également un rôle central dans l’affirmation de la licence professionnelle, en ce qu’il constitue le premier objet autour duquel s’élabore la définition de l’universitaire, dans sa distinction vis-à-vis de l’amateur comme vis-à-vis des professionnels des autres ordres d’enseignement. Il devient par ailleurs un enjeu de distinction et de différenciation dans la compétition interne au groupe des prétendants à l’entrée dans le cercle étroit des professionnels permanents, catégorie dont l’effectif ne cesse de croitre. Victor Karady a montré comment, dans le contexte de croissance de l’université à la fin du XIXe siècle, les seuls titres scolaires (du type normalien ou agrégé) ne suffisant plus à départager les prétendants, il est devenu nécessaire de recourir à « critères d’excellence étrangers aux critères traditionnels et capables de les neutraliser »50, en l’occurrence liés à la réalisation de la thèse elle-même. Le marqueur le plus visible de cette évolution est celui de la durée de la thèse, dont on note, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une tendance très nette à l’allongement (visible au travers de l’accroissement de l’âge moyen à la soutenance)51. La spécialisation disciplinaire progressive, sa traduction directe dans l’évolution de la composition des jurys de soutenance, les injonctions répétées à la maîtrise de compétences spécifiques (l’érudition articulée à l’originalité) dessinent les contours d’un acte qu’il devient de plus en plus nécessaire de normer dans la perspective de conserver durablement la main sur les modalités de gestion de la profession.

47 Arrêté relatif à l’habilitation à diriger des recherches, 23 novembre 1988. 48 Cf. Pierre Verschueren, Des savants aux chercheurs, op. cit.

49 Trajectoire professionnelle des enseignants-chercheurs recrutés en 2016, Note de la DGRH, ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, n° 7, juin 2017. 50 Victor Karady, « Les professeurs de la République [Le marché scolaire, les réformes universitaires et les transformations de la fonction professorale à la fin du 19ème siècle] », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 47-48, 1983, p. 111.

Le processus d’affirmation du doctorat comme épreuve discriminante s’étire sur un long XIXe siècle. On peut le considérer comme la première étape du processus de professionnalisation. La notion de doctorat ès lettres ou ès sciences est encore imprécise quand les textes napoléoniens en fixent l’obligation préalable. Inexistant dans l’université d’Ancien Régime à la différence du droit et de la médecine, il ne dispose ni d’anciens docteurs qui pourraient constituer les recrues pour les nouvelles facultés, ni d’un cadre coutumier susceptible de nourrir la rédaction des textes le réglementant. Ceux-ci n’en sont néanmoins pas oubliés dans le dispositif réglementaire d’ensemble, puisque la description du doctorat qui figure dans le décret de 1808 (articles 21 et 24) est précisée quelques mois plus tard dans un arrêté52. Pour autant, la description des modalités d’obtention, aussi minutieuses soit-elle, ne suffit pas à produire immédiatement des docteurs. De plus, le système facultaire créé dès l’origine une contrainte forte : on ne peut être enseignant titulaire que dans l’ordre de faculté dans lequel on est docteur comme le rappelle un décret de 185453. Aussi, pour pourvoir aux postes de professeurs des nouvelles facultés des lettres et des sciences, il a donc été nécessaire dans un premier temps d’octroyer automatiquement le doctorat ès sciences et ès lettres à ceux que l’on souhaitait nommer54. Cette possibilité, qui perdure jusqu’à la Monarchie de Juillet, se concrétise sous forme des décrets individuels émanant Grand Maître ou de son successeur, qui confèrent le titre de docteur, hors de toute épreuve, à des enseignants généralement affectés en lycée, particulièrement méritants ou loyaux politiquement. Cette procédure aurait concerné environ 400 personnes, toutes facultés confondues et perduré jusqu’au milieu du XIXe siècle55.

Le doctorat est selon le décret de mars 1808 construit autour de la soutenance de deux thèses dont les inscriptions disciplinaires sont précisées : en lettres, la première thèse est en philosophie, rédigée et soutenue en latin, la seconde en littérature ancienne ; en sciences, elle porte soit sur la mécanique et l’astronomie, soit sur la physique et la chimie, soit sur les trois parties de l’histoire naturelle (botanique, zoologie et géologie). Dans les premiers temps, c’est devant toute l’assemblée des docteurs de la faculté que se fait la soutenance, dont la publicité est dès l’origine un élément déterminant. La première modification de ces textes porte sur la restriction du nombre des examinateurs, fixés à un maximum de 6 en 182756. D’une cérémonie rituelle impliquant l’ensemble des docteurs d’une faculté dans un tournoi rhétorique

52 Arrêté relatif aux examens dans les cinq facultés, 18 octobre 1808. 53 Article 6 du décret du 22 août 1854.

54 Les facultés de droit et de médecine ne rencontrent pas les mêmes difficultés, puisqu’elles peuvent puiser dans le vivier des docteurs d’Ancien régime.

55 Louis Mourier et Nicolas Deltour, Notice sur le doctorat ès lettres suivie du catalogue et de l'analyse des thèses françaises et latines admises par les facultés des lettres depuis 1810, Paris, Delalain frères, 1880.

56 Article 2 de l’arrêté qui détermine les droits de présence et le nombre des examinateurs pour les thèses de doctorat ès sciences et ès lettres, 15 décembre 1827.

avec l’impétrant, la thèse et sa soutenance publique gagne progressivement leur statut d’œuvre spécifique, particulière, spécialisée et ne participant plus que marginalement à l’ordre général du savoir57. Pour s’assurer du contrôle de la procédure, un dispositif complexe est mis en œuvre imposant le respect des normes et des critères qui fondent l’activité scientifique professionnelle. Le doctorat, et tout particulièrement son expression finale et publique, la soutenance, sont encadrés par un processus de vérification de leur conformité dans lesquels les pairs, i.e. les autres universitaires docteurs jouent un rôle de premier plan.

Le premier règlement qui détaille les différentes opérations de contrôle entourant la présentation d’un doctorat date du 17 juillet 184058, contrôle qui s’exerce dans deux registres différents par l’intermédiaire d’une série d’opérations de validation qui visent à s’assurer de la recevabilité et de la qualité de la thèse. Le premier porte sur la qualité scientifique du travail qui sera déterminée par des spécialistes, en l’occurrence des pairs de l’impétrant disposant d’une légitimité particulière du fait de leur proximité au sujet. La première étape passe par la désignation d’un rapporteur spécialisé qui, davantage que le doyen également sollicité, dispose d’une expertise sur l’objet traité (au début seule la proximité disciplinaire est spécifiée, soit « le professeur chargé de l’enseignement auquel chaque thèse se rapporte »59). Il « se prononce sur l’admissibilité de la thèse » ce qui a pour effet d’autoriser la publication du manuscrite, préalable nécessaire à l’organisation de la soutenance60. Celle-ci doit être publique, et donc être annoncée à l’avance, obligation61 à mettre en relation avec le fait que la responsabilité de la faculté est engagée au travers du titre qu’elle confère :

« Si les candidats sont libres de choisir le sujet de leur dissertation, leur droit n'est pas absolu : il ne leur est pas permis de violer les convenances publiques ou de produire, sous la garantie d'une Faculté, un travail sans aucune valeur. La signature du doyen ou du président de la thèse, apposée au bas du manuscrit avant l'impression, prouve qu'il ne renferme aucune proposition de nature à compromettre l'honneur de la Faculté, qui, sans être responsable d'opinions propres à l'auteur, ne saurait consentir à laisser poser devant elle des questions contraires aux lois ou au bon sens ; elle prouve, en outre, que le travail présenté a été jugé digne d'une discussion publique, et que, pour la forme du moins, il n'est pas au-dessous de ce qu'on peut exiger d'un candidat au doctorat »62.

57 Même si les textes réglementant la soutenance précise, jusqu’aux années 1980, que le jury doit s’assurer de « la culture générale scientifique du candidat ».

58 Règlement relatif aux examens du doctorat ès lettres.

59 Arrêté du Conseil royal portant règlement d’examen du doctorat dans les facultés des lettres, 17 juillet 1840.

60 Une thèse ne peut être soutenue que si elle est publiée ; elle ne peut être publiée que si elle en a obtenu l’autorisation.

61 Rappelée par exemple dans le règlement relatif aux facultés du 27 février 1858.

62 Instruction relative à l’exécution du règlement du 27 février 1858 sur les Facultés, 15 mars 1858.

La définition même de l’activité doctorale se modifie progressivement. La bascule se produit au milieu du XIXe siècle, au moment même où l’écrit se met à primer sur l’oral dans les épreuves diplômantes et les concours de façon plus générale63. Les thèses, jusqu’alors de petite taille, prennent de l’ampleur et sont dorénavant considérées comme des œuvres individuelles et non comme des supports à la virtuosité rhétorique orale. Victor Karady met en évidence le lien entre transformations formelles et fonctionnelles du doctorat qui d’un « rite de passage doté d’une signification plus symbolique que mondaine », et donc pouvant advenir opportunément dans la carrière en cas de vacances d’une chaire, devient un élément central dans la construction d’une carrière dans un contexte de compétition accrue autour des chaires64. La qualité de la thèse s’impose comme un élément majeur d’appréciation pour une future carrière académique : Jean-François Condette donne deux exemples de soutenance ayant produit des rapports négatifs dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, et qui ont empêché la poursuite d’une carrière dans l’enseignement supérieur65.

Dès 1840, les candidats choisissent leur discipline (elle était imposée dans les décrets du début du siècle) et on commence à envisager la thèse, en sciences en particulier, comme l’occasion de discuter une découverte66. De cette façon, « les thèses deviendront de plus en plus des dissertations sérieuses et approfondies, honorables à l’Université et utiles à la science »67. Désormais, il ne s’agit plus de s’inscrire dans une logique scholastique mais scientifique :

« lorsqu’une thèse présentée renfermera une découverte, elle sera toujours admise à la discussion, quelle que soit la branche des mathématiques à laquelle elle se rapporte, et, dans ce cas, à la seconde thèse pourra être substituée la discussion de questions déterminées (…). En aucun cas, les thèses relatives aux sciences physiques et naturelles ne seront admises à la discussion, si ces thèses ne renferment des résultats nouveaux »68.

Il semble que cette injonction soit relativement suivie d’effets : Nicole Hulin met en évidence la fréquence de la mention de « faits nouveaux » dans les rapports de soutenance de thèses ès sciences dans les années 1850-187069.

63 Cf. André Chervel, Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, INRP-Kimé, 1993 ; la soutenance en latin disparaît en 1840.

64 Victor Karady, « Les professeurs de la République », art. cit., 106 sq.

65 Jean-François Condette, « L’affirmation de la recherche publiée et ses enjeux chez les universitaires : l’exemple de la faculté des lettres de Lille (1887-1914) », Revue du Nord, n° 3, 2016, p. 601-628.

66 Règlement relatif aux examens pour les divers grades dans les facultés des sciences, 8 juillet 1848.

67 Circulaire relative aux règlements de la licence et du doctorat ès lettres, 19 juillet 1840. 68 Article 6 du règlement relatif aux examens pour les divers grades dans les facultés des sciences, 8 juin 1848.

69 Nicole Hulin, « Les doctorats dans les disciplines scientifiques au XIXe siècle », Revue d'histoire des sciences, n° 4, 1990, p. 412.

Dans la circulaire accompagnant le décret de 1903 sur le doctorat ès lettres70, on trouve des indications quant aux attendus de l’exercice : « la thèse est, en général, le premier travail scientifique important d’un jeune professeur […] Ce qu’il importe, c’est les qualités de méthode, de savoir, d’esprit critique dont il aura donné la mesure ». Dans son étude portant sur 120 rapports de soutenance de thèses de doctorat en lettres, entre 1890 et 1902, Gérard Noiriel met en évidence l’imposition progressive d’une norme dans laquelle la nouveauté du sujet et de la méthode s’impose progressivement comme critère de qualité71. La mise en place de mention, « honorable » et « très honorable » par la faculté des lettres de Paris à la fin du siècle marque elle-aussi un processus de professionnalisation en cours, qui se construit sur une hiérarchisation du jugement. Une circulaire de 1933 rappelle cependant qu’une « thèse doit toujours présenter un caractère d’originalité et témoigner de quelque esprit d’invention »72, terme que l’on retrouve encore dans la loi du 12 novembre 1968 (article 20) ou encore dans les décrets des années 1970, au travers de la locution « recherche scientifique originale de haut niveau ».

Le jury se transforme également : depuis la modalité selon laquelle « la faculté entière assistera aux thèses. Les membres argumenteront dans l’ordre d’ancienneté. Tous seront admis à voter sur la capacité des candidats » décrite en 184073, jusqu’au jury très spécialisé de la seconde moitié du XXe siècle, au sein duquel la moitié au moins des membres doivent être extérieurs à l’université de soutenance (jury de 5 personnes minimum en 1974), les précisions concernant sa composition constituent un enjeu important dans la définition même de la nature de l’épreuve. L’affirmation d’une spécialisation, traduite dans la définition de ceux qui sont sollicités pour juger de la nature scientifique du travail engagé, commence dès le milieu du XIXe siècle : dès 1848, tous les docteurs de la faculté ne participent plus à la décision finale. S’ils peuvent discuter la thèse lors de la soutenance publique, seuls trois d’entre eux, désignés au préalable se prononcent sur son admission74. En 1877, une circulaire précise qu’il est désormais possible d’adjoindre aux professeurs de la faculté de soutenance d’autres professeurs désignés par le ministre afin « d’assurer la compétence du jury »75. La possibilité d’y inviter des professeurs désignés pour leur compétence spécifique, à partir de 1877 en sciences76 et de

70 Circulaire sur le doctorat ès lettres, 14 novembre 1903.

71 Gérard Noiriel, Sur la crise de l’histoire, Paris, Belin, 1996, p. 246 sq. 72 Circulaire relative à l’originalité des thèses, 8 mars 1933.

73 Règlement relatif aux examens du doctorat ès lettres, 17 juillet 1840.

74 Règlement relatif aux examens pour les divers grades dans les facultés des sciences, 8 juin 1848.

75 Circulaire relative au règlement d'administration publique déterminant les conditions d'études pour l'obtention des grades de licencié et de docteur dans les facultés des sciences, 27 août 1877.

76 Arrêté modifiant les conditions d’examen de la licence ès sciences et du doctorat ès sciences, 15 juillet 1877.

1882 en lettres77, entérine cette première phase de spécialisation, même si la présence du plus grand nombre reste requise78. En 1880, il est rappelé que les jurys en sciences doivent être composés de professeurs de la discipline de la thèse (mathématiques, sciences physiques ou sciences naturelles)79 ; une distinction équivalente est faite pour les lettres, entre philosophie, histoire, lettres et grammaire deux ans plus tard. A partir de 1885, les trois professeurs qui examine une thèse proposée pour le doctorat ès science doivent faire un rapport écrit remis au recteur, dans lequel ils « indiquent la valeur de la thèse et font ressortir les faits nouveaux qui la rendent originale »80. A la veille de la Première Guerre mondiale, il devient même possible d’intégrer au jury « des juges non docteurs mais dont les travaux se rapportent aux études du candidat » 81 . Cette spécialisation se produit dans un contexte d’institutionnalisation académique des disciplines, évoqué plus longuement au chap. 5, dont elle est à la fois la cause et la conséquence. Au moment de la Première Guerre mondiale, le principe de la spécialisation de la thèse, entérinée par la composition d’un jury restreint aux seuls spécialistes s’est imposé, comme élément essentiel du contrôle par les professionnels des modalités d’entrée dans le groupe.