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Comme l’a montré le chapitre précédent, les statuts et les positions multiples produisent un monde professionnel complexe au sein duquel les mobilités sont fortement contraintes par le contexte général de l’emploi académique. Ils autorisent la poursuite de carrières différenciées, et non simplement organisationnelles sur un mode de la progression par étape, situation sans originalité par rapport aux logiques qui structurent toute

20 Cf. Boris Noguès, « Élèves ou auditeurs ? Le public des facultés de lettres et de sciences au XIXe siècle (1808-1878 », Histoire de l’éducation, n° 120, 2008, p. 77-97.

21 Rapport présenté au Conseil supérieur de l’Instruction publique sur un projet de décret relatif au doctorat ès sciences, par M. G. Darboux, membre du Conseil, 1903 ; reproduit dans Beauchamp vol. 6.

22 Georges Amestoy, Les universités françaises, Paris, « Éducation et gestion », 1968, p. 193. 23 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, « Les effectifs d’étudiants dans l’enseignement supérieur en 2015-2016 », Note Flash, n° 10, août 2016.

24 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, L’état de l’emploi scientifique, édition 2016.

25 Antonin Durand, « L’odeur de l’argent. Dons et legs dans le financement de l’Université de Paris (1885-années 1930) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 3, 2016, p. 64-87.

profession dont les positions ultimes sont contingentées. Les corps académiques étrangers fonctionnent également selon cette logique, avec cependant une différence non négligeable qui tient à la stratification interne et objectivée de leur champ universitaire. Dans ces espaces nationaux où les universités disposent d’une autonomie pédagogique et scientifique, voire matérielle, le principe de différenciation a contribué à l’affirmation d’une hiérarchie des établissements, qui conditionne directement les modalités d’organisation des carrières26. Le système universitaire français est à l’inverse caractérisé par l’homologie des universités qui le composent. La valeur des formations, sanctionnée par le caractère national des diplômes, étant la même sur tout le territoire, la faible différenciation thématique induite par le choix de permettre à tous l’accès à l’ensemble des formations dans un périmètre géographique restreint, et l’absence de sélection des étudiants par les établissements universitaires liée à la nature du diplôme du baccalauréat (premier grade universitaire, qui autorise de facto la poursuite d’étude dans un ordre dont on détient déjà la première étape) constituent le cadre de l’indifférenciation des universités27. Les carrières académiques s’y déploient sans prise en compte d’une stratification/spécialisation des établissements : elles sont définies par le corps d’appartenance et la position interne à ce corps, en termes d’échelon et de grade et ne varient pas en fonction du lieu ou des conditions d’exercice28. Lors du projet évoqué supra de 1896 de distinguer entre des facultés de proximité et des facultés d’universités, en nombre limité et seules habilitées à conférer le doctorat, l’une des objections principales concernait le corps enseignant : « à l’égalité de mérite et la similitude d’origine, la justice commande exactement l’égalité de traitement et la similitude dans la situation offerte »29.

Les corps sont donc durablement nationaux, selon la règle édictée comme fondement de l’Université impériale en 1808. Ils sont régis par des textes réglementaires situés à un niveau élevé de la hiérarchie juridique, généralement des décrets, et régulièrement des lois, produits selon un rythme soutenu30. Si cette définition administrative préexiste à la professionnalisation, elle n’en est pas moins réappropriée par les universitaires eux-mêmes, dans le processus d’affirmation d’une juridiction professionnelle fondée sur le

26 Dans sa thèse sur la profession académique en Grande-Bretagne, Simon Paye propose une analyse très fine des logiques de hiérarchisation des universités et de leurs effets sur le corps enseignant : S. Paye, Différencier les pairs. Mise en gestion du travail universitaire et encastrement organisationnel des carrières académiques (Royaume-Uni, 1970-2010), thèse de sociologie, Science Po Paris, 2013.

27 Bertrand Girod de l’Ain, « La corporation universitaire et l'État : le monopole et le territoire », Sociologie du travail, n° 4, 1989.

28 Des statuts spécifiques à certains établissements, le Muséum d’histoire naturelle par exemple, existent mais sont souvent une déclinaison locale du statut général, quand ils n’en sont pas le simple décalque.

29 Daniel de Folleville, La question des universités régionales et les réformes proposées par M. Liard, Paris, Chevalier-Marescq et Cie éditeurs, 1890.

contrôle par les pairs31. Elle permet la mise en œuvre de ce qui pourrait sembler un paradoxe : « C’est un des mérites de la IIIe République que d’avoir restauré les libertés universitaires tout en maintenant les professeurs sous

l’autorité de l’État »32, réaffirmation contemporaine (les années 1960) d’un

principe qui s’impose définitivement dans le cadre des réformes des débuts de la fin du XIXe siècle d’une corporation universitaire, fondée sur la « solidarité et la cohésion »33.

Les discussions engagées par les réformateurs de la IIIe République avaient fait de l’autonomie un élément central de la discussion, tant par le temps qui lui a été consacré que par l’importance des enjeux qu’elle recouvre. L’autonomie, qui constitue le point le plus clivant au sein des groupes réformateurs, prend des acceptions qui peuvent être contradictoires. Si pour une partie des réformateurs, il s’agit d’envisager l’autonomie comme la mise en place d’un régime libéral de mise en concurrence des individus et des institutions, à l’image de ce qui se passe en Allemagne ou aux États-Unis, pour les autres, elle se résume à la nécessaire mise à distance de l’administration et de la politique en matière de jugement ou de définition des priorités de la recherche et de l’enseignement. La majorité se rallie à la seconde position et développe une argumentation construite autour de l’idée que l’autonomie est garantie par l’existence d’un système corporatif au sein duquel les enseignants (et les enseignements), ainsi que les institutions, sont préservés d’une mise en concurrence qui apparaît délétère en ce qu’elle est propice à la démagogie vis-à-vis des étudiants. Dès lors, il ne peut y avoir de distinction que fondée sur l’ancienneté, car elle ne relève ni du jugement de ceux qui reçoivent les enseignements, ni de celui de ceux qui les financent, à savoir l’État. Cette tension qui se rejoue à différentes époques connaît une première résolution dans la décision prise au début des années 1880 d’uniformiser les échelles de salaire34. L’essentiel de la différenciation individuelle se fera dès lors au travers des classes, mises en place dans les différents corps et qui règlent les modalités temporelles de l’avancement.

Les corps académiques se caractérisent dès lors en France par le caractère égalitaire et systématique de toutes les opérations de gestion de la carrière, qu’il s’agisse du recrutement, des promotions et des mutations. Le

31 Yves Verneuil montre que cette réappropriation touche le corps enseignant en général en mettant en évidence l’absence de rupture entre le projet de l’Université impériale et la mise en place des commissions administratives paritaires à la Libération ; Yves Verneuil, « Corporatisme et néo-corporatisme : les instances de gestion de la carrière des enseignants depuis le XVIIe siècle », Histoire de l’éducation, n° 145, 2016, p. 9-18.

32 P. M. Gaudemet, « L’organisation du personnel enseignant », Revue de l’enseignement supérieur, n° 3, 1960, p. 78.

33 George Weisz, « Le corps professoral de l’enseignement supérieur et l’idéologie de la réforme universitaire en France, 1860-1885 », Revue française de sociologie, n° 2, 1977, p. 214.

principe de base en est « l’égalité de traitement de tous les candidats » qui fixe des critères très stricts, imposant le respect d’un traitement très exactement identique, faute de quoi s’ouvre la possibilité d’un recours administratif. Chaque procédure fait l’objet d’une codification très précise et impérative, dont la plus emblématique est celle du concours qui préside au recrutement dans les corps de titulaires. Il ne s’agit pas d’une création ex-nihilo de l’Empire mais du prolongement et de la généralisation des réformes engagées avant la Révolution. L’idée de substituer un concours à la désignation directe par les pairs se retrouve dans les mémoires des années 1760 sur la transformation de l’administration des collèges et se concrétise dans la mise en place du concours de l’agrégation en 176635 ; ainsi, il devient possible d’élargir le vivier des futurs enseignants au-delà de la simple interconnaissance, de neutraliser les effets de réseaux et de valoriser le savoir36.

Le concours public est le mode de recrutement adopté dès les premiers décrets qui fixent les cadres du corps des professeurs titulaires de chaire. Il est conçu comme un concours national, ouvert par voie d’affichage, précisant la faculté et la chaire concernées37. Le profil des candidats est contraignant : l’obligation du doctorat de l’ordre de faculté dans lequel on postule, un âge minimal (30 ans pour une chaire, 25 ans pour un poste de professeur adjoint) et la citoyenneté française ; s’y ajoute en 1854 l’obligation d’avoir effectué au préalable un stage de deux années dans l’enseignement supérieur. Le concours est organisé dès l’origine selon des modalités encore largement à l’œuvre aujourd’hui : chaque candidat envoie un certain nombre de pièces justificatives au responsable du concours (qui peut varier selon les périodes du doyen de la faculté au recteur en passant par l’administration centrale) faisant particulièrement état de ses titres et de ses antécédents professionnels. En 1809, le curriculum vitae n’est pas encore requis et on lui préfère un certificat de bonnes mœurs38. Mais progressivement, le contenu se densifie en lien avec le processus de professionnalisation engagé depuis les années 1870. S’ensuivent une série d’étapes successives dont la nature peut varier. S’il était initialement prévu que soient organisées des épreuves pour la première partie, sous la responsabilité d’un jury composé d’enseignants de la faculté concernée secondés par un inspecteur général39, il ne semble pas que la procédure ait véritablement été expérimentée. La nomination ministérielle

35 Dominique Julia, « La naissance du corps professoral », art. cit., p. 77.

36 Une procédure de concours est également mise en place à cette époque pour le recrutement de l’école du Génie à Mézières. Cf. Dominique Julia, « Sélection des élites et égalité des citoyens. Les procédures d'examen et de concours de l'Ancien Régime à l'Empire », Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, t. 101, n° 1, 1989, p. 339-381.

37 Statut sur l'organisation des concours pour les facultés en général, et pour les facultés de droit en particulier, 31 octobre 1809.

38 Ibid., art. 15.

se substitue à ce type de concours pour la première fois en 1815. Elle met en place un mode de désignation qui reste fonctionnel jusqu’aux années 1970, et dans lequel les instances centrales jouent un rôle déterminant. Il ne s’agit plus d’un concours national, tel qu’il continue à exister en droit et en médecine dans le cadre de l’agrégation fondé sur un ensemble d’épreuves standardisées40, mais d’une procédure centralisée de recrutement aux mains du pouvoir administratif et politique41. Elle se fonde sur une appréciation à distance de la candidature (à partir d’informations de seconde main), soumise à la décision, voire à l’arbitraire du pouvoir politique, en cohérence avec les pratiques de recrutement de la fonction publique du premier XIXe siècle42.

Un ensemble de textes, élaborés entre 1815 et 182043, précise les modalités du recrutement des professeurs titulaires d’une chaire dans une faculté. Le ministre choisit le candidat retenu sur une double liste composée chacune d’au moins deux noms, présentée d’une part par le conseil de la faculté concernée (c’est à dire les professeurs titulaires qui la composent) et d’autre part, par un conseil central (académique ou national, selon les périodes). Durant les deux premiers tiers du XIXe siècle, le choix ministériel n’est pas susceptible d’un recours de la part du conseil de la faculté concernée, et marque la supériorité sans conteste de la décision politique sur la décision scientifique44. Avec les réformes des années 1880, le système n’est pas modifié dans son architecture globale, la double liste restant la règle, de même que la nomination ministérielle. En revanche, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la composition de l’instance centrale décisionnaire, a été modifiée de façon à ce que seuls les pairs interviennent désormais dans la désignation des candidats. Il est précisé à différentes reprises que le ministre ne peut désigner le futur titulaire que parmi les candidats inscrits sur la liste. On observe également une mise en ordre de la prise de décision, qui en donnant à l’instance centrale le dernier mot sur les propositions du conseil de la faculté, induit la subordination de la périphérie au centre. La relation complexe qui unit les facultés de province à leurs homologues parisiennes, au travers des instances de gestion centrales, sera examinée dans la dernière partie de ce chapitre. A partir de 1854, les vacances de chaires sont censées être publiées auprès de toutes les facultés,

40 Ordonnance portant règlement sur l'Instruction publique, 17 février 1815, art. 29. Les facultés de droit et de médecine continuent pour leur part sur le mode du concours : arrêté contenant, pour les facultés de droit, des modifications au statut sur les concours du 31 octobre 1809, 21 décembre 1818.

41 Dans les facultés, la nomination des professeurs à l’issue du concours relève de la responsabilité directe du ministère, puisqu’elle s’effectue par décret.

42 FrédéricEdel, « Deux siècles de principe d'égale admissibilité aux emplois publics », Revue française d'administration publique, n° 142, 2012, p. 339-367.

43 Ordonnance portant règlement sur l’Instruction publique, 17 février 1815 ; décision du Roi concernant les présentations aux chaires vacantes dans les facultés, 31 janvier 1816.

44 Conseil d’État, 23 octobre 1835, « Nomination d’un professeur titulaire », in Joseph Delpech, Statut du personnel enseignant et scientifique de l’enseignement supérieur, Paris, Sirey, 1931, p. 30.

afin que celles-ci puissent recommander l’un des leurs45 : c’est une façon d’améliorer la carrière ascendante en direction de Paris et l’organisation d’une première ébauche d’un marché du travail universitaire en donnant une visibilité aux postes disponibles. Depuis la circulaire du 22 février 1896, les vacances de chaires sont censées être insérées au Journal officiel et publiées dans le Bulletin administratif de l’Instruction publique. Les nominations dans les autres corps de titulaires (maîtres de conférences, professeurs à titre personnel et maîtres-assistants) ressortissent d’une logique identique, qui articule des propositions émanant des universités et des instances centrales, mises en œuvre ensuite par l’autorité administrative.

Le système de gestion des carrières par le biais des promotions au choix fonctionne selon le même principe d’un mode de pilotage égalitaire et national. La norme est celle de l’avancement à l’ancienneté. Un tableau fixe la durée des échelons dans chacun des corps et le niveau de traitement afférent. Il est réévalué plus ou moins fréquemment, avec pour perspective une amélioration globale des traitements dans un contexte de forte baisse du pouvoir d’achat (on le voit en 1921 par exemple, pour la prise en compte de l’inflation liée à la Première Guerre mondiale). Tous les membres du corps bénéficient d’une progression linéaire de carrière. Dans les années 1870, la question se pose cependant d’ouvrir la possibilité de distinguer les « professeurs qui par des travaux d’une valeur exceptionnelle mériteraient de devancer l’époque réglementaire de leur promotion »46. Elle permet l’introduction d’une promotion au choix pour un pourcentage déterminé des membres du corps, dans le cadre d’un arbitrage national aux mains des instances régulatrices centrale de la profession, le Comité consultatif de l’enseignement supérieur public, puis après 1945 le Comité consultatif des universités.

La communauté universitaire a fait sienne le projet initial d’une corporation enseignante nationale. La centralité des instances de gestion de la profession n’est jamais remise en cause, plus généralement revendiquée comme une garantie d’efficacité, de qualité et d’autonomie. Les syndicats eux-mêmes développent leurs projets et leurs revendications en s’adossant au cadre centralisateur, avant même qu’ils n’y occupent, à partir des années 1970 et surtout 1980, une position dominante. On trouve une très bonne illustration de cet attachement dans la revendication, en 1965, de la part du SNESup d’une unification de la gestion de tous les personnels enseignants (les assistants sont régis par des commissions inter-académiques) sous l’égide du Comité consultatif47. Et c’est également une solution centralisée qui est proposée dans la perspective de rapprocher les carrières des universitaires et

45 Circulaire relative aux présentations des facultés des lettres des départements pour une chaire vacante à la faculté des lettres de Paris, 23 novembre 1854.

46 Procès-verbal du CCEP, séance du 4 juin 1873 ; AN F17* 2 284. 47 Bulletin du SNESup, supplément au n° 115, février 1966, p. V.

celles des chercheurs du CNRS à la même époque48. C’est toujours autour de ces arguments en faveur d’une garantie de l’égalité et de l’unité du corps enseignants que sont construites de nombreuses motions émanant des sections de l’actuel Conseil national des universités, forme contemporaine des instances du XIXe siècle, rédigées pour dénoncer les évolutions imposées par les modifications du décret statutaire de 2009.

Je reviendrai par la suite plus en détail sur les débats des années 1960 à nos jours, et la place qu’y prend la rhétorique relative à une autonomie réglementaire des universitaires, mais il me semblait important d’en rappeler ici l’origine et d’en montrer la continuité sur le long terme. De ce parti pris initial d’un système piloté par le centre découle la mise en place d’instruments de gestion spécifiques aux mains de la puissance publique. Cependant, loin d’être remis en cause par les universitaires, ils ont joué un rôle essentiel dans le processus de professionnalisation et contribuer à produire une culture professionnelle articulée à une forme de cogestion avec l’administration.