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Si théoriquement, vouloir saisir les modalités de construction du jugement professionnel académique ne rencontre pas de difficultés majeures, pratiquement, c’est une autre affaire du fait de la rareté des sources. Les analyses des procédures mises en œuvre actuellement offrent un point de départ intéressant, puisqu’elles permettent de s’interroger sur la profondeur historique des critères mobilisés et la stabilité des représentations professionnelles. Elles sont pourtant limitées par le fait qu’elles procèdent systématiquement d’enquêtes indirectes, déclaratives, l’observation des pratiques s’avérant impossible. En effet, ni les sections du CNU, ni celles du comité national du CNRS, pas plus que les commissions de spécialité n’acceptent que des individus qui n’en sont pas membres assistent à leurs délibérations7. Les justifications mobilisées empruntent aux statuts particuliers de ces assemblées, aux contraintes propres à une réglementation tatillonne et aux problèmes que pose l’impossibilité d’anonymiser les jugements8. Dans la mesure où ces instances ne produisent pas d’archives (ou du moins pas d’archives identifiables dans des fonds d’archives publiques), la source principale réside dans le discours des acteurs eux-mêmes, avec les biais inhérents aux positions occupées au sein de la hiérarchie professionnelle. Qui plus est, et le biais a été souvent souligné, parler d’une opération de jugement à quelqu’un qui peut en faire l’objet induit inévitablement la production d’un discours articulé sur l’anticipation de ce jugement. En complément à ces enquêtes par entretiens9, la participation à ces instances fait l’objet de témoignages, souvent comme mention complémentaire d’une autre enquête10 ou dans des cadres plus militants11. Je n’ai pas retrouvé de témoignage historique sur la participation au travail des commissions du CCESP ou des sections du CCU. Sans doute pourrait-on retrouver des mentions éparses, dans les

7 Quelques exceptions mais qui ne se déroulent pas dans le cadre d’une enquête scientifique à proprement parler, mais comme une commande politique : des spécialistes des questions de genre ont été invitées à assister aux sessions du Comité nationale du CNRS en physique, avec comme objectif d’identifier les effets de genre dans la décision.

8 Catherine Vilkas, « L’évaluation au CNRS », La revue pour l’histoire du CNRS, n° 11, 2004 [En ligne : § 2].

9 Parmi les principaux sur lesquels nous reviendrons : Christine Musselin sur les commissions de spécialistes, Catherine Vilkas d’une part et Daniel Fixari, Jean-Claude Moisdon et Frédérique Pallez d’autre part sur le Comité national du CNRS, Christine Musselin et Marianne Blanchet sur le CNU.

10 On peut citer les mentions que fait Philippe Urfalino de son expérience au Comité national dans un article sur la construction du consensus (Revue européenne des sciences sociales 2007).

11Cf. par exemple les témoignages au séminaire « Politiques des sciences » de l’EHESS, en décembre 2009, accessibles en ligne sur le site : https://pds.hypotheses.org/ ; ou encore les témoignages collectés et utilisés sur le mode pamphlétaire dans l’ouvrage de François Garçon, Le dernier verrou [en ligne : http://www.francois-garcon.com/parutions/le-dernier-verrou/].

mémoires ou les correspondances, mais l’ampleur du dépouillement qu’une telle traque imposait ne me semblait pas en faire une quête raisonnable.

A côté de ce corpus discursif, les sources archivistiques de la pratique sont limitées. Alors même qu’il est question de façon systématique des rapports sur lesquels se fondent les discussions, leurs traces sont difficiles à retrouver. Il n’existe pas d’archives spécifiques des instances, à l’exception des registres des procès-verbaux des séances, complets mais en mauvais état et difficilement communicables de la Section permanente, très lacunaires pour le CCESP et totalement inexistants pour les CCU et ses successeurs, à l’exception de la décennie 1950 et rien depuis lors. C’est dans les dossiers, au nombre de 5 boites d’archives, conservés sous le titre de « Candidatures aux chaires » et qui s’arrêtent en 191912, que l’on peut retrouver traces de ces éléments de jugement. Ces dossiers individuels sont très hétérogènes malgré un objectif commun. On retrouve généralement des formulaires types, à l’en-tête du ministère, qui porte le titre de « demande d’emploi ». S’ensuit une série de rubriques visant à décrire le candidat, depuis son état-civil et professionnel jusqu’aux recommandations dont il bénéficie13. Mais parfois, la demande se réduit à une simple lettre envoyée au ministre par le candidat. Quelques éléments complémentaires font leur apparition à partir des années 1880, au mieux sous la forme d’un rapport de soutenance de thèse ou sinon sous celle de citations manuscrites, extraites d’autres documents absents du dossier (rapports des doyens, des inspecteurs généraux). On peut distinguer les deux périodes qui renvoient aux modes de gestion différenciés de la profession. Jusqu’aux toutes premières années du XXe siècle, le dossier est plus souvent composé d’une lettre adressée au ministre, appuyée ou non de recommandations fréquemment de nature politique (émanant de députés, de ministres14… qui peuvent aller jusqu’à un prince d’Empire15) ; lorsque l’on retrouve le brouillon de la réponse, celle-ci émane directement du ministre, et le refus est généralement justifié par l’absence de position disponible. Dans une seconde période, le dossier semble être instruit de façon plus collective ; il porte alors une marque manuscrite, en haut à droite de la page de garde, du type : « comité, séance du XX, inscrit (avec parfois des mentions complémentaires : en premières lignes ou en dernières lignes), ajourné… » ; les recommandations ne sont plus alors seulement d’origine politique mais émanent généralement de professeurs et autres savants (avec un recours fréquent aux académiciens), même si des courriers de sénateurs ou de députés, voire de ministres sont encore régulièrement présents dans les dossiers. Il est intéressant de souligner qu’elles s’adressent cependant directement au

12 1830-1919 ; AN F17 13 111-13 115.

13 Les dossiers conservés pour la période précédente, sous la cote AN F17 1418 pour les sciences et les lettres, et portant sur les années 1840-1848, se limitent à des échanges de courrier entre les candidats et le ministre, avec très peu d’éléments complémentaires, les dossiers les plus riches contenant des lettres de recommandations d’origine diverses.

14 Dossier Bernard, lettre du ministre de la Marine, 1852 ; AN F17 13 111. 15 Dossier Barreau, lettre du 8 janvier 1856 ; AN F17 13 111.

ministre, puisque, comme le souligne dans son courrier du 4 octobre 1905, le professeur titulaire de la chaire de zoologie de la faculté de Bordeaux, Charles Pérez, écrivant pour recommander un candidat, « bien que je sache que la question relève uniquement de l’initiative ministérielle, je pense que l’avis d’un des professeurs de zoologie, directement intéressé, peut être tout au moins accueilli à titre d’information »16. À une seule occasion, j’ai pu avoir entre les mains la « copie du rapport de la commission chargée d’examiner les titres des candidats à la chaire de mécanique rationnelle de la faculté des sciences de Paris », fait par Charles Hermite en 188217. L’existence de ce fond se révèle cependant important en ce qu’il constitue les seules sources qui témoignent a minima de la procédure de travail. Il faut néanmoins souligner qu’ils présentent une particularité : ils ne concernent par nature que les candidats malheureux, les candidats retenus faisant l’objet d’un dossier de carrière en vue de la retraite conservé sous une autre cote18 qui lui ne contient aucun des documents potentiellement examinés au moment de la candidature.

Les dossiers témoignant de l’activité du CCU post 1945 se composent de deux cartons qui réunissent les procès-verbaux des quatre divisions de la fin des années 1940 à la fin des années 1950, soit une vingtaine de séances19, qui s’inscrivent dans la continuité des registres du CSIP ou du CCESP. Il ne s’agit plus de dossiers individuels, mais de minutes des réunions. La plupart du temps, le détail des discussions n’y figure pas (même si c’est moins vrai en sciences qu’en lettres) et l’essentiel des informations qu’elles rapportent se limite aux résultats des votes relatifs aux nominations et aux promotions. Ils se présentent sous la forme de listes de décisions non motivées, dans la quasi-totalité des cas prises à l’unanimité (les résultats des votes figurent toujours dans les procès-verbaux), après une discussion dont il est fait cursivement mention dans la formule qui précède les résultats : « après un rapport de M. X, le comité, à l’unanimité donne un avis favorable à la nomination de M. Y dans la chaire de… » ou le Comité « décide de présenter M. X en première ligne, M. Y en deuxième ligne ». Dans le cas des listes d’aptitude, c’est une simple liste de noms qui est adjointe au procès-verbal.

La quasi absence de traces de débats ou de discussion et le consensus apparent qui se dégage de ces sources laissent supposer l’existence d’un travail en amont, qui peut avoir deux objectifs complémentaires. C’est d’abord tout simplement la possibilité que les débats aient eu lieu, dans le cadre de la réunion ou auparavant entre des groupes de géométrie variable, et que la séance réglementaire n’en soit qu’une chambre d’enregistrement. Les raisons d’une

16 Dossier Anthony, lettre du 4 octobre 1905 ; AN F17 13 111.

17 Minutes du procès-verbal de la séance de la Section permanente du CSIP, 27 décembre 1882 ; AN F17 12 980.

18 Il s’agit des archives des dossiers dit « de carrière », conservés sous les cotes F17 20 001 à 30 440/B.

telle pratique sont diverses : il peut s’agir de la volonté de présenter un front uni face au pouvoir administratif, de façon à empêcher qu’il ne recoure à ses pouvoirs réglementaires (c’est le ministre qui nomme in fine) dans une situation qui justifierait un arbitrage. Le contexte de construction de l’autonomie professionnelle à la fin du XIXe siècle est très certainement à l’origine du choix du consensus, d’autant plus qu’il devait, pour s’affirmer, s’articuler étroitement avec les contraintes administratives et politiques du pilotage panoptique. Cela peut être aussi le signe d’une gestion des équilibres internes par une négociation dont on ne veut pas voir les termes publicisés, car n’étant pas systématiquement en cohérence avec la définition de la qualité professionnelle plus générale, alors même qu’il s’agit d’assurer des arbitrages acceptables qui permettent le fonctionnement efficace de la communauté et la régulation des conflits. Bien plus que le vote, le consensus autorise la prise en compte des intérêts et des points de vue du plus grand nombre d’individus ; il en résulte qu’il produit des décisions plus fortes qui engagent la communauté. On en trouve une trace dans les arbitrages décrits à propos des recrutements en histoire dans les années 1990, qui s’organiser sur le mode d’une anticipation temporelle de la répartition (postes à n+1 ou n+2 ) selon la logique du « chacun son tour »20. Cette méthode de répartition, qui n’est pas sans rappeler celle qui préside à l’affectation des postes d’assistants dans les années 1960, consistant à servir les professeurs titulaires à tour de rôle21, s’appuie sur une stratégie de négociation basée sur la réciprocité et non sur la concurrence. Jusqu’à la fin des années 1960, le mode principal de désignation (scrutin uninominal) et le statut des membres (très forte majorité de professeurs titulaires) des comités garantissaient une forte homogénéité du groupe, situation particulièrement favorable à l’élaboration de ce type de consensus, comme l’observe Philippe Urfalino quand il décrit un contexte dans lequel les membres sont présents du fait de leur compétence, quand il ne s’agit pas de trancher la simple alternative approbation/rejet mais sur une question complexe22. Le consensus dans ce contexte est moins la décision commune élaborée par des pairs que la reconnaissance par le groupe de la « meilleure décision », au sens de celle qui peut obtenir le consentement des réticents, dans un groupe où l’égalité apparente (chaque membre dispose d’une voix) renvoie en fait à l’inégalité de positions. Un tel consensus rend les possibilités d’opposition, de contestation ou de divergences très couteuses et peu efficaces, puisqu’elles sont supposées avoir été entendues et discutées en amont. S’opposer de façon individuelle laisserait alors penser que l’on va contre l’intérêt collectif, en privilégiant son propre agenda23. Enfin, la décision (le vote) semble être la poursuite naturelle

20 Christine Musselin et Marc Blangy, Étude de cinq commissions de spécialistes en histoire, rapport du CSO, octobre 1996, p. 20 sq.

21 Témoignage de Dominique Julia, entretien du 25 septembre 2007.

22 Philippe Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sciences sociales, n° 136, 2007.

23 On retrouve ici une problématique mise en évidence par l’enquête de Christine Musselin et Marc Blangy sur les commissions de spécialistes, dont les membres extérieurs semblent avoir

du processus qui la précède. Si l’on en croit les procès-verbaux disponibles (limités aux années 1950), l’unanimité est plutôt la règle, reflet du consensus obtenu à l’issue de la discussion. Concernant le Comité national du CNRS des années 1990, Philippe Urfalino témoigne que l’on ne procède au vote qu’après avoir obtenu l’accord de tout le monde24. Dans un tel contexte général, le conflit est vécu comme un échec et des dispositions sont mises en place pour limiter son apparition, comme le décrivent Christine Musselin et Marc Blangy à propos des commissions de spécialistes des années 1990 : des prises de paroles concises, « tout un ensemble de comportements, d’usages sémantiques, participent à la dédramatisation des débats. Les points de vue s’expriment souvent de façon nuancée »25. La recherche du consensus s’avère être une procédure récurrente dans les sections du CNU26 comme au sein des sections du Comité national du CNRS27. Sans preuve formelle que ce point de vue soit celui de leurs prédécesseurs du XIXe, on peut faire l’hypothèse d’une forte continuité des pratiques dans la mesure où les traces archivistiques sont en cohérence avec cette analyse.

La pacification apparente d’un espace dont la fonction est pourtant celle de produire des arbitrages concurrentiels (recrutement ou promotion) nécessite que la neutralisation des pratiques qu’elle implique fasse consensus au sein de la communauté professionnelle. Cela signifie que les membres du collectif ont incorporé un ensemble de normes de façon à régler leur conduite selon le cadre acceptable que le collectif de travail s’est fixé et qu’ils savent à quel moment et à quel niveau intervenir efficacement. Si les procès-verbaux n’utilisent pas de terme telle que « après discussion » ou « après délibération », c’est qu’il y a une incertitude sur sa nature (et donc sur sa qualification). Comme le souligne Philippe Urfalino, la nature de la discussion au sein d’un collectif dépend à la fois de la structure du groupe et de ses finalités28. La délibération apparente pousse à s’interroger sur la possibilité qu’il s’agisse en fait d’une négociation, dont on pourrait essayer de saisir les modalités. Cette hypothèse de la négociation, construite comme un processus progressif permettant d’aboutir au consensus est bien mis en évidence par les travaux de Catherine Vilkas sur le Comité national du CNRS29. Elle se retrouve au travers d’un mode de fonctionnement par étapes, décrit l’inspecteur général Georges Amestoy pour les années 1950 et 1960 quand se prend l’habitude de réunions en amont des

été choisis moins pour leur envergure scientifique que pour leur aptitude à comprendre et à jouer le jeu des enjeux spécifiques à la commission à laquelle ils sont invités à participer. 24 Philippe Urfalino, « La décision par consensus apparent », art. cit.

25 Christine Musselin et Marc Blangy, Étude de cinq commissions, op. cit., p. 77.

26 Daniel Fixari, Jean-Claude Moisdon et Frédérique Pallez, L’évaluation des chercheurs en question, op. cit., p. 115.

27 Ibid, p. 51.

28 Philippe Urfalino, « La délibération n'est pas une conversation. Délibération, décision collective et négociation », Négociations, no 2, 2005, p. 99-114.

sous-sections, puis des sections, avant la réunion officielle de la division qui ne fonctionne plus dès lors que comme une chambre d’enregistrement30.

La neutralité des formules rendant compte des débats contribue à cette mise à distance des possibles tensions internes : « MM. Auger, Pauthenier, Pérés, Coulomb, M. le Directeur général de l’enseignement supérieur, MM. Auméras, Dubois Rocard et Fréchet prennent part à la discussion sur les mérites des candidats en présence »31. Lorsqu’il y a discussion, en l’occurrence ici il s’agit d’une opposition entre l’administration représentée par le directeur de l’enseignement supérieur et les membres universitaires du CCU, elle se caractérise par sa faible charge conflictuelle :

« Une discussion s’engage sur l’opportunité d’inscrire M. Pollaczek sur cette liste [d’aptitude aux fonctions de maître de conférences].

M. Fréchet fait remarquer que M. Pollaczek est un mathématicien de très grande valeur qui a déjà fait ses preuves et qui surclasse incontestablement les candidats plus jeunes qu’on inscrit sur la liste.

M. le Directeur général de l’Enseignement supérieur souligne que M. Pollaczek n’est naturalisé que depuis deux ans à peine et que, dans ces conditions, il ne peut être chargé immédiatement d’un enseignement. L’inscrire sur la liste équivaudrait donc à boucher une place pendant plusieurs années.

Pour cette raison, la section décide de surseoir à l’inscription de M. Pollaczek »32.

L’implicite semble alors joue un rôle déterminant car il autorise des raccourcis argumentatifs d’autant plus efficaces qu’ils sont partagés et que leur maîtrise est un signe fort d’une socialisation professionnelle réussie. Connaître les règles et les limites, c’est être capable d’anticiper ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, et donc d’être efficace. Couplé à la connaissance de l’étendue de son propre pouvoir, ces savoirs faire sont susceptibles de démultiplier les effets des interventions. L’une des dimensions stratégiques de cette maîtrise est la connaissance précise que l’on a de sa propre position dans le champ mais aussi la capacité à produire des arguments rhétoriques cohérents avec la situation examinée33. L’efficacité réside dans la maîtrise de l’équilibre, dans la capacité à substituer efficacement dans le discours des préoccupations généralistes à l’intérêt personnel34. Mais elle suppose, avant tout, la maîtrise de l’information pertinente.

30 Georges Amestoy, Les universités françaises, Paris, « Éducation et gestion », 1968, p. 368. 31 Procès-verbal de la division des sciences du CCU, séance du 16 juin 1949, p. 2 ; AN F17 17 589.

32 Ibid, p. 7.

33 Philippe Urfalino, « La délibération n'est pas une conversation », art. cit.

34 Catherine Vilkas, « Évaluations scientifiques et décisions collectives : le Comité national de la recherche scientifiques », Sociologie du travail, n° 3, 1996, p. 339.