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« C’est évidemment la question des critères de qualité du dossier qui se pose. Tout le monde n’est pas d’accord sur ce qu’est un-e « bon.ne politiste/sociologue » (il y a aussi des écoles) et l’on crée, de façon implicite et parfois explicite, des critères de qualité d’un-e collègue d’un côté, et d’excellence scientifique de l’autre »62. Cette incertitude constitue un enjeu central, en ce qu’elle est l’instrument par lequel peut s’élaborer et se reconfigurer dans la durée une norme professionnelle acceptable en fonction du contexte dans lequel elle s’énonce. Pour autant, il ne s’agit pas d’une situation anomique et il existe des « points de repère » 63 autour desquels s’articulent les jugements.

La sociologie des sciences américaine s’est intéressée précocement à la profession académique dans une lecture très fonctionnaliste (maîtrise d’un savoir technique spécialisé acquis dans le cadre d’une formation longue, autonomie des pratiques et des modes de régulation professionnelle)64 et différenciationniste (basée sur l’idée d’une spécificité de l’activité scientifique)65. C’est Robert K. Merton qui le premier a élaboré a consacré des enquêtes sociologiques au monde académique, dont il a tiré un ensemble de définitions66. Selon lui, la profession scientifique se définit autour de deux types de normes, techniques (c’est à dire relatives aux méthodes et règles de certification de l’activité scientifique) et morales (éthique de l’activité, qui est garantie par le respect des normes techniques), incorporées lors de la socialisation professionnelle. Ces normes reposent sur quatre piliers : le communisme (les connaissances comme patrimoine à partager et à accroître), l’universalisme (le jugement doit pouvoir être objectivé pour être accepté par tous), le désintéressement (le but reste la communauté même dans un contexte de concurrence individuelle) et le scepticisme organisé (usage collégial de la critique rationnelle) 67. Cette définition normative est par la suite critiquée comme étant le produit d’une « idéologie professionnelle » développée par une élite scientifique dont la fonction centrale est d’assurer sa légitimité à un

62 Laurent Willemez et Bernard Pudal, « Les recrutements vus de l’intérieur », Socio-logos, n° 13, 2018, [En ligne : § 8].

63 Christine Musselin, « Les marchés du travail universitaires, comme économie de la qualité », art. cit, p. 198, note 18.

64 Cf. Florent Champy, Sociologie des professions, Paris, PUF, 2009, p. 19-20.

65 Terry Shinn et Pascal Ragouet, Controverses sur la science : pour une sociologie transversalites de l’activité scientifique, Paris, Raisons d’agir, 2005.

66 Dans son ouvrage [La sociologie de Robert K. Merton, Paris, La Découverte, 2013, p. 29-52], Arnaud Saint-Martin propose une présentation très complète de la sociologie des sciences mertonienne, à laquelle j’emprunte les principaux éléments de ce paragraphe.

67 Robert K. Merton, « Priorities in Scientific Discovery: A Chapter in the Sociology of Science », American Sociological Review, no 6, 1957, p. 635-639.

moment donné de son affirmation comme groupe socialement dominant68. Il s’ensuit la fixation d’un idéal-type qui permet d’idéaliser (et de justifier socialement) l’activité, détachée des contingences de l’amateurisme et des nécessités industrielles, pour valoriser une pratique pure. La microsociologie des pratiques scientifiques, dans les années 1970, a participé à cette remise en cause en opposant au modèle de la profession celui du métier construit autour d’une série de pratiques, d’interactions et des réseaux fortement inscrits dans des lieux et des contextes de travail. Elle a porté une attention particulière aux cadres et aux structures dans lesquelles se déploient les pratiques individuelles et les stratégies de carrières, mais en se concentrant essentiellement sur la composante de base que constituent l’équipe de recherche, le laboratoire ou le département.

Ces approches se concentrent autour de l’activité scientifique, la recherche comme production légitime, laissant de côté les autres aspects du métier. Les universités sont ainsi considérées avant tout comme le lieu de production de la science, même si elles n’en ont nulle par le monopole69. L’appréciation de la qualité professionnelle des individus se réfère alors à leur réussite dans ce domaine, mesurée par le biais de leurs publications ou de l’accumulation des reconnaissances dont ils font l’objet70. Pour autant, et sauf pour une partie limitée d’entre eux, l’activité ne se limite pas à la recherche. Le titre de professeur renvoie à une fonction sociale de transmission qui est au cœur de la mission des systèmes universitaires. Elle est antérieure à la recherche, dont nous avons vu dans la partie du chapitre 2 consacrée à la thèse qu’elle s’est imposée dans un second temps. Les deux registres d’investissement sont donc à la fois concomitants et concurrents dans les carrières et on peut faire l’hypothèse que leur relation varie en fonction du contexte d’exercice et de la période71. Dans le cas français, la régulation principale intervient au sein des instances de gestion de la profession, dont nous avons vu au chapitre précédent le mode de domination qu’elle imposait aux logiques locales. Mais elle n’est ni univoque, ni linéaire et différents éléments permettent d’en retracer l’histoire en montrant comment s’articulent les transformations des conditions d’exercice (que ce soit de la recherche ou

68 Michael Mulkay, « Norms and ideology », Social Science Information, no 4-5, 1976, p. 637-656.

69 Benoit Godin, Yves Gingras, « The Place of Universities in The System of Knowledge Production », Research Policy, n° 2, 2000, p. 273-278.

70 C’est encore à Robert K. Merton que l’on doit d’avoir nommé le processus d’accumulations des prix, financements et autres avantages aux mains de certains individus, selon le principe que l’on ne prête qu’aux riches : l’effet Saint Mathieu. R.K. Merton « The Matthew effect in science, II: Cumulative advantage and the symbolism of intellectual property », Isis, no 4, 1988, p. 606-623.

71 Yves Gingras et Brigitte Gemme. « L'emprise du champ scientifique sur le champ universitaire et ses effets », Actes de la recherche en sciences sociales, no 164, 2006, pp. 51-60.

de l’enseignement) et celles des critères utilisés dans les opérations de jugement, et plus généralement comment évolue l’interprétation de la norme professionnelle72. Il ne faut pas par ailleurs oublier la diversité possible des profils des membres des instances, croissante à partir des années 198073, qui fait varier le jugement sur deux axes : la capacité au jugement scientifique (à produire un avis sur la nature et la qualité de l’activité) et l’appartenance (la proximité avec les candidats, la nature des investissements personnels, la présence au sein d’une institution) 74. Enfin, de façon plus générale, les registres de jugement mettent en évidence une tension structurelle du système académique, entre concurrence des individus et force des collectifs. Dans un premier type argumentatif, c’est l’individu qui constitue l’élément essentiel du jugement, quand dans un second ce sont les logiques spécifiques du groupe qui sont prises en compte.

Dans l’arbitrage final, qui met en jeu l’ensemble des tensions et des modes d’opposition que je viens d’évoquer, il semble que l’élément déterminant soit le contexte, entendu comme la conjonction d’une situation particulière, à un moment précis qui implique une pluralité d’informations relatives aussi bien à l’individu, à ses différentes pratiques professionnelles, à sa place au sein de sa discipline et à la place de sa discipline au sein d’un ensemble plus vaste, qui peut être toutes les disciplines ou celles présentes dans l’établissement, ainsi que les considérations relatives aux conditions d’exercice. C’est son interprétation qui fournit les critères les plus susceptibles de convaincre et d’emporter la décision collective75. A côté, on peut mettre en évidence quelques marqueurs forts de la qualité adossés aux titres scolaires (ancien élève des ENS, agrégé) dont nous avons vu qu’ils jouaient un rôle pour une partie des carrières. S’ils restent des signes distinctifs forts pour certaines disciplines en lettres76, ils peuvent aussi être contre-employés pour justifier le refus de

72 On aurait ici en quelque sort l’exemple archétypale d’une profession à pratique prudentielle, selon Florent Champy, à savoir où se conjuguent maîtrise des savoirs et autonomie du jugement, ce qu’il confirme pour partie dans une intervention au séminaire « Politiques des sciences », 24 mai 2012, https://pds.hypotheses.org/1979.

73 La diversification des profils des individus impliqués dans les opérations de jugement est pour partie la conséquence de la croissance et de la diversification du corps des universitaires, mais aussi de la modification de ses équilibres internes, évolution que nous envisagerons plus en détail dans le chapitre 6. Une recherche menée collectivement sur l’évolution des caractéristiques des universitaires engagés dans les instances de pilotage de la recherche sur projet en France met bien en évidence la diversification des profils ; cf. Jerôme Aust et al., « Des patrons aux ex-pairs. Réformes de l’État, recompositions professionnelles et transformations de l’élite du gouvernement de la recherche en biomédecine en France (1958-2012) », article en cours de révision pour une parution dans les Annales, présenté dans le volume 2 de ce dossier d’HDR.

74 Proposition de typologie de Jean-Claude Chamboredon, dans un dialogue avec Dominique Merllié au sujet de la section de sociologie du Comité national ; J.-C. Chamboredon, « Les difficultés de l’évaluation scientifique », Revue française de sociologie, n° 2, 1981, p. 291-295. 75 Catherine Vilkas, « Évaluations scientifiques et décisions collectives », art. cit., p. 338 sq. 76 Christine Musselin et Marc Blangy, Étude de cinq commissions de spécialistes, op. cit.

recruter un individu trop titré dans un contexte déprécié (une petite université de province où l’on anticipe que le candidat titré ne s’investira pas).

Je propose d’envisager en deux temps la question de l’articulation des activités et des formes d’interprétation qui en sont fait, en commençant par retracer le cadre général de définition de l’universitaire avant de m’intéresser à la gestion par les différentes instances de la tension qu’elle met en évidence.

Pluralité des activités : prise en compte et concurrence