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L’enseignement supérieur, service public de proximité Lorsqu’il s’agit d’analyser l’Université impériale mise en place par

Napoléon par le décret du 17 mars 1808, c’est très souvent la dimension monopolistique du phénomène qui est mise en avant, en opposition à un Ancien Régime structuré autour des particularismes et de la division. Cette

4 Philippe Savoie, « Aux origines de la professionnalisation ? La genèse du corps enseignant secondaire français », Éducation et Sociétés, n° 23, 2009, p. 13-26.

5 Cf. Gerald Geison (éd.), Professions and the French State, 1700-1900, Philadephie, University of Pennsylvania Press, 1984. On retrouve des modalités approchant dans le cas des ingénieurs ou des professions médicales, par exemple.

6 Robert Fox, « Science, the University and the State in Nineteenth-Century France », in Ibid., p. 71.

fondation post-révolutionnaire ne constitue cependant pas une véritable rupture, en ce qu’elle renoue avec un mouvement engagé dès avant la Révolution dans le sens d’un accroissement du contrôle du roi sur l’université et en particulier sur l’université de Paris7, ainsi qu’avec le projet d’un corps enseignant unifié à l’origine de la création de l’agrégation en 17668. La filiation se déploie également dans la mise en place d’un cursus honorum en matière de formation (lycée, baccalauréat, faculté) qui emprunte au curriculum et à la structure de l’université de Paris d’avant 1793 : la faculté des arts devient le lycée, la maîtrise ès art le baccalauréat9.

C’est contre les particularismes locaux, les logiques d’affirmation individuelle et les allégeances multiples, que le système napoléonien projette d’uniformiser, de systématiser et de rationnaliser l’offre d’enseignement. Il est conçu pour prendre en charge la totalité de l’offre d’enseignement à destination des élites, contrôler l’activité enseignante et assurer sa présence à l’identique sur l’ensemble du territoire. Le corps enseignant se trouve au cœur du dispositif, car c’est lui qui constitue, littéralement, l’Université impériale. Sous ce nom se rassemblent l’ensemble des membres du système éducatif, depuis le ministre (sous le nom de Grand Maître en début de période) jusqu’aux maîtres d’études, incluant dans une même entité les personnels aux hautes fonctions administratives (conseillers de l’université, recteurs, inspecteurs), les membres des facultés et les enseignants des lycées, collèges et pensions10. Quelques principes communs uniformisent ce corps : l’obligation de la possession d’un grade universitaire, a minima le baccalauréat ; l’existence des chaires, entités budgétaires et bases de la position de titulaire ; la nomination ministérielle et le droit à pension. Mais surtout, il fonctionne en système, c’est à dire comme une organisation hiérarchisée, subdivisée et uniformisée, dont les règles s’appliquent à l’identique pour tous les éléments qui y participent. Comme le rappelle Louis Liard, alors directeur de l’enseignement supérieur en 1894, « l’État, c’est la puissance publique, une en soi, multiple en ses fonctions, subdivisée du centre à la circonférence, mais conservant intacte son unité native et essentielle, grâce à la subordination et à l’emboîtement de toutes ces divisions et subdivisions. […] Par suite, comme l’État est un, ses écoles doivent être

7 Cf. Dominique Julia, « Universités et collèges à l’époque moderne (16e-18e siècles) : les institutions et les hommes », in Jacques Verger (dir.), Histoire des universités en France, Toulouse, Privat, 1986, p. 154 sq.

8 Cf. Dominique Julia, « La naissance du corps professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 39, 1981, p. 71-86.

9 Cf. Philippe Savoie, « Construire un système d’instruction publique : de la création des lycées au monopole renforcé (1802-1914) », in Jacques-Olivier Boudon (dir.), Napoléon et les lycées. Enseignement et société en Europe au début du XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions Fondation Napoléon, 2004, p. 39-55.

partout les mêmes »11. En retour à cette soumission à la puissance publique, le corps enseignant attend en permanence qu’elle tienne ses engagements initiaux, à savoir le respect de la dignité, de l’autonomie et du statut qu’elle a créé12. Et en particulier de la logique égalitaire qui veut que « le champ d’application de la reconnaissance du titre [soit] universel, déconnecté du lieu d’exercice : on est professeur des écoles ou des universités avant de l’être de tel ou tel établissement »13.

Cette pensée globalisante, qui considère comme fondamentale la prise en compte de l’ensemble du territoire dans une logique de circonscriptions et de structures homologues, n’est pas propre à l’éducation. Elle se retrouve dans l’ensemble du processus de rationalisation révolutionnaire et post-révolutionnaire, qui va de la création des départements à la rédaction du Code civil. Comme les autres institutions, ce système centralisé d’enseignement survit aux changements de régime, et se trouve même conforté par la Restauration et la monarchie de Juillet, devenant un élément pérenne de la politique scolaire, mais aussi universitaire, française. Dans ce dernier cas, elle se développe en rupture avec les logiques à l’œuvre dans les autres pays européens, où la tendance dominante reste à l’autonomie des universités, à la fois comme champ professionnel mais aussi entendu comme autant d’institutions se développant selon des logiques propres, et qui peuvent se retrouver en concurrence14. Le modèle universitaire français du XIXe siècle est diamétralement à l’opposé. Il se fonde sur la réplication et l’équilibre des établissements, au cœur d’un principe d’égalité d’accès au service publique. Un exemple très frappant de cet égalitarisme systématique peut être trouvé dans la fixation du nombre de chaires (5 par faculté des lettres et 6 par faculté des sciences) qui s’accompagne de leur définition précise, valable quelle que soit la faculté concernée15. Les régimes successifs ne remettent globalement pas en cause ce mode d’organisation, qui se voit conforté après le débat consécutif à l’élaboration de la loi qui transforme les facultés en universités dans les années 1890. La proposition initiale faite par Louis Liard, directeur de l’enseignement supérieur, d’une restructuration de l’enseignement supérieur dans le sens d’une hiérarchisation des universités

11 Louis Liard, L’enseignement supérieur en France, 1789-1893, Paris, A. Colin, p. 35. 12 Philippe Savoie, « Aux origines de la professionnalisation ? », art. cit., p. 17.

13 Françoise Piotet, « Métier, classification, statut, compétence : la qualification en débat », Éducation et Sociétés, n° 23, 2009, p. 128.

14 Robert D. Anderson, European Universities from the Enlightenment to 1914, Oxford, Oxford University Press, 2004.

15 Ordonnance portant création des facultés des lettres et des sciences, 24 août 1838. Il y aura donc, dans chaque faculté des lettres, une chaire de philosophie, une d’histoire, une de littérature ancienne, une de littérature française et une de littérature étrangère ; et dans les facultés des sciences : une chaire de mathématiques pures, une d’astronomie et mécanique relationnelle, une de physique, une de chimie, une de zoologie et physiologie animale, et une de botanique, minéralogie et géologie.

fait long feu. Le projet d’une distinction entre centres principaux (de « hautes études ») et facultés de seconde classe donne lieu à des mobilisations importantes autour de la défense des petites facultés et de leurs droits légitimes à adopter elles aussi le titre d’université. L’opposition, particulièrement vive au Sénat, amène à l’abandon du projet initial, les décrets pris en 1896 transformant les 16 groupes des facultés en 16 universités, sur le principe de l’égalité des statuts des différentes institutions16. La politique de développement universitaire des années 1960-1970, puis des années 1990, périodes d’intense création de nouveaux établissements aboutit à un total de plus de 80 universités de plein exercice, réparties entre près de 150 agglomérations, ces dernières étant en moyenne séparées de 32 km les unes des autres (ce qui les rapproche des logiques de proximité territoriale propres aux lycées)17. Depuis la fin du XIXe siècle cependant, des principes de différenciation sont à l’œuvre, qui commence par la création de chaires spécifiques, se renouvelle dans les années 1970 avec les nouvelles spécialités de licence et se multiplie depuis les années 1990. Mais l’ensemble de l’offre d’enseignement reste soumis à la délivrance d’une habilitation ministérielle, condition impérative de la reconnaissance du diplôme délivré, et donc au contrôle du respect des textes décrivant son organisation.

L’égalité territoriale induite par ce maillage fin de l’enseignement supérieur comprend cependant une exception. Paris est, dès l’origine de l’Université impériale, dotée d’un statut spécifique, qui se traduit par l’adoption de textes réglementaires distincts, la mise en place d’un double cadre-salarial (Paris/province) qui perdure jusqu’en 1961, et l’attribution d’un nombre de chaires plus important18. Durant les deux premiers tiers du XIXe siècle, seules les facultés parisiennes ont un véritable public étudiant (bien qu’encore très limité en sciences et lettres) et produisent des docteurs. La prééminence parisienne s’incarne aussi par la concentration des institutions scientifiques les plus prestigieuses dans la capitale : le Collège de France, le Muséum d’histoire naturelle, l’Institut, mais aussi l’École normale supérieure, seul véritable lieu de formation de l’enseignement supérieur en sciences et en lettres jusqu’à la IIIe République : c’est là que l’on se prépare à l’agrégation, mais aussi à la licence. Les universitaires du XIXe sont majoritairement normaliens et agrégés, et ont fait leurs études à Paris19. Il semble bien que jusqu’aux réformes républicaines, la recherche se concentre majoritairement

16 Cf. George Weisz, The Emergence of Modern Universities in France, 1863-1914, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 134 sq.

17 Myriam Baron, « Les transformations de la carte universitaire depuis les années 1960 », Le Mouvement social, n° 233, 2010, p. 97.

18 Arrêté qui organise la faculté des lettres de Paris, 6 mars 1809 ; et arrêté portant organisation de la faculté des sciences de Paris, 14 avril 1809.

19 Cf. Christophe Charle, La République des universitaires, Le Seuil, 1994 ; Victor Karady, « Normaliens et autres enseignants à la Belle Époque. Note sur l’origine sociale et la réussite professionnelle dans une profession intellectuelle », Revue française de sociologie, n° 13, 1972, p. 35-58.

dans les établissements parisiens20. Le nombre de thèses de lettres et de sciences constitue un bon indicateur de ce déséquilibre : elles sont 700 entre 1810 et 1890 à Paris pour 172 en province21 ; et en 1965 encore : 75 (dont 65 à Paris) contre 547 (dont 327 à Paris)22. Un demi-siècle plus tard, la situation s’est légèrement modifiée sans remettre en cause le déséquilibre initial puisque la région parisienne représente encore 26 % des effectifs étudiants en 2015-201623, 38,5 % des doctorants et plus du tiers des effectifs des enseignants-chercheurs et des chercheurs24.

En dehors de l’exception parisienne, ce maillage fin et régulier induit une faible différenciation des établissements qui sont soumis à une règle commune, à la différence des écoles qui développent des identités spécifiques, et qui se retraduit dans le caractère national des diplômes universitaires français, sur la base de leur égalité de valeur quel que soit leur lieu d’obtention. Même s’il est possible de créer, depuis 1885, des emplois sur fonds propres au sein de chaque université, la faiblesse des moyens dont elles disposent dans ce domaine ne permettent pas de véritable marge de manœuvre à long terme25. La quasi-totalité du corps enseignant académique émarge donc directement sur le budget de l’État. Son affectation sur telle ou telle position s’inscrit dans un processus de gestion centralisé. Ses possibilités de carrières sont déterminées dans des cadres nationaux. Les universités ne forment qu’un cadre au sein duquel circulent des agents sur lesquels elles n’ont qu’un très faible contrôle.