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Courbe des départs missionnaires de Haute et de Basse-Bretagne

C- Ordres et individus

Nous avons jusque-là étudié les missionnaires comme un groupe cohérent où les individualités se trouvaient balayées par une perspective de groupe, elle-même contrainte par les mouvements et le traitement statistique. Or derrière les chiffres se cachent des individus aux caractéristiques différentes qui ont été amenés dans leurs carrières à faire leurs propres choix. Il ne s’agit pas encore de l’étude de la vocation, que nous aborderons dans le chapitre

1 MICHEL Joseph, Missionnaires bretons… op. cit. 2

Pour la sécularisation, voir le panorama missionnaire Ibid. ; pour la ruralisation voir JULIA Dominique, « Des indicateurs… art. cit. p. 192.

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suivant, mais du chiffrage de ces différences individuelles. Distincts des mécanismes que nous avons analysés précédemment, les chiffres présentés sont la conséquence de décisions réfléchies qui ne relèvent pas d’un quelconque déterminisme.

C’est la dernière étape de l’étude statistique du recrutement missionnaire. Elle permet une nouvelle fois de nuancer le profil de nos missionnaires premièrement entre missionnaires bretons ; secondement par rapport à leurs confrères religieux non-missionnaires. La première différence, la plus visible, tient au sexe des partants. Les deux autres concernent les ordres et instituts engagés et la participation des missionnaires dans le plus large monde religieux.

1. Une affaire masculine

Ce titre occulte peut-être quelque peu le véritable sujet abordé dans cette partie. Plus que les hommes, ce sont les femmes qui vont particulièrement nous intéresser.

Avant de se lancer directement dans les chiffres, il semble intéressant de se pencher rapidement sur la situation historiographique de cette histoire religieuse au féminin, a fortiori celle des missions. Comprendre pourquoi étudier la femme est un préalable nécessaire à tout développement.

Le choix de consacrer une partie spéciale aux femmes a été motivé par deux éléments principaux : en premier lieu la participation majoritaire des femmes dans le mouvement missionnaire des XIXe-XXe siècles ; secondement la nouveauté de ce thème de la mission – religieuse et laïque - au féminin dans le panorama historique actuel. Distinguer les femmes des hommes permet de donner aux premières une meilleure visibilité par rapport aux seconds, très largement majoritaires dans les missions à l’époque moderne, ainsi que de les réintroduire dans le récit historique des missions, chose qui ne leur avait pas été accordée auparavant.

a. Les femmes dans l’histoire des missions : point historiographique

La première intuition sur la place des femmes dans les missions à l’époque moderne a naturellement été envisagée par la lecture du livre de Joseph Michel qui laissait une place aux femmes, alors majoritaires dans le mouvement missionnaire breton à partir des années 18901.

1

MICHEL Joseph, Missionnaires bretons… op. cit. pp. 235-236 ; à l’échelle de la France, dans les années 1880, les trois-quarts des missionnaires étaient des femmes, soit 330 000 sœurs, ou encore trois religieuses pour deux

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Toujours dans la même optique de l’existence éventuelle de liens entre les deux périodes, la question de la place de la femme se devait d’être abordée.

Le contexte historiographique invitait également à s’interroger sur les oubliés de l’histoire. Comme pour les Post-colonial Studies, qui invitaient à déplacer le regard vers les colonisés, les Gender Studies, apparues à peu près au même moment dans les années 1970- 19801, attiraient le regard vers d’autres inconnus, ou plutôt inconnues : les femmes2. La place des femmes dans l’histoire est mieux connue mais elle reste encore maigre dans le champ de l’histoire coloniale. Les sources ne rendent que difficilement compte de la présence des femmes sur ces terrains, ce qui s’est répercuté sur la manière de faire l’histoire. En 2010 Sarah Curtis faisait le constat suivant sur la place des femmes dans l’histoire des missions : « Les études menées sur les missions françaises n’accordent pas, par exemple, la même

attention aux femmes missionnaires qu’aux missionnaires hommes ou aux congrégations masculines, et peu étudient ce en quoi cette différence de sexe a influé sur leurs méthodes respectives »3. La force du nombre est évidemment à mettre en cause dans un tel bilan pour la période moderne. De plus, on trouve de nouveau un décalage entre l’histoire religieuse pure, celle qui s’attache à la France, où la femme a été étudiée, et l’histoire des missions, où la femme paraît absente. Pire encore, l’histoire des missions est boudée par l’histoire coloniale ce qui laisse encore moins de place aux missions, et par voie de fait aux femmes4… L’histoire des missions féminines est donc un champ encore inexploré, ou du moins en gestation. Il faut aussi ajouter que les périodes ne sont pas traitées de manière équivalente dans l’histoire des missions : une nouvelle fois c’est la période contemporaine qui domine car elle est parvenue à bien intégrer cette question du genre, alors que la période moderne accuse un très grand retard. Heureusement, retard ne signifie pas vide. En France, dans les années 1990, Élizabeth Dufourcq s’était distinguée dans sa thèse sur Les congrégations religieuses féminines hors

d’Europe de Richelieu à nos jours. Histoire naturelle d’une diaspora5

. Mais on ne peut

religieux : CURTIS Sarah A., « À la découverte de la femme missionnaire » Histoire et missions chrétiennes, Vol. 4 n°16, 2010, pp. 5-18.

1 Preuve supplémentaire de l’exception du travail de Joseph Michel qui s’intéressait beaucoup aux femmes,

avant même que de telles considérations soient prises en compte dans le monde universitaire et scientifique.

2 La prise en compte de ce champ historique du « genre » a aussi été pensée à partir du cours « Femmes,

familles, Cité » de Mme Dominique Godineau.

3 CURTIS Sarah A. « À la découverte… art. cit.

4 Pour preuve dans « Sociétés coloniales : du côté des femmes » L’Histoire, n°371, janvier 2012, on ne trouve

aucun article spécifique concernant les femmes missionnaires, à l’exception d’un encart sur les sœurs de Saint- Joseph de l’Apparition à la page 54. C’est la place de la mission laïque qui prime dans le dossier.

5 MAURIER Henri, « DUFOURCQ (Élisabeth) : Les aventurières de Dieu. Trois siècles d'histoire missionnaire

française. - Paris, J.-C. Lattès, 1993 - 539 p. [compte-rendu] » Revue française d'histoire d'outre-mer, Vol.81 n°305, 1994, pp. 505-506 ; JEORGER Muriel, « Élisabeth DUFOURCQ, Les aventurières de Dieu : trois siècles

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manquer de remarquer que l’impulsion vient actuellement des États-Unis, en l’occurrence de chercheuses américaines1.

Il s’agit désormais de comprendre pourquoi les femmes sont si peu nombreuses par rapport aux hommes dans les missions religieuses aux XVIIe-XVIIIe siècles.

b. La faiblesse numérique des femmes

Les chiffres parlent d’eux-mêmes concernant la prégnance des hommes dans la mission à l’époque moderne. On ne compte que 23 femmes pour 552 hommes partis en mission, soit seulement 4 % de l’effectif total ou encore un rapport d’une religieuse pour 24 religieux2. Quel est le portrait de ces femmes ? Existe-t-il des différences avec les hommes dans le recrutement et la vocation ? Attardons-nous un temps sur leur profil avant de tenter de comprendre pourquoi elles furent si peu nombreuses à partir en mission par rapport au XIXe siècle.

Éléments statistiques : évolutions du recrutement et des mouvements missionnaires

Nous reprendrons les mêmes cadres d’analyse que les précédents pour évaluer les tendances touchant la mission féminine. Il faut prendre garde aux chiffres présentés puisque la population étudiée est très faible et que les informations dont nous disposons sont plus suspectes encore que pour les hommes en raison des sources et de la bibliographie disponibles.

La faible présence des femmes, qu’on a pu rapidement constater, apparaît relative lorsqu’on sait que seuls quatre instituts se sont engagés pendant toute la période moderne, dont deux n’ont fourni qu’une seul membre3

. Les Ursulines et les Augustines fournissent au total 91 %

d'histoire missionnaire française, Paris, J.-C. Lattès, 1993 [compte-rendu] » Annales de démographie historique, Vol.1994 n°1, 1994, pp. 383-384

1 Parmi les chercheuses, citons les travaux de : CURTIS Sarah A., Civilizing Habits : Women Missionaries and

the Revival of French Empire, Oxford University Press, 2010 et KELLER-LAPP Heidi, Floating Cloisters and Holy Amazons: French Ursuline Missionaries in the Atlantic World (1727-1744) (cette thèse ne semble pas avoir

été encore publiée) pour la période moderne. En France, Aliocha Maldavsky, Catherine Marin, Charlotte de Castelnau l'Estoile et Ines Zupanov ont aussi fait de la mission à l’époque moderne un de leur thème de prédilection. Ajoutons aussi Natalie Zemon-Davis bien qu’elle ne fasse pas de la mission son sujet favori.

2 Si on ajoute les femmes qui ne sont pas véritablement bretonnes alors le total des femmes monte à 26 :

Marguerite d’Youville et Hélène Boullé, dont les pères étaient Bretons et l’Ursuline normande Marie-Madeleine Hachard qui a fait profession à Hennebont. Le rapport passe alors à une religieuse pour 21 religieux.

3 Catheriné Macé, Hospitalière de Saint-Joseph, une des trois fondatrices de de l'Hôtel-Dieu de Montréal en 1659

ainsi que Françoise Jehanneau de Thevalon de la Congrégation de Saint-Thomas de Villeneuve et du Tiers-ordre franciscain, enseignante à Bourbon dans les années 1750.

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des effectifs féminins sur toute la période, autrement dit 21 sur 23 des sœurs bretonnes1. Mais ce sont bien les Ursulines qui fournissent le plus de sœurs aux missions : 162, soit plus des deux-tiers de l’effectif féminin. Ces chiffres montrent que les effectifs féminins sont très concentrés à la différence des hommes, dont les chiffres témoignent d’un éparpillement. L’analyse des origines de ces femmes apparaît assez malaisée en raison du peu d’informations dont on dispose sur leur lieu de naissance. Sur les 23 femmes, on a neuf lieux de naissance certains, les lieux de profession étant en réalité majoritaires puisqu’on en connaît quatorze. On ne dispose alors le plus souvent que du lieu de profession ce qui implique un environnement urbain évident et une part urbaine surestimée. Cette origine se trouve le plus souvent limitée aux évêchés ou aux villes importantes : la moitié d’entre elles viennent d’un siège d’évêché et une seule sœur est née en milieu rural3

. Notons que sur les neuf sœurs pour lesquelles nous avons un lieu de naissance, huit sont nées en milieu urbain ce qui confirmerait la force du milieu urbain, y compris pour la naissance, dans le recrutement missionnaire. Mais la prudence est de mise quant à l’interprétation de ces chiffres basés sur un échantillon infime. Du moins pouvons-nous affirmer la puissance des lieux de formation et de recrutement urbains. Le diocèse semble une meilleure échelle d’analyse en ce qui concerne les femmes car les couvents d’Ursulines recrutent surtout dans le diocèse où ils sont installés4

. Le diocèse de Vannes fournit six sœurs, celui de Nantes cinq, ceux de Tréguier et Saint-Malo quatre, Saint- Pol-de-Léon trois et celui de Quimper une seule. Le recrutement missionnaire féminin confère cette fois l’avantage à la Basse-Bretagne qui donne plus de la moitié des sœurs originaires de cette partie de la province en mission à la différence du recrutement masculin qui laissait une part majoritaire à la Haute-Bretagne.

Plus qu’à ces considérations générales, c’est bien l’évolution du recrutement selon les mouvements qui révèle le plus la réalité des deux périodes missionnaires que nous avons distinguées. La part prise par les diocèses évolue : Tréguier et Vannes arrivent en tête avec deux femmes missionnaires chacun au XVIIe siècle, suivis par Nantes, Quimper et Saint-

1 22 sur 26 si on considère toutes les femmes du répertoire.

2 17 si on compte Marie-Madeleine Hachard qui n’est pas née en Bretagne, mais a fait profession à Hennebont. 3

Catherine-Mauricette de Sainte-Reine de Kerogon de l'Etang est née à Plougonven. On dispose de son extrait de baptême et d'un brevet de pension. FR ANOM COL E 235.

4 PROVOST Georges, « Les Ursulines en Léon et Cornouaille aux XVIIe et XVIIIe siècles » Annales de

Bretagne et des pays de l'Ouest, Vol. 96 n°3, 1989, p. 257. Voir aussi LE GARNEC Anne, Des vies en abrégés : être religieuse à l’époque moderne d’après le livre du couvent de Vannes (1683-1785), Volume 1, Mémoire, sous

la direction de Georges Provost, Rennes, Université Rennes 2 Haute-Bretagne, 2015, pp. 24-25. Elle note que l’évêché joue un rôle important dans le recrutement des sœurs du couvent des sœurs de Notre-Dame de Charité, à Vannes, tout comme les lieux d’implantation des autres maisons. Elle ajoute que plus des trois-quarts des sœurs sont nées dans le diocèse de Vannes ce qui viendrait confirmer notre idée considérant l’axe diocésain comme plus sûr.

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Malo, sachant qu’une Augustine vannetaise était originaire de Quimper1. Au XVIIIe siècle, Tréguier stagne à deux, mais Vannes double ses envois (4), Nantes en envoie aussi quatre, Saint-Malo trois et Saint-Pol-de-Léon fait son apparition avec trois missionnaires également. Cependant, la majorité des sœurs viennent de Vannes car deux Ursulines nantaises ont fait profession à Vannes.2 Une évolution plus intéressante est la part plus importante de la Basse- Bretagne au XVIIe siècle : elles sont cinq Bas-Bretonnes contre deux Haut-Bretonnes. Cet écart tend à se réduire au XVIIIe siècle par un rattrapage de la Haute-Bretagne qui représente alors la moitié des effectifs missionnaires féminins3. Cette tendance est en fait l’inverse des évolutions observées en général, ce qui est un fait notable. Pour le caractère rural ou urbain, rien ne peut être déterminé avec certitude comme on l’a montré plus haut. Mentionnons simplement que le XVIIIe siècle voit la seule missionnaire d’origine rurale partir, selon nos informations. Notons qu’au XVIIIe siècle, l’assise de recrutement des congrégations féminines s’était étendue à des groupes sociaux plus modestes et plus ruraux qui a permis aux religieuses de dépasser en nombre les effectifs masculins4.

En ce qui concerne leur présence sur le terrain, on trouve aussi des évolutions entre les deux siècles qui sont visibles dans le graphique suivant :

Figure 9 : Graphique du nombre de départs par décennie selon le sexe (XVIIe-XVIIIe siècles)

1

L’Augustine Anne-Marie de Coëtlogon Saint-Charles.

2 Les sœurs Perrine de Marquez de Saint-Bonaventure et Marguerite de Marquez de Sainte-Gertrude. 3 On ne peut déterminer le caractère haut- ou bas-breton pour deux Vannetaises.

4

BERGIN Joseph, Church Society and Religious change in France (1580-1730), Londres, Yale University Press, 2009, p. 145 2 2 3 4 6 2 4 7 29 31 35 46 36 44 38 20 27 39 60 33 38 11 18 13 15 0 10 20 30 40 50 60 70 Eff e ctif