• Aucun résultat trouvé

C OMMENT EXPLIQUAIT - ON LES MOUVEMENTS DU CŒUR ET DU SANG AVANT H ARVEY ?

Dans le document SCIENCE EXPÉRIMENTALE (Page 66-71)

LA NAISSANCE DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

2. C OMMENT EXPLIQUAIT - ON LES MOUVEMENTS DU CŒUR ET DU SANG AVANT H ARVEY ?

"GALIEN avait donné à la médecine une orientation qui lui aurait permis les plus grands progrès si lui-même ne l’avait pas emprisonnée dans la doctrine téléologique d’une part, si, d’autre part, la décadence de l’esprit de recherche juste à cette époque –un étrange phé-nomène collectif de diminution des facultés critiques provenant de la situation politico-sociale– n’avait fait de son système un "noli me tangere" lui retirant ainsi la plus grande des vertus, celle d’être un enseignement et un guide dans la voie de l’expérience."

Arturo CASTIGLIONI Histoire de la médecine - 1927 ; Traduction française - 1931 Pour comprendre en quoi la découverte de la circulation du sang fut une révolu-tion dans l’approche expérimentale du vivant, il est nécessaire de faire un bref survol des théories et des expériences qui se succédèrent depuis l'Antiquité et se cristallisèrent avec les successeurs de GALIEN sous une forme dogmatique, émail-lée de grossières erreurs, propagée de façon intangible par la scolastique médiévale (ChapitreI-2). Dès l'Antiquité grecque, le cœur est considéré comme une source de vie. ARISTOTE reconnaît chez l'embryon un "point" animé de mouvements contractiles, qui grossit et se structure pour devenir le cœur. Pour HIPPOCRATE, le cœur est une source de chaleur. Sur la base d'une expérience douteuse, ARISTOTE souscrit à l'idée fausse, héritée de la doctrine hippocratique, d'un mélange d'air et de sang dans le cœur. En insufflant de l'air dans la trachée d'un cadavre, il voit en effet l'air envahir le cœur, erreur due sans doute à une détérioration des poumons.

En accord avec la théorie d'HIPPOCRATE, ARISTOTEconsidère que le cœur est un organe générateur de chaleur, capable de transformer les aliments et de les rendre semblables au sang. GALIEN perpétue ces erreurs.

GALIEN avait soutenu à tort que la cloison entre les ventricules droit et gauche était perforée et que les deux ventricules communiquaient entre eux. Cette erreur fut-elle le résultat d'observations faites sur le cœur d'animaux comme la tortue

ou le lézard où la circulation sanguine est significativement différente de celle des mammifères et d'une extrapolation au cas des mammifères et de l'homme?

Toujours est-il que la notion erronée des pores interventriculaires chez l'homme fut véhiculée sans vérification pendant des siècles. Elle fut un obstacle quasi insur-montable qui bloqua toute hypothèse qui aurait pu faire allusion à un circuit du sang dans le corps.

Un des postulats fondamentaux de la théorie de GALIEN, en rapport avec le mou-vement du sang dans le corps, était la croyance à l’existence d’un principe, le pneuma, hérité d’ARISTOTE (ChapitreI-1.2). Pour GALIEN, le pneuma représentait l’essence de la vie. Le pneuma comportait trois espèces d'esprits: les esprits ani-maux qui ont leur siège dans le cerveau, les esprits vitaux qui résident dans le cœur et les esprits naturels qui se trouvent dans le foie, lequel est considéré comme un centre d’échange majeur. De ce postulat découlaient plusieurs étapes que l’on peut résumer ainsi (voir FigureII.3). Dans une première étape, les produits de la digestion provenant de l’estomac et de l'intestin empruntent une veine appelée veine porte pour se diriger vers le foie où ils sont transformés en un sang encore imparfait, chargé d'esprits naturels. Du foie, le sang est conduit au cœur droit par la veine cave. Du cœur droit, une partie du sang retourne au foie pour se renou-veler, une autre va au poumon par la veine "artérieuse" (artère pulmonaire) pour nourrir ce viscère. Une dernière partie suinte, par les pores de la paroi interven-triculaire, dans le ventricule gauche considéré comme le siège de la chaleur innée.

C'est là que le sang, "échauffé" par le cœur, est mélangé à l'air qui provient des poumons par l'artère veineuse (veine pulmonaire). Le sang ainsi rafraîchi, chargé d'esprits vitaux du cœur, déborde, en raison de la chaleur propre à cet organe, dans les vaisseaux et se répand lentement dans tout le corps. Dans le cerveau, le sang acquiert des esprits animaux. Ces esprits circulent dans les nerfs, assimilés à des tuyaux creux; ils sont responsables du contrôle que les nerfs exercent sur les muscles. En accord avec le postulat des esprits vitaux et des esprit naturels, GALIENaffirmait qu’il existe deux réseaux sanguins, un réseau veineux centré sur le foie et un réseau artériel centré sur le cœur et que les deux espèces de sang, l’un veineux lourd et épais, l’autre artériel "ténu et subtil", coulent dans deux directions parallèles pour irriguer lentement et nourrir différentes parties du corps. Ainsi GALIEN passe à côté de la grande et de la petite circulation.

De nos jours où les fonctions du vivant sont analysées dans les moindres recoins moléculaires, on ne saurait trop insister sur l’évidence qu’il y a seulement quatre siècles la circulation sanguine était encore enseignée d’une façon totalement erro-née selon la théorie galénique. Le décryptage du mécanisme de la circulation san-guine par HARVEYest, à n’en pas douter, l’évènement qui symbolise la reconnais-sance de la science du vivant comme science expérimentale. Malgré tout, ne soyons pas injustes et résumons ce que GALIEN a apporté à la science. Il a réfuté la théorie d’ERASISTRATE (ChapitreI-1.3) et prouvé que les artères sont remplies de sang, un sang "pneumatisé", "subtil", différent du sang veineux. Il a reconnu l’existence des valvules sigmoïdes au niveau des orifices du cœur. Il a différencié la

systole (contraction) de la diastole (dilatation) en enlevant le sternum chez l’animal de façon à mettre le cœur à nu. Il a montré que les mouvements du cœur sont indé-pendants de l’activité cérébrale et de la respiration. Les rapports du cœur avec le cerveau se font par les artères carotides, la veine jugulaire et des nerfs. Il suffit chez l’animal de couper les nerfs, de lier les vaisseaux sanguins pour observer que le cœur continue à battre. On peut soi-même vérifier que de respirer rapidement plusieurs fois ou d’arrêter sa respiration ne modifie pas les battements cardiaques.

Avec GALIEN, on avait assisté à un frémissement de l’expérimentation animale qui visait à relier les détails anatomiques à la physiologie globale. Au lieu de diaboliser la théorie galénique, comme certains se plaisent à le faire, en la considérant comme un frein au progrès, ne faut-il pas plutôt incriminer une certaine forme d’obscuran-tisme intransigeant, dénué d’esprit critique, qui, pendant le Moyen Âge imposa de suivre à la lettre ce que GALIENavait écrit des siècles plus tôt, et d’en faire une référence intangible?

En 1553, paraît un opuscule intitulé Christianismi restitutio qui traite de théologie, où quelques pages sont curieusement consacrées au mouvement du sang dans l'organisme humain, et, fait inattendu, à la description d’une circulation du sang via les poumons. L'auteur, un théologien d'origine espagnole, est Michel SERVET. Comment SERVET en est-il arrivé là? La Sainte Ecriture, écrit SERVET, dit que l'âme est dans le sang et que l'âme est le sang même. Puisqu'il en est ainsi, pour savoir comment l'âme se forme, il faut comprendre comment se forme le sang. De plus, pour savoir comment le sang se forme, il faut chercher comment il se meut. C'est ainsi qu'à partir d'une interrogation sur l'âme et sur le sang qui est censé l'animer, SERVET est conduit à postuler l'existence d'une circulation pulmonaire. Inévita-blement, il doit composer avec la théorie des esprits de GALIEN. Comment, se for-ment les esprits vitaux? Il résulte, prétend SERVET, du mélange au niveau des pou-mons d'air avec le sang que le ventricule droit du cœur expulse par l'intermédiaire de la veine artérieuse (artère pulmonaire). Le sang "pneumatisé", ajoute-t-il, est conduit vers la moitié gauche du cœur par l'artère veineuse (veine pulmonaire).

Pourquoi en est-il ainsi se demande SERVET?Parce que la cloison interventri-culaire n'est pas perforée. Voilà l’idée nouvelle. Ce n'était pas la première fois que l'on mettait en cause l'existence des pores interventriculaires de la doctrine de GALIEN. Un médecin arabe, IBN AN-NAFIS, avait déjà observé qu'il n'existait pas de communication interventriculaire et il avait suggéré que le sang était purifié par son passage à travers les poumons (ChapitreI-1.4). Toujours est-il que la tradition rattache à SERVET la première description de la "petite circulation", c'est-à-dire le circuit pulmonaire, par lequel le sang sort du cœur pour y retourner en irrigant les poumons au passage. Au plan théologique, le Christianismi restitutio mettait en doute le dogme de la Trinité; il fut déclaré hérétique et subversif. En 1553, SERVET, souhaitant discuter avec CALVIN (1509-1564) des griefs qui lui étaient faits, se rendit en Suisse. Il fut arrêté et sommé d'abjurer. Il refusa et fut condamné au bûcher. Le 27octobre1553, il fut brûlé vif à Genève avec ses ouvrages. Six ans

après la mort de SERVET, Realdo COLOMBO (1516-1559) redécrira la circulation pulmonaire et réfutera à son tour la théorie des pores dans la cloison interventri-culaire. Une première brèche venait d’être ouverte dans la théorie galénique du flux sanguin. Il faudra néanmoins près d’un siècle avant que soit formulée par Harvey le concept de "grande circulation du sang". Durant ce temps, s’accumulent des observations qui ne reçoivent pas immédiatement d’explications mais s’avère-ront utiles. Elles émanent de l’école italienne d’anatomie.

Au XVIesiècle, l'Italie septentrionale avec les Universités de Padoue, Pise et Bologne s'impose, en effet, comme l'un des foyers intellectuels les plus actifs de l'Europe, avec des anatomistes dont le renom passera à la postérité, Bartolomeo EUSTACHI (EUSTACHE) (1500-1574), Realdo COLOMBO, Andreas VESALIUS (VÉSALE) (1514-1564), Andrea CESALPINO (CESALPIN) (1519-1603), Gabriello FALLOPIO (FALLOPE) (1523-1562), FABRICIUS D'ACQUAPENDENTE (dont HARVEY suivit l'enseignement). La dissection de cadavres humains désormais autorisée révèle que nombre de descriptions et schémas anatomiques publiés par GALIEN et attri-bués à l'Homme étaient en fait des extrapolations délibérées faites à partir de mam-mifères, de singes et de porcs en particulier.

VÉSALE, un médecin d'origine belge, fut à Padoue l'un des pre-miers à mettre en doute les écrits de GALIEN sur la base de dis-sections réalisées sur des cadavres humains. Après des études classiques à Louvain, VÉSALEest admis à 19ans à la Faculté de Médecine de Paris. Il y séjournera pendant trois ans avant de retourner à Louvain où il soutiendra sa thèse de médecine. En 1537, il quitte Louvain pour Padoue. Le 5décembre1537, il est reçu docteur de l'école de médecine de Padoue. Dès le lende-main, il est nommé titulaire de la chaire d'anatomie et de chi-rurgie. Il le restera jusqu'en 1542. En 1543, il publie à Bâle son grand œuvre De humani corporis fabrica libri septem. Cet ouvrage, écrit en latin, était divisé en sept livres, riches de deux cents figures et de quelques dizaines de planches anatomiques hors-texte. VÉSALE est âgé d’à peine trente ans, et voici qu'il conteste l'autorité de GALIEN, autorité reconnue et confortée par AVICENNE et AVERROÈS, des médecins et anatomistes illustres dont les traités étaient commentés à la lettre dans les écoles médiévales de médecine. VÉSALE ne peut confirmer l'existence des pores interventriculaires rapportées par GALIEN. Prudent dans la première édition du De humani corporis fabrica (1543) où il admet qu'après tout il pourrait exister des pores interventricu-laires invisibles, il affirme dans la seconde édition (1555) que la cloison interventri-culaire du cœur est aussi épaisse, compacte et dense que tout autre partie du cœur et que les pores interventriculaires n'existent pas. Mais la croyance au dogme galé-nique est tenace; elle l’est à tel point que VÉSALE sera qualifié de calomniateur par ses pairs. Il devra quitter l'Italie. Sa carrière d'anatomiste et d'enseignant sera bri-sée. Un parcours erratique le retrouvera à la cour de CHARLES-QUINT (1500-1558)

VÉSALE (1514 - 1564)

dont il deviendra le médecin personnel, puis celui du fils de CHARLES-QUINT, PHILIPPEII d'Espagne (1527-1598). VÉSALEeut sur la médecine de son temps une influence considérable. Tout en reconnaissant la valeur de l'œuvre de GALIENdans sa globalité, il en avait dénoncé les faiblesses, et de ce fait, il avait contribué à briser la confiance aveugle qui lui était vouée jusqu'alors.

Andrea CESALPINO, qui enseignait à Pise, décrit en détail en 1571 (sans citer COLOMBOet SERVET) le passage du sang de la moitié droite à la moitié gauche du cœurvia les poumons et l'appelle circulation pulmonaire. Il attire l'attention sur le fait que, lorsque l'on pose un garrot modérément serré sur un bras, on observe un gonflement des veines toujours en dessous, jamais au-dessus de la ligature, ce qui, ajoute-t-il, est bien connu de ceux qui pratiquent la saignée et la font toujours au-dessous de la ligature. Les expériences de garrot seront reprises et explorées en détail par HARVEY. CESALPINO avait des connaissances encyclopédiques. Il écrivit un traité sur les plantes dont la classification était fondée sur les organes de fruc-tification, fleurs, fruits, graines. Accusé d'athéisme pour ses théories hardies, il ne dut son salut qu'à la protection du pape CLÉMENTVIII (1536-1605).

FABRICIUS D'ACQUAPENDENTE succède à CESALPINO, en 1562, à la chaire d'ana-tomie de l'école de médecine de Padoue. Son mérite est d'avoir repéré, dans les veines, l’existence des valvules, sortes de clapets tournées vers le cœur qu’il appelle ostioles; les artères en sont dépourvues (ChapitreII-1). Dans son De venarum ostioli (1574), il postule que les valvules sont là pour "empêcher le sang de s'accumuler dans les pieds et les mains, ce qui aurait comme conséquence fâcheuse que la partie supérieure des membres souffrirait d'un manque de nourriture". Selon lui, les valvules joueraient le rôle d'"écluses comme celles qui règlent la distribution de l'eau dans les moulins"; n'interdisant pas complètement le flux sanguin dans une direction, elles empêcheraient simplement le sang de passer rapidement, et dans sa totalité, dans les extrémités du corps. Grâce à cette hypothèse, FABRICIUSsauve la théorie galénique d’irrigation lente des extrémités du corps par le sang, mais passe à côté de la vérité. HARVEY, son élève, confiera dans le De motu cordis et sanguinis que c'est en écoutant son maître disserter à Padoue sur les valvules qu'il eut bru-talement l'intuition que le courant sanguin remontant des extrémités vers le cœur par les veines correspondait à une partie du flux de la grande circulation: "je commençai à me demander, écrira-t-il, s’il ne pouvait pas y avoir un mouvement du sang en quelque sorte circulaire. C’est cela que je trouvai ensuite comme vrai".

Le coup de génie de HARVEY fut l'aboutissement d'une suite d'observations qui rendaient douteuse la théorie galénique de l'irrigation lente du corps par le sang, sans toutefois l'invalider. Ainsi en est-il souvent des grandes découvertes: les faits s'accumulent, encore convient-il d'y repérer le lien qui, soudain, en fait un ensemble cohérent et en donne une explication harmonieuse.

Dans le document SCIENCE EXPÉRIMENTALE (Page 66-71)