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L ES CONTROVERSES PHILOSOPHICO - THÉOLOGIQUES AUX XII e ET XIII e SIÈCLES , UN RETOUR CRITIQUE SUR LE MONDE ANTIQUE

Dans le document SCIENCE EXPÉRIMENTALE (Page 43-48)

2. L' HÉRITAGE PHILOSOPHIQUE ET TECHNOLOGIQUE DU M OYEN Â GE

2.2. L ES CONTROVERSES PHILOSOPHICO - THÉOLOGIQUES AUX XII e ET XIII e SIÈCLES , UN RETOUR CRITIQUE SUR LE MONDE ANTIQUE

"Presque toute notre culture intellectuelle est d’origine grecque. La connaissance appro-fondie de ces origines est la condition indispensable de notre affranchissement de son influence par trop puissante. L’ignorance du passé en pareil cas non seulement n’est pas souhaitable, c’est tout simplement une impossibilité. On peut n’être pas renseigné sur les doctrines et les ouvrages des grands maîtres de l’Antiquité, d’un PLATON et d’un ARISTOTE; on peut n’avoir même pas entendu prononcer leurs noms ; on n’en est pas moins dominé par leur autorité. Non seulement leur influence s’étend sur nous par l’inter-médiaire de leurs successeurs antiques ou modernes, mais l’ensemble de notre pensée: les catégories dans lesquelles elle se meut, les formes de langage dont elle se sert (et qui la gouvernent), tout cela est en grande partie un produit artificiel et avant tout la création des grands penseurs du passé."

Theodor GOMPERZ Les penseurs de la Grèce - 1928 (traduction française) A partir du XIIIesiècle, s’installe au cœur des Universités un débat animé, connu sous le nom de querelle des Universaux. Dans la scolastique médiévale, le terme

"universaux" désignait des idées générales, souvent liées à la théologie et acceptées comme vérités intangibles, et par là même universelles et "réalistes", par exemple, l'idée de création divine. Cette tendance rejoignait la théorie platonnicienne des Idées, c'est-à-dire de concepts abstraits comme l'idée d'animal, l'idée d'arbre. A l'opposé, les nominalistes arguaient que seuls les individus ou les choses consi-dérés dans leur particularité sont des réalités concrètes et qu'en observant des faits singuliers et en raisonnant par induction, il devait être possible de remonter à des principes généraux. ABÉLARD s’illustra dans cette querelle par une théorie mitigée, baptisée conceptualisme, suivant laquelle les concepts universaux procèdent d’une abstraction générée par la pensée qui n'excluait pas un parcours du particulier vers le général. Un siècle plus tard, THOMAS D'AQUIN, "le docteur angélique", adopta comme ABÉLARD une attitude modérée en admettant que l'observation des carac-tères particuliers des êtres et des choses est à la base de notre connaissance du monde, mais que ces caractères particuliers ne sauraient être dissociés des carac-tères généraux et des concepts qui en découlent. Opter pour le raisonnement inductif du nominalisme ou pour le raisonnement déductif des Universaux condi-tionnait à l'évidence la façon d'aborder les problèmes et celle de les résoudre. Le nominalisme dominera la pensée européenne à partir du XVIesiècle. Il assistera l'éclosion de la méthode expérimentale au XVIIesiècle.

Au XVIIIesiècle, lorsque la science expérimentale reconnut la nécessité d'un ordon-nancement des espèces pour expliquer la formidable diversité du monde vivant, une certaine forme de la querelle des Universaux ressurgit. A BUFFON (1707-1788), qui soutenait qu'"il n'existe dans la Nature que des individus, et que les genres et les espèces ne sont que des produits de l'imagination", s'opposèrent les

systéma-ticiens qui tentèrent de regrouper, selon des arbres hiérarchiques, les innombrables espèces animales et végétales, donnant ainsi à l'anatomie et à la physiologie com-parées les atouts nécessaires à leur progression, et aux chercheurs des choix ration-nels de modèles expérimentaux.

Sous prétexte d’une absence d’adéquation avec la tradition biblique de la Genèse, l’Eglise menace en 1210 d’excommunication ceux qui propagent les idées d’ARISTOTE, jugées trop matérialistes. Cette mesure ne fit qu’attiser la curiosité des érudits; elle fut abrogée en 1231 par GRÉGOIREIX. C’est dans ce contexte que les franciscains, Robert GROSSETESTE (1170-1253) et Roger BACON (1214-1294), les dominicains ALBERT le Grand (vers 1193-1280) et THOMAS D’AQUIN seront à la fois témoins et acteurs d’une discussion à propos du bien fondé des théories d’ARISTOTE sur les lois de la Nature. Robert GROSSETESTE, maître des études à l’Université d’Oxford, où il eut Roger BACON comme élève, était de tendance néo-platonicienne. Sous l’influence de GROSSETESTE, BACON s’orienta vers les sciences mathématiques et physiques et écrivit plusieurs traités d’optique et d’acoustique. Il donna une description détaillée de l’anatomie de l’œil. Il soutenait que la compré-hension des phénomènes de la physique passait par l’usage de l’outil mathéma-tique, une idée voisine de celle des modélisateurs contemporains des mécanismes du vivant. Annonçant OCKHAM, il postulait que la Nature agit selon le plus court chemin possible et obéit au principe d'économie. Adepte de la méthode expéri-mentale et s’affranchissant de la tradition scolastique, il arguait que les vérités de la Nature étaient rendues inaccessibles en raison d'obstacles liés aux méthodes d’enseignement, à savoir des maîtres incompétents, de vieilles habitudes, une profonde ignorance dissimulée sous un verbiage improductif. A une époque où le travail intellectuel était toujours opposé au travail manuel considéré comme servile, Roger BACON se distinguait en insistant sur la nécessité pour les hommes de sciences d’expérimenter avec leurs propres mains. Lui-même polissait les lentilles et les miroirs qu’il utilisait dans ses expériences d’optique. On lui attribue la notion de foyer dans les miroirs sphériques. Roger BACON avait connu Pierre DE MARICOURT dénommé Pèlerin DE MARICOURT (XIIIesiècle), un ingénieur militaire féru de métallurgie qui s’était intéressé aux propriétés de la magnétite ou pierre à aimant laquelle possède la particularité d’attirer le fer. Pierre DE MARICOURT avait publié en 1269 un ouvrage, Epistola de magnete, dans lequel il décrivait ses expériences sur la magnétite d’une façon si précise que Roger BACON le citait comme un modèle d’homme de science promoteur d’idées novatrices.

Confiant dans le progrès scientifique, Roger BACON prophétisait qu’un jour on arriverait à construire des vaisseaux sans rameurs, des machines volantes, des instruments capables de soulever d’immenses fardeaux.

En 1267-1268, à la demande du pape CLÉMENTIV (1200-1268), Roger BACON publie trois ouvrages, Opus majus, Opus minus et Opus tertium où il expose une philosophie contestataire de l’autorité établie. Certains aspects de l'astronomie de PTOLÉMÉE sont réfutés. Roger BACON prône la nécessité de l’expérimentation

pour appréhender les lois de la Nature. Dans l'Opus majus, il écrit: "il existe trois moyens de connaître la vérité : l'autorité qui ne peut produire que la foi lorsqu'elle est justifiée aux yeux de la raison, le raisonnement dont les conclusions les plus certaines laissent à désirer si on ne les vérifie pas, et enfin l'expérience qui se suffit à elle-même", et plus loin: "le raisonnement termine la question, mais il ne donne pas la preuve et n’enlève pas le doute, et ne fait pas que l’esprit se repose dans la possession consciente de la vérité, à moins que la vérité ne soit découverte par l’expérience". Poursuivi pour des dérives théologiques et rendu suspect pour son apologie de la méthode expérimentale et sa critique de la scolastique, ce qui en faisait un dangereux déviationniste, il est condamné par la Faculté théologique de Paris en 1277. Il resta emprisonné jusqu’en 1292. Robert GROSSETESTE et Roger BACON sont, à la fin du Moyen Âge, les symboles du surgissement d’un esprit critique qui commence à saper les traditions aristotélicienne et galénique.

ALBERT le Grand, de son vrai nom Albert DE BOLLSTADT, étudie la théologie, les mathématiques et la médecine à Padoue. Il entre en 1223 dans l'ordre des Domi-nicains. Il enseigne d’abord dans les Etats germaniques, puis à Paris à partir de 1245. Il commente les œuvres d’ARISTOTE, surtout celles qui concernent la logique, l’éthique, la politique, la métaphysique, tout en prenant ses distances avec cer-taines théories aristotéliciennes, comme celle du moteur interne au mouvement. Le but d’ALBERT le Grand était d’asseoir la théologie sur la science. Son œuvre est immense. Elle porte sur la physique du globe et l'astronomie, sur les minéraux, les animaux, la botanique… On y voit nombre de réfutations de croyances anciennes.

Son traité de botanique, De vegetabilibus, et celui de zoologie, De animalibus, en partie inspiré de l’Histoire des Animaux d’ARISTOTE, le feront reconnaître par la pertinence de ses commentaires comme le plus grand naturaliste du Moyen Âge.

En restreignant la théologie à l'étude de la religion, il fut un acteur décisif dans le partage qui s'amorçait entre les sciences de la Nature et le surnaturel.

THOMAS D’AQUIN, élève d’ALBERT le Grand, tenta de réconcilier l’orthodoxie chrétienne et la science de la Grèce antique. Pour accorder la philosophie aristo-télicienne qui considérait que le monde était éternel avec la tradition biblique d’un monde créé par Dieu, THOMAS D’AQUIN substitua au Dieu moteur du monde éternel d’ARISTOTE un Dieu à la fois créateur et moteur. Dans De Ente et Essentia, il développe le thème que l'essence, tout en étant en puissance de l'existence, appa-raît en même temps que l'existence. Avec THOMAS D’AQUIN, la science et la théo-logie deviennent deux entités totalement distinctes: la science est nourrie par l’observation et l'expérience qui toutes deux procèdent par la voie du raisonne-ment, la théologie apporte une vérité révélée qui échappe à la raison humaine et doit être acceptée comme un article de foi. THOMAS D’AQUIN fut l'auteur non seulement de la célèbre Somme théologique, mais aussi d'ouvrages scientifiques, comme la Nature des minéraux, et la Météorologie ou encore les Commentaires de la physique d'ARISTOTE.

ALBERT le Grand et THOMAS D’AQUIN eurent le mérite de faire entrer la philoso-phie d’ARISTOTE dans la cosmologie chrétienne du Moyen Âge. Les conséquences furent loin d’être négligeables. En effet, dans la doctrine chrétienne, les hommes sont libres et égaux devant Dieu; le travail manuel n’est plus réservé aux esclaves, il est partagé par tous les hommes. Armés d’une base logique, dans un cadre qui restait malgré tout limité, sous le contrôle de la doctrine théologique, les arts techniques purent se développer, créant, grâce à de nouveaux procédés et à de nouveaux instruments, des bases nouvelles pour l’expérimentation scientifique.

A Paris, les œuvres d’ARISTOTE étaient enseignées et commentées de façon critique à la fois à la Faculté des Arts et à la Faculté de Théologie, engendrant une rivalité, source de conflits. En 1277, l’archevêque de Paris, Etienne TEMPIER condamne comme hérétiques 219articles enseignés à la Faculté des Arts. Est visée tout par-ticulièrement la proposition de la double vérité selon laquelle certaines assertions peuvent être considérées comme vraies si l'on se fie à la logique du raisonnement, mais comme fausses si l'on se réfère aux Ecritures, c'est-à-dire si l'on en fait une affaire de foi. L’effet de cette condamnation ne sera qu’éphémère. Les théories d’ARISTOTE continueront d’être commentées et discutées au plan religieux aussi bien qu’au plan scientifique. De façon inattendue, la condamnation de TEMPIER aura des répercussions à longue distance. En semant le doute sur les théories d'ARISTOTE, elle contribuera à ouvrir une brèche dans l'enseignement scolastique.

John DUNS SCOT (1274-1308), théologien d’origine écossaise, dénommé le docteur subtil, est reconnu pour sa légendaire argumentation en faveur de la théorie des Universaux. Il est l'un des premiers à délaisser la conception aristotélicienne de l'Univers, en rejetant la distinction entre une physique céleste et une physique terrestre, et en postulant que toutes les choses de l'Univers sont faites d'une matière commune. Jean BURIDAN (1295-1385) qui enseigne les sciences physiques à l’Université de Paris entre 1330 et 1340 et en est le recteur à deux reprises, cri-tique la théorie d’ARISTOTE sur le mouvement. Il forge en 1350 le concept nouveau d’impetus. BURIDAN appelle impetus la force communiquée à un objet, une pierre par exemple, sous la forme d’un moteur intrinsèque. L'impetus est fonction de la quantité de matière contenue dans la pierre et de la vitesse qu'elle a acquise; avec le temps, l'impetus finit par s'affaiblir, ce qui entraîne la chute de la pierre vers le sol. ARISTOTE avait affirmé que l'air avait un rôle dans le mouvement de la pierre.

BURIDAN nie le rôle de l'air et postule que la puissance motrice imprimée au mobile entretient le mouvement, une fois le mobile séparé de son moteur. L’impetus est assimilée à une sorte de force interne qui reste liée au corps, un concept imprégné d’une saveur aristotélicienne. Plus tard, la physique fera la part des choses en sépa-rant les notions d’inertie et de quantité de mouvement. Extrapolant la théorie de l'impetus aux astres du ciel, BURIDAN considère que Dieu leur a donné au moment de la Création une impulsion telle que les astres continuent leur course pour l’éter-nité. A la différence d'ARISTOTE qui distinguait une mécanique céleste et une méca-nique sublunaire, BURIDAN écrira qu'il n'y a pas de différence entre la mécanique céleste et la mécanique propre aux objets présents à la surface du globe terrestre.

Un contemporain de BURIDAN, Nicolas ORESME (1320-1382), maître en théologie, évêque de Lisieux et conseiller du roi CHARLESV dit Le Sage (1338-1380), s’inter-rogea comme l'avait fait BURIDAN sur la possibilité de rotation de la Terre sur elle-même, rotation résultant d’un impetus initial. Pour répondre à l'objection que, si la Terre tournait sur elle-même, le point de chute d'une pierre tombant du haut d'un tour ne pouvait pas être à la verticale de son lieu de départ, ORESME fit observer que la pierre suivait le mouvement de l'atmosphère qui tournait avec la Terre. Une autre grande figure contestataire de cette époque fut Guillaume D’OCKHAM (1280-1349). Après des études à Oxford, OCKHAM enseigne à Paris.

Adepte de la théorie de l’atomisme de DÉMOCRITE, il sera radié de l’ordre des franciscains pour hérésie. Son nom est souvent cité pour le principe de parcimonie (le rasoir d’OCKHAM), qui sera repris par DESCARTES. Ce principe stipule qu’une argumentation est d’autant plus persuasive qu’elle renferme moins de présuppo-sés. OCKHAM est un nominaliste dont la philosophie s'oppose à celle de DUNS SCOT. Il considère que la science doit s'intéresser à des choses tangibles. La dif-férence est faite entre connaissance intuitive et connaissance abstraite. Alors que cette dernière mène à des assertions gratuites, l'intuition se rapporte à des objets ou à des faits directement perceptibles. Pour OCKHAM, comme pour ses prédéces-seurs, science et théologie sont des domaines de la pensée fondamentalement distincts, qu’il convient de maintenir distants lorsque l’on cherche à décrypter les lois de la Nature. L’expérience fondée sur l’empirisme doit être l’un des supports fondamentaux de la science. Poussant plus loin l’argumentation, OCKHAM soutient que l’existence de Dieu est impossible à prouver car le concept "Dieu"

ne possède pas de fondement empirique; la croyance en Dieu est donc un acte de foi. Dans ce courant d'idées contestataires qui va en s'amplifiant, il n’est pas étonnant que l'approche théologico-philosophique de l'astronomie, courante à cette époque, ait suscité des réserves de la part d’astronomes renommés dont les Allemands Georges PEURBACH (1423-1461) et son disciple connu sous le nom de REGIOMONTANUS (1436-1476).

Dans cette fin du Moyen Âge où se discutent de façon ouverte les bases sur les-quelles se fondent les connaissances humaines, l'élan est donné, qui ouvrira la voie à l’esprit critique et sceptique de la Renaissance. Les laïcs prennent place dans les Universités naguère sous le contrôle des clercs. L’Italie devient rapidement un centre d’attraction d’intellectuels avides de savoir. A ceci s’ajoute l’esprit libéral qui règne dans des Universités italiennes comme Bologne, Padoue et Pise et qui en fera les foyers d’une réflexion pleine de bon sens d’où naîtra la science expérimen-tale. La distinction entre science et philosophie est amorcée. Le fossé continuera de s'élargir au XVIIesiècle, la science s'orientant avec son attirail expérimental vers l'étude des mécanismes physico-chimiques, la philosophie s'adressant au domaine de l'esprit et des idées.

2.3. L’

ALCHIMIE ET LA RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE DU

M

OYEN

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