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L A RATIONALISATION DE LA PHYSIOLOGIE OPÉRATOIRE

Dans le document SCIENCE EXPÉRIMENTALE (Page 172-177)

COMME SCIENCE EXPÉRIMENTALE AU XIX e SIÈCLE

A Bganglion cérébroïde

3. L' IMPACT TECHNOLOGIQUE SUR LES SCIENCES DU VIVANT AU XIX e SIÈCLE

3.1. L A RATIONALISATION DE LA PHYSIOLOGIE OPÉRATOIRE

Pour François MAGENDIE, la méthodologie en physiologie animale devait impé-rativement s'appuyer sur deux démarches conjointes, la vivisection et l'explora-tion chimique des humeurs et des tissus. Son élève, Claude BERNARD, poursuivra dans cette voie, aidé par l'expertise chimique de BARRESWIL et de PELOUZE. Pour étudier le mécanisme chimique de la digestion, SPALLANZANI s'était procuré du suc gastrique chez des oiseaux en leur faisant avaler des éponges qu'il reti-rait ensuite pour en exprimer le jus (ChapitreII-3.3). Avec MAGENDIE, Claude BERNARD et d'autres, la physiologie devient opératoire. S'agit-il par exemple d'étudier la digestion? Il faudra d'abord établir une fistule stomacale ou pancréa-tique, puis procéder à une analyse chimique des sécrétions et enfin analyser la structure intime des glandes qui secrètent les sucs digestifs. L'opération de la fistule

pancréatique pratiquée par Claude BERNARD chez le chien consistait à ouvrir le canal pancréatique près de son insertion dans le duodénum après l'avoir isolé du tissu glandulaire. On y introduisait une canule que l'on fixait aux lèvres de la plaie intestinale (FigureIII.6). On adaptait à l'autre bout de la canule une vessie dans laquelle s'accumulait le suc sécrété.

pancréas intestin

La pratique de la fistule pancréatique au XIXesiècle, ébauchée au siècle précédent, fut codifiée et systématiquement utilisée dans différents laboratoires européens de phy-siologie pour recueillir le suc pancréatique et étudier son pouvoir de digestion vis-à-vis des protéines, des graisses et des sucres. Les progrès de la chimie analytique au

XIXesiècle donnaient tout son sens à la pratique de la fistule pancréatique.

Figure III.6 – Fistule pancréatique réalisée chez le chien (d'après E.HÉDON - Précis de Physiologie, 13e édition, Doin, Paris, 1943)

Des expériences réalisées dans les années 1850-1860 permettent de mettre en évi-dence dans le suc pancréatique ainsi récolté, trois types de ferments, capables de digérer respectivement les polysaccharides, les graisses et les protéines. En 1877, le physiologiste allemand Wilhelm KÜHNE(1837-1900) purifie le principe respon-sable de la digestion des protéines à partir d'un broyat de pancréas de bœuf, ce qui l'amène à découvrir qu'il existe une forme protéolytique active de ce principe et une forme inactive. KÜHNEdonne le nom de trypsine au facteur actif. On décou-vrira plus tard que la trypsine est formée par clivage d'un précurseur non-actif, le trypsinogène, sous l'action d'un autre facteur sécrété par le duodénum, l'entéroki-nase. A la fin du XIXesiècle, deux termes concurrents, diastase et enzyme, servaient à désigner les principes catalytiques responsables de transformations métaboliques dans les tissus vivants. Le terme diastase (diavstasiı, séparation) fut proposé par PAYEN(1795-1871) et PERSOZ (1805-1868) pour caractériser le principe contenu dans un extrait d'orge germé dont l'effet se traduisait par la dissolution du contenu de grains d'amidon, laissant les enveloppes séparées des grains non-modifiés. Le

termeenzyme2 fut proposé par KÜHNE pour caractériser le principe catalytique qui, dans la levure (ejnzuvmh), est responsable de la fermentation alcoolique. L'exemple de la découverte de la trypsine, pris parmi bien d'autres, montrait combien était effi-cace la méthodologie chimique appliquée au vivant. Se profilait déjà une nouvelle discipline, la chimie physiologique, que l'on appellera plus tard chimie biologique.

S'agit-il d'étudier le fonctionnement du système nerveux? La physiologie opéra-toire là également s'impose. Elle procède par section de nerfs et par ablation de régions du cerveau que l'on reconnaîtra comme des territoires fonctionnels spéci-fiques. Elle se pratique chez différents types d'animaux, plus particulièrement le chat, le chien et le singe, ce dernier en raison de son fort degré d'encéphalisation.

Le rôle du cervelet avait été entrevu par WILLIS au XVIIesiècle; mais il faut attendre les expériences de l'anatomiste italien Luigi ROLANDO(1773-1831) au début du XIXesiècle, confirmées et étendues par celles de Pierre FLOURENS en France, une dizaine d'années plus tard, pour comprendre que le cervelet contrôle la coordination des mouvements intentionnels, son ablation aboutissant à la perte des mouvements volontaires ainsi qu'à des troubles de l'équilibre et de la posture.

Dans les années 1850, la méthode expérimentale appliquée au système nerveux conduisit Claude BERNARD à des découvertes capitales: le rôle du nerf sympa-thique dans le contrôle de la vasodilatation artérielle, la création d'un diabète artificiel par lésion du nerf pneumogastrique au niveau du quatrième ventricule du cerveau, l'inhibition des nerfs moteurs par le curare. A la fin du XIXesiècle, le physiologiste anglais Charles Scott SHERRINGTON (1857-1952), l'un des fonda-teurs de la neurologie moderne, invente la méthode de la sensibilité restante qui permet de cartographier des aires cutanées sensitives dépendantes de relais au niveau de la moelle épinière. Cette méthode pratiquée chez le singe consistait à sectionner trois racines nerveuses sensitives spinales dessus et trois autres au-dessous d'une seule racine laissée intacte. L'aire cutanée qui conservait la sensi-bilité représentait un dermatome, c'est-à-dire une région dont la sensisensi-bilité était contrôlée par la racine nerveuse laissée intacte. Dans cette exploration du système nerveux on découvrira que la méthode chirurgicale peut être concurrencée par l'application locale d'un poison inhibiteur, la strychnine, sur les racines nerveuses.

Au tournant du XXesiècle, à l'Institut de Médecine Expérimentale de Saint-Pétersbourg, Ivan Pétrovitch PAVLOV (1849-1936) met en évidence l'existence des réflexes conditionnels. Ses expériences conduites chez le chien conditionné psychologiquement révèlent le démarrage d'une sécrétion de salive ainsi que celle de suc gastrique, cette dernière étant démontrée grâce à une fistule gastrique.

L'arrivée des anesthésiques (éther, protoxyde d'azote, chloroforme), produits de la synthèse chimique, facilita la physiologie opératoire. L'exérèse d'organes put être pratiquée sans difficulté majeure. Elle dévoila les fonctions de glandes à sécrétion

2 Le genre des mots "enzyme" et "coenzyme" reste à option. Il fut masculin pendant plus d'un siècle, puis devint féminin par une décision de l'Académie des Sciences en janvier 1970. Dans cet ouvrage, l'ancien genre masculin a été conservé pour raison d’euphonie.

interne restées jusque-là incomprises. Après avoir pratiqué une pancréatectomie chez le chien anesthésié, Oscar MINKOWSKI(1858-1931) et Joseph VONMERING (1849-1908) eurent la surprise de constater que le chien opéré n'arrêtait pas de boire et d'uriner. L'analyse de l'urine révéla une glycosurie massive. On était en présence de tous les signes typiques du diabète humain dont, à cette époque, on ignorait l'origine. Le pancréas est une glande caractérisée par une double fonction sécrétoire, une sécrétion exocrine qui libère dans l'intestin des enzymes nécessaires à la digestion des protéines, des lipides et des glucides, fonction qui avait été découverte dans les années précédentes, et une sécrétion endocrine qui déverse dans la circulation sanguine deux hormones vitales, l'insuline et le glucagon dont le rôle précis était à cette époque inconnu. L'insuline est sécrétée par des cellules spéciales réunies en îlots, qui avaient été repérés dès 1869 par un cytologiste alle-mand, Paul LANGERHANS(1847-1888); elles étaient restés dans l'oubli faute d'un support expérimental pour en comprendre la fonction.

A l'instar du diabète, conséquence de l'ablation du pancréas, on découvrit que les troubles métaboliques engendrés par l'ablation d'autres glandes chez le chien avaient des ressemblances avec certaines pathologies humaines encore inexpli-quées, et qu'ainsi la méthode expérimentale pouvait fournir la clé à la compréhen-sion de leur étiologie. La chirurgie expérimentale, considérée comme pierre de touche en physiologie fonctionnelle, réserva cependant quelques surprises, voire des désappointements. Ainsi, la thyroïdectomie réalisée pour la première fois chez le chien par le physiologiste français Emile GLEY (1857-1930) se solda par un échec, pour des raisons obscures jusqu'au moment où l'examen attentif de la thy-roïde révéla, dissimulées derrière cet organe, à peine visibles, deux petites glandes d'une grosseur égale ou inférieure à celle d'un petit pois. Ces glandes sont les parathyroïdes; la parathormone qu'elles sécrètent contrôle des processus vitaux.

Un médecin irlandais, Robert GRAVES (1793-1853) avait rapporté en 1835 dans le London Medical and Surgical Journal l'existence d'une hypertrophie de la thyroïde chez des patients qui par ailleurs présentaient une exophtalmie et une tachycardie d'allure paroxystique. Cette maladie connue sous le nom de goitre exophtalmique ou maladie de GRAVES dont la cause présumée était une hyperactivité de la glande, était à cette époque traitée par une exérèse chirurgicale. Deux chirurgiens suisses, Theodor KOCHER (1841-1917) et Jean-Louis REVERDIN (1842-1929), qui pratiquaient la thyroïdectomie chez des patients atteints de goitre exophtalmique en respectant les parathyroïdes, observèrent que dans les suites opératoires se développait un syndrome myxœdémateux caractérisé par une face bouffie, l'arrêt de la croissance, des troubles trophiques au niveau des téguments et des phanères, une hypothermie, enfin un ralentissement de la respiration et de la circulation sanguine. Un rapprochement fut fait entre cette symptomatologie et celle du myxœdème spontané chez l'homme qui, ainsi, put être rattaché à un déficit du fonctionnement de la thyroïde. Ces premières observations et expériences signaient le début de l'endocrinologie, une science qui étudie la structure et la fonction des glandes endocrines ainsi que leurs produits de sécrétion, les hormones, et qui

sou-vent associe l'expérimentation chez l'animal et la recherche de symptômes cli-niques et biologiques chez l'homme.

L'exploration d'une glande endocrine est typique de la démarche déterministe.

Tout d'abord la glande est extirpée chez l'animal. Les effets physiologiques et biochimiques qui s'ensuivent sont comparés au syndrome clinique chez l'homme, lié à un hypofonctionnement de cette même glande. On procède alors au rempla-cement de la glande extirpée par l'administration d'un extrait glandulaire. Si cet extrait est administré en trop grande quantité, des effets adverses en résultent;

là encore, la comparaison est faite avec un état clinique d'hyperfonctionnement.

Suivent une étape d'isolement et de caractérisation du principe actif, c'est-à-dire de l'hormone, puis une étape de synthèse. Enfin, si l'on dispose de l'hormone purifiée, éventuellement "marquée" par un isotope radioactif, on peut en suivre le métabo-lisme, c'est-à-dire ses modifications à l'intérieur de l'organisme. A l'exérèse chirur-gicale, la physiologie expérimentale du XIXesiècle ajouta l'intoxication d'animaux par des poisons, tels que le curare ou l'oxyde de carbone, dans le but de créer des lésions au niveau de certains organes et d'analyser les modifications du fonction-nement qui en résultaient.

A l'époque de Claude BERNARD, la physiologie opératoire de mammifères s'adresse essentiellement au chien et au lapin, parfois au chat et au singe. Cependant, en embryologie, on reconnaît l'utilité d'autres modèles comme l'œuf de grenouille ou de crapaud et on se dote de nouvelles techniques telles que la micromanipulation et les greffes embryonnaires. Il y a là une nette évolution des mentalités par rapport au siècle précédent où l'on considérait que la médecine humaine ne pouvait pro-gresser qu'en expérimentant sur des animaux proches de l'homme. "Erreur, écrit Claude BERNARDdans ses Leçons de physiologie opératoire (1879), l'oreille du lapin est mille fois plus avantageuse que l'oreille de l'homme pour étudier les phénomènes de l'innervation vasomotrice. Sous le rapport des lois générales de la physiologie, la grenouille a rendu bien plus de services que n'aurait pu le faire l'homme lui-même."

Du statut d'art doublé d'empirisme qui prévalait jusqu'alors, la médecine du XIXesiècle passe au statut de science, d'une part en s'appuyant sur les acquis de la physiologie opératoire pratiquée chez l'animal, d'autre part en établissant des corrélations entre l'observation clinique de dysfonctionnements de l'organisme et l'existence de lésions tissulaires détectées post mortem. Pour s'en tenir aux neuro-sciences humaines, des corrélations commencent à être établies entre des déficits moteurs ou cognitifs et des lésions cérébrales observées par autopsie. Ainsi, le chirurgien français Paul BROCA (1824-1880) localise post mortem une zone de dégénérescence dans une aire de l’hémisphère gauche du cerveau d’un patient aphasique. Le neurologue et psychiatre allemand Alois ALZHEIMER (1864-1917) identifie des zones d’atrophie diffuse dans le cerveau de patients décédés, qui étaient atteints de démence sénile.

En résumé, en complément de la clinique et de l’anatomie pathologique humaine qui apportaient leur lot d’observations, la physiologie opératoire animale s’est

imposée au XIXesiècle, en quelques décennies comme une discipline méthodolo-gique marquante de la biologie. Correctement pratiquée et rigoureusement inter-prétée, elle révélait des relations parfois soupçonnées, mais jamais encore démon-trées entre des organes et leurs fonctions. Sur ses résultats expérimentaux allait se bâtir la physiologie du XXesiècle.

3.2. L'

ÉMERGENCE D

'

UNE INGÉNIERIE INSTRUMENTALE ADAPTÉE

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