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L'expérience pour voir

Dans le document SCIENCE EXPÉRIMENTALE (Page 158-161)

COMME SCIENCE EXPÉRIMENTALE AU XIX e SIÈCLE

DU DÉTERMINISME EXPÉRIMENTAL DANS L ' ÉTUDE DU VIVANT

2.2.1. L'expérience pour voir

"Ces sortes d'expériences de tâtonnements qui sont extrêmement fréquents en physiologie, en pathologie et en thérapeutique […] pourraient être appelées des expériences pour voir, parce qu'elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéter-minée d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et une idée de recherche."

Claude BERNARD Introduction à l'Etude de la Médecine Expérimentale - 1865 L'oxyde de carbone est un gaz responsable d'intoxications mortelles. A l'époque de Claude BERNARD, en l'absence de toute hypothèse sur la cause de l'intoxication carbonée, il fallait que naisse une idée capable d'être testée dans une expérience pour voir. Cette expérience, Claude BERNARD la réalise sur un chien auquel il fait respirer de l'oxyde de carbone. L'autopsie révèle que le sang veineux et le sang artériel sont tous deux rutilants. Des observations similaires sont faites chez le lapin, le pigeon, la grenouille. Cette couleur rutilante est typique du sang artériel qui s'est chargé en oxygène au niveau des poumons. Par analogie Claude BERNARD pense à la présence d'oxygène dans le sang veineux. Ayant prélevé du sang vei-neux chez le chien intoxiqué, il y fait passer un courant d'hydrogène afin de dépla-cer l'oxygène qui pourrait être fixé. Le résultat est négatif. Cette première hypo-thèse est donc une fausse piste. Une autre possibilité est que l'oxyde de carbone se soit substitué à l'oxygène. Pour tester cette hypothèse, il recueille du sang veineux chez un chien témoin. Il place ce sang dans un tube qu'il retourne dans une cuve remplie de mercure et y fait passer un courant d'oxyde de carbone. Après quelques minutes, l'atmosphère du tube est analysée. Elle contient de l'oxygène. Des mesures précises montrent que l'oxygène présent dans le sang a effectivement été déplacé

1 Du terme anglais "serendipity " qui signifie que l'on trouve ce que l'on n'a pas cherché.

Ce terme fut inventé en 1754 par l’écrivain anglais Horace WALPOLE(1717-1797), fils de l’homme politique célèbre Robert WALPOLE, et utilisé dans un conte de fée intitulé Les Trois Princes de Serendip (ancienne dénomination de Ceylan, actuel Sri Lanka). Il y était écrit que les Princes découvraient par accident ou sagacité des choses qu’ils ne cher-chaient pas.

par l'oxyde de carbone. Par la suite, on apprendra que c'est au niveau de l'hémo-globine des globules rouges que se font les échanges gazeux. Dans les conditions normales, l'hémoglobine du sang artériel se charge en oxygène et passe sous l'état d'oxyhémoglobine. L'oxyde de carbone déplace l'oxygène de l'oxyhémoglobine parce que son affinité pour l'hémoglobine est plus grande que celle de l'oxygène.

L'étude de l'intoxication par l'oxyde de carbone se rattachait au problème des gaz du sang et à celui plus général de la respiration, un phénomène qui était bien étu-dié par les physiologistes du XIXesiècle et qui devait déboucher sur le concept de respiration cellulaire. A Eduard PFLÜGER (1829-1910) revient le mérite d'avoir perçu dans les années 1870 la signification de la respiration cellulaire et le rôle de l'hémoglobine comme transporteur d'oxygène vers les cel-lules des tissus et à Hermann VONHELMHOLTZcelui d'avoir reconnu que la production de chaleur est liée à la respiration des cellules du tissu musculaire. Respiration et chaleur sont deux phénomènes étroitement associés dans le concept de l'énergétique cellulaire. Plus tard, au X Xesiècle, on décou-vrira que l'oxyde de carbone inhibe la respiration cellulaire non seulement en se substituant à l'oxygène dans l'oxyhémoglo-bine, mais aussi en se fixant sur un transporteur d'électrons au niveau de la chaîne respiratoire des mitochondries, la cyto-chrome oxydase, laquelle réagit directement avec l'oxygène.

C'est une expérience pour voir du médecin obstétricien hon-grois SEMMELWEIS, au XIXesiècle, qui nous vaut l'introduc-tion de la pratique de l'antisepsie dans la pratique médicale et chirurgicale. Dans le milieu des années 1840, Ignac Fülöp SEMMELWEIS (1818-1865) était assistant dans l'un des ser-vices d'obstétrique de l'hôpital général de Vienne dirigé par le professeur KLIN. L'autre service était dirigé par le profes-seur BARTCH. A cette époque, les risques d'infection puer-pérale étaient considérables chez les femmes accouchées, et la proportion des décès dépassait le tiers de ces femmes.

SEMMELWEISavait été surpris de constater que le pourcen-tage des décès était deux à trois fois plus élevé dans le service

du professeur KLIN que dans celui du professeur BARTCH. Des causes "cosmiques", traditionnellement invoquées, n'avaient pas de sens. L'attention de SEMMELWEIS se porta sur l'organisation du travail des accoucheurs: des sages-femmes chez BARTCH, des étudiants en médecine chez KLIN. SEMMELWEISnota que ces der-niers, après avoir disséqué des cadavres à mains nues, se rendaient à l'hôpital pour y pratiquer les accouchements. On savait à cette époque qu'une piqûre "anato-mique", provoquée malencontreusement par un bistouri, avait souvent des suites mortelles. Aussitôt, SEMMELWEIS pense à une relation entre des germes apportés par les mains des accoucheurs et l'apparition d'une septicémie foudroyante chez

H. VON HELMHOLTZ (1821 - 1894)

I.F. SEMMELWEIS (1818 - 1865)

la parturiente. Il imagine, pour voir, de faire pratiquer le lavage des mains avec une solution de chlorure de chaux à tous les étudiants avant leur entrée dans la salle d'accouchement. Il va même jusqu'à demander au professeur KLIN d'en faire de même. Celui-ci, considérant cette injonction comme une vexation, révoque SEMMELWEISsur le champ. Recueilli par BARTCH, SEMMELWEISn'en continua pas moins sa démarche. Il sollicita de BARTCH d'échanger les sages-femmes de son ser-vice contre les étudiants de KLIN. Dans le mois qui suivit, la mortalité des femmes accouchées chez BARTCH tripla. C'est alors que la décision fut prise de soumettre tout accoucheur à un lavage soigneux des mains. La preuve était faite que les mains pouvaient véhiculer des germes responsables d'infections. SEMMELWEISfut le précurseur de l'antisepsie avant même que PASTEUR et KOCH, cinquante ans plus tard, apportent la démonstration irréfutable d'une relation entre infections et bactéries.

Plus proche de nous, en 1950, une célèbre expérience pour voir conduisit le viro-logiste André LWOFF(1902-1994) à l'Institut Pasteur de Paris à découvrir la véri-table nature de la lysogénie chez les bactéries infectées par le bactériophage. Les bactéries utilisées, Bacillus megatherium, étaient porteuses de bactériophages sous forme de prophages. De telles bactéries prolifèrent normalement, libérant de temps à autre, par lyse, en faible pourcentage, des bactériophages. Elles sont qualifiées de lysogènes. LWOFF eut l'idée, par curiosité, d'irradier ces bactéries par la lumière ultraviolette. Il s'ensuivit une lyse foudroyante de la totalité de la population bactérienne. Du stade prophage, le virus était passé au stade phage virulent. Par la suite, l'analyse moléculaire devait démontrer que dans chaque cellule bactérienne lysogène l'expression du génome phagique est réprimée. L'irradiationUV, en abo-lissant cette répression, permettait l'expression du génome phagique et la repro-duction des bactériophages à des centaines d'exemplaires, entraînant ainsi la lyse bactérienne. L'expérience pour voir de LWOFF déboucha sur le concept fondamen-tal de régulation négative de l'expression génique, concept qui devait être brillam-ment illustré par les travaux de Jacques MONODet de François JACOB (n.1920) sur le mécanisme de la répression de l'expression de la -galactosidase chez l'entéro-bactérieE.coli.

Autre exemple d'expérience pour voir qui fait partie de l'actualité récente: la relation entre l'ulcère gastrique et la colonisation de la muqueuse de l'estomac par une bactérie spiralée, Helicobacter pylori. Cette bactérie avait été isolée à la fin du XIXesiècle mais son rôle restait ignoré, en particulier du fait de la difficulté de la cultiver. Dans les années 1980, deux chercheurs australiens, Barry MARSHALL et Robin WARREN réussissent à obtenir des cultures pures de cette bactérie et sug-gèrent son rôle dans la maladie ulcéreuse. La démonstration, sur le mode pasto-rien, va chez MARSHALL jusqu'à absorber un grand bol d'une culture d'Helicobacter pyloripour voir ce qui s'ensuit. Dans les jours suivants apparaît une gastrite aiguë authentifiée par radiographie. La découverte du rôle joué par Helicobacter pylori dans la pathologie ulcéreuse a été couronnée en 2005 par le prix NOBEL de Physio-logie et de Médecine.

L’expérience pour voir est souvent dictée par cette sorte de prémonition qu’on appelleintuition et qui aboutit chez un esprit curieux, avide de connaître, à l’élabo-ration d’une idée après une longue période de mûrissement dans le subconscient.

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