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L ES COURANTS CONTRADICTOIRES

Dans le document SCIENCE EXPÉRIMENTALE (Page 129-133)

À L ' EXPÉRIMENTATION QUANTITATIVE AU XVIII e SIÈCLE

ET LES PRINCIPES CARDINAUX DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE C'est sous un angle sensiblement différent de celui de

6.4. L ES COURANTS CONTRADICTOIRES

DANS LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES AU XVIIIe SIÈCLE

Deux philosophes éminents du XVIIIesiècle, David HUME (1711-1776) et Immanuel KANT(1724-1804) se signalèrent par une attitude réservée vis-à-vis du raisonnement par induction prôné par Francis BACONainsi que par une atti-tude critique vis-à-vis du fait expérimental, qui contrastait avec l’enthousiasme de BACON pour lequel la science doit

"aller aux choses mêmes". On est effectivement à un tournant sensible d’une révolution scientifique où des instruments nouveaux, microscopes, télescopes, pompes à air, révèlent ce qui n’a jamais été vu et démontrent ce qui n’a jamais été prouvé. Il convenait de se persuader de la crédibilité des informations reçues à travers ces instruments. Le scepticisme empirique de HUME reflète celui d’une époque qui assiste à l’éclosion d’une tech-nologie scientifique débordant d’audace. Cette nouvelle techtech-nologie, on l’acceptera, mais avec prudence. La méthode inductive de raisonnement, on l’utilisera, mais avec garde-fous. HUME écrira dans le Traité de la nature humaine (1739): "il n'y a rien dans un objet considéré en lui-même qui puisse nous apporter une raison de tirer une conclusion qui le dépasse, et même après l'observation d'une fréquente et constante conjonction d'objets, nous n'avons aucune raison de tirer quelque infé-rence que ce soit au sujet d'objets autres que ceux dont nous avons l'expérience".

En accord avec HUME, et peut-être de façon plus marquée, KANT dénie que par induction on puisse pénétrer dans le secret des phénomènes de la Nature. Dans la Critique de la raison pure (1781), KANT met l’accent sur la différence entre le juge-ment analytique qui n’apporte rien de plus à la connaissance (exemple un triangle possède trois côtés) et le jugement synthétique qui élargit la connaissance, se déduit d’une expérience et entraîne un questionnement (exemple le tigre est un animal dangereux). Phénomène est opposé à noumène ("chose en soi"): les phéno-mènes sont accessibles à nos sens et font partie du domaine de la raison objective, c'est-à-dire du domaine de la science positive, tandis que les noumènes, au-delà de toute démonstration possible, telle que l'existence de Dieu, font partie de la méta-physique, "une science à la limite de la raison pure". Cette limite de la connaissance scientifique, Popper y réfèrera plus tard en termes de "problème de démarcation".

D. HUME (1711 - 1776)

La part de subjectivité dans l’accomplissement de la con naissance est un des axes majeurs de réflexion de KANT:

"l’expérience, écrit-il, est un mode de connaissance qui exige un entendement dont je dois pré-supposer les règles en moi avant même d’être confronté avec les objets, par conséquent de manière a priori", et ailleurs, "la raison ne pénètre absolu-ment que ce qu’elle-même produit selon ses propres plans, et elle doit avancer avec les principes de son jugement, selon des lois immuables, et contraindre la nature à répondre à ses questions; et non se laisser conduire par la nature comme avec des rênes parce qu’autrement les observations acciden-telles faites, sans plan préétabli, ne convergeront jamais vers une loi nécessaire qui est la seule chose que la raison recherche et exige". Jean HAMBURGER (1909-1992) traduisit cette réflexion par une jolie formule dans sa Préface à La Philosophie des Sciences aujourd’hui (1986): "l’homme regarde le monde à travers les lunettes de son esprit et il ne peut le voir avec d’autres yeux que les siens".

Pour KANT, puisque la raison pure ne peut décider de l'existence de Dieu, l'homme doit se forger ses propres lois éthiques à partir de principes accessibles à la raison.

D'où les fameuses maximes de la Critique de la raison pratique (1788): "agis unique-ment d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir qu'elle devienne une loi uni-verselle, agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen". Poursuivant son idée, KANT dans La critique de la faculté de juger (1790) distinguera deux forces qui animent l’être vivant: une force motrice comparable à celle d’une machine et une force formatrice propre au vivant, capable de mettre en forme à partir de matériaux inertes des structures autoreproductibles fonctionnant de façon autonome.

Le concept cartésien de l'animal-machine extrapolé à l'homme fut radicalisé au XVIIIesiècle par Julien OFFRAY DE LAMETTRIE (1709-1751) dans sa publication de 1748, L'Homme Machine. On y lit: "le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts, vivante image du mouvement perpétuel […]. Tous les mouvements vitaux, animaux, naturels et automatiques ne se font que par l'action de ces ressorts". La conclusion était brutale: "l'homme est une machine et il n'y a dans l'univers qu'une seule substance diversement modifiée". Contrastant avec le dualisme de DESCARTES, âme distincte du corps chez l’homme, le monisme de LAMETTRIE prétendait que la pensée, le raisonnement, les sentiments, ne sont en fait que l'expression d'un fonctionnement spécialisé du cerveau. L'époque de LA METTRIEest aussi l'époque des automates qui, par une mécanique sophistiquée, miment un comportement humain. On se crée une illusion avec les trois automates célèbres (1736-1737) de Jacques DEVAUCANSON, le joueur de flûte traversière, un androïde de 1,50mètre capable de jouer douze airs de musique grâce aux

mouve-I. KANT (1724 - 1804)

ments de ses lèvres qui s’ouvraient, se fermaient, s’avançaient ou se rétractaient, le joueur de tambourin et galoubet et le fameux canard "digérateur qui battait des ailes, mangeait et rendait le grain digéré". Simple simulation, l’étonnante démons-tration de VAUCANSON impressionne les esprits. Le fonctionnement du vivant devient comparable à celui d'une usine avec ses systèmes de transmission, rouages, poulies, courroies. C'est dans les mêmes années que Denis DIDEROT (1713-1784) publie sa fameuse Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749), œuvre qui le conduira à la prison de Vincennes pour quelques mois. Dans cette Lettre il affichait un matérialisme athée détonnant. Il y conjecturait que la Nature procède par essais dans ses créations, que seuls sont viables les essais réussis, une réflexion étonnante, bien en avance sur son temps.

Laphilosophie mécaniste du vivant connut pour un temps une vogue considé-rable dans le milieu du XVIIIesiècle. Elle était appuyée par des personnages d’une considérable notoriété tels le célèbre médecin hollandais Herman BOERHAAVE, et le physiologiste d'origine suisse Albrecht VON HALLER, auteur des fameux Elementa physiologiae édités à Lausanne entre 1759 et 1766, connu pour sa théorie de la fibre, considérée comme unité structurale et fonctionnelle des organismes vivants. Il apparut cependant assez vite qu'une organisation totalement mécanique à base de câbles, de ressorts, de poulies, aussi sophistiquée fut-elle, ne pouvait rendre compte de la complexité du fonctionnement des structures animales ou végétales. La tendance mécaniste d'explication des fonctions du vivant s'opposait à l'animisme, dont Georg STAHL en Allemagne avait été le porte-drapeau au début duXVIIIesiècle. L'animisme de STAHL s'appuyait sur deux principes à savoir le finalisme et l'absence de corruption des organes. Une entité organisatrice de nature spirituelle, l'âme, intégrait un certain nombre d'évènements physico-chimiques, les adaptait au fonctionnement des organismes vivants, en faisait le principe fon-damental de la vie. A l'animisme de STAHL succéda le vitalisme, avec en France ThéophileDEBORDEU(1722-1776), Paul Joseph BARTHEZ (1734-1805) et Xavier BICHAT(1771-1802). Johannes MÜLLER, bien connu pour ses travaux sur les organes des sens, considéré comme l'un des fondateurs de la physiologie alle-mande, fut lui aussi un vitaliste convaincu. Hérité de l'animisme, le vitalisme s'en démarquait en faisant abstraction de la notion d'âme. Pour Ernst MAYR (1904-2005) (Qu’est-ce que la biologie?, 1998), "le vitalisme a clairement constitué un mouvement d’opposition, caractérisé par sa rébellion contre la philosophie méca-niste de la révolution scientifique et contre le physicalisme de GALILÉE à NEWTON. Il a vigoureusement contesté la doctrine affirmant que l’animal n’est rien d’autre qu’une machine". Il est possible que l'émergence d'une physique mécanique triom-phaliste au XVIIesiècle et au début du XVIIIesiècle, puis celle d'une chimie analy-tique révolutionnaire dans la deuxième moitié du XVIIIesiècle, aient déteint sur la vision philosophique des mécanismes du vivant et qu'ainsi se soit s'opérée une transition entre la conception physicaliste de l'homme-machine et celle volontai-rement indéterminée d'un principe vital.

En marge de l’animisme, mais s’y rattachant par l’importance donné au concept de l’âme, paraît un 1754 le Traité des Sensations écrit par l’abbé Etienne DECONDILLAC. Sa doctrine du sensualisme repoussait les idées innées et impliquait que le maté-riau et la capacité permettant les opérations de la pensée résultent de stimuli pro-venant de l’environnement. "Si nous considérons, disait CONDILLAC, que se ressouvenir, comparer, juger, discerner, imaginer, être étonné, avoir des idées abstraites, en avoir de nombre et de durée, connaître des vérités générales et par ticulières, ne sont que différentes manières d’être attentif, qu’avoir des passions, aimer, haïr, espérer, craindre et vouloir, ne sont que différentes manières de dési-rer, et qu’enfin être attentif et désirer ne sont dans l’origine que sentir, nous conclu-rons que la sensation enveloppe toute les facultés de l’âme." LAVOISIER fit sienne la philosophie de CONDILLAC, rejetant les conceptions a priori, les idées innées, revenant toujours au principe de Francis BACONsuivant lequel tout ce que nous savons dérive de l’expérience.

Les taxonomistes du XVIIIesiècle, Carl LINNÉ, Charles BONNETet lesDEJUSSIEU, Antoine (1686-1758), Bernard (1699-1777) et Antoine Laurent (1748-1836), s'étaient donné comme but de mettre de l'ordre dans la stupéfiante diversité des productions de la nature aussi bien dans le règne animal que dans le règne végé tal et de lui donner une valeur intentionnelle. D'où l'idée kantienne d'une organi-sation téléonomique de l'Univers, explicative des phénomènes qui s'y déroulent et d'une organisation parfaite du monde vivant où chaque classe d'animaux et de plantes avait sa place, l'homme étant localisé sur le plus haut barreau de l'échelle de l'évolution. S'appuyant sur cette idée et arguant que l'esprit humain peut avoir une vision intuitive du vivant et être capable d’en percer les secrets, les philosophes allemands Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831), Friedrich Wilhelm Joseph SCHELLING (1775-1854), Lorenz OKEN (1799-1851) et Johan Wolfgang GOETHE (1749-1832) élaborèrent une doctrine spéculative de l'ordonnancement du monde. Cette doctrine, la "Naturphilosophie", s'efforçait de démontrer qu'il existe une adéquation entre les opérations de l'esprit et les lois fondamentales de la nature; ces lois, une fois connues, devaient permettre d'accéder au secret des causes et de résoudre le questionnement du pourquoi. L'objet de la "Naturphilo-sophie" était de construire un système capable de comprendre la Nature à partir d'un concept unitaire embrassant la totalité des processus qui s'y déroulent, depuis le monde minéral jusqu'au monde organique inanimé et animé, la Nature s'élevant de l'inférieur vers le supérieur par un système de métamorphoses, l'être humain se plaçant au sommet de ce système. La philosophie de la nature, contemporaine du romantisme allemand, prospéra depuis les dernières décennies du XVIIIesiècle jusqu'au début du XIXesiècle.

L’évolution des idées au XVIIIesiècle n’est pas étrangère à un réajustement de l’enseignement universitaire. Si les sociétés scientifiques restent des sources d’inno-vation diverses, l’Université, grâce à des réformes devenues nécessaires, contribue à l’avancement du savoir. L’enseignement de la physique se dissocie de celui de la philosophie; la physique expérimentale est à l’honneur, la chimie commence à

émerger. La chimie fait désormais partie d'un enseignement officiel professé à Paris au Collège royal (futur Collège de France) et au Jardin du roi (futur Muséum d'Histoire Naturelle). Partout en Europe, les échanges d'idées entre savants se mul-tiplient; l'artisanat des instruments scientifiques réalise des prouesses; le savoir diffuse. C’est en ce sens que le XVIIIesiècle est un siècle de transition, en quelque sorte un tremplin vers l’envolée de la science expérimentale au XIXesiècle dans tous les domaines, et de façon marquée dans les sciences du vivant.

Dans le document SCIENCE EXPÉRIMENTALE (Page 129-133)