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Chapitre I : Mise en perspective historique des pratiques de financement solidaire

2. Brève chronologie des finances solidaires contemporaines

2.1. La Nouvelle Économie Fraternelle (NEF) : finances solidaires pour une autre

La NEF a été identifiée par les acteurs interviewés comme étant la première initiative de finance solidaire en France. Pour comprendre son projet et ses enjeux, nous nous sommes servies du travail de l'écrivaine et journaliste Nathalie Calmé, qui a publié en 2012 « Economie fraternelle et finance éthique : l'expérience de la Nef ». Elle s'appuie sur les témoignages des fondateurs provenant d'entretiens accordés en 2011 et 2012.

L'Association Nouvelle Économie Fraternelle est créée en 1978, et sa Société coopérative financière en 1988. La Nef se revendique du mouvement de l'économie alternative et solidaire français des années 1970. Selon Calmé (2012), elle :

« s'inscrit résolument, depuis sa création à la fin des années 1970, dans cette dynamique qualitative de l'économie, qui ne se limite pas à produire des biens, mais surtout à créer du lien (…) » (Calmé, 2012, p. 24)

Elle s'inscrit plus précisément dans un courant de pensée, l'anthroposophie, inspiré par les idées de Rudolf Steiner, comme le souligne Artis (2011) :

« La NEF émergea sous forme associative en 1978 dans le but d'expérimenter les principes anthroposophiques de Steiner dans le domaine financier et d'apporter des solutions de financement pour des structures anthroposophiques existantes ou en création. En effet, de nombreuses structures étaient en développement et rencontraient des difficultés pour accéder à des financements étant donné leurs activités pédagogiques (Ecole Steiner...) ou agricoles (agriculture biodynamique). » (Artis, 2011, p. 322)

Ainsi, l'histoire de la Nef est liée depuis sa création à l'agriculture biologique, plus précisément, à l'agriculture biodynamique, inspirée des idées de Rudolf Steiner. Le premier prêt a été accordé à une ferme d'agriculture biodynamique qui ne trouvait pas de financement dans le système bancaire traditionnel (Grange, 2013). Un regard sur les parcours de ses membres-fondateurs permet d'éclairer la naissance et la trajectoire de cette initiative. Il s'agit de Jean-Pierre Bideau, engagé dans le monde de l'éducation, et Henri Nouyrit, engagé dans le monde coopératif agricole.

Jean-Pierre Bideau est, à la fin des années 1970, le président de la Fédération des écoles Waldorf, fondées sur les conceptions éducatives de R. Steiner. Afin de répondre aux besoins de financement d'un projet éducatif situé à Chatou, en région parisienne, il va chercher le soutien d'une banque alternative allemande : la GLS (Calmé, 2012).

Fondée en 1974, la GLS est l'une des premières banques alternatives en Europe, également d'inspiration anthroposophique. Dans le témoignage qui suit, Jean-Pierre Bideau révèle l'une des problématiques à l'origine de la Nef : des projets dont les besoins de financement ne sont pas satisfaits par les institutions du système bancaire.

« Il nous fallait trouver des financements pour réaliser notre projet éducatif, ou, plus exactement, pour permettre son extension. Les banques ne voulaient pas nous prêter de l'argent, parce nous ne disposions pas de capital ; surtout pour un projet comme le nôtre, qui leur paraissait « étrange » ! C'est très précisément à partir de cette situation, de cette prise de

conscience de l'importance de la question financière, que l'aventure de la Nef a commencé. » (Calmé, 2012, p. 32)

Calmé (2012) raconte que, suite au financement de l'école à Chatou, Jean-Pierre Bideau a été invité par la GLS à construire en France une structure alternative de financement capable de répondre à des demandes de financement de projets situés en France. La GLS n'étant pas implantée en France, elle n'était pas en mesure d'apporter des réponses à cette demande croissante. Afin de créer cette initiative, Jean-Pierre Bideau a fait appel aux responsables des institutions anthroposophiques qui travaillaient dans les domaines éducatif, thérapeutique ou agricole.

La rencontre entre Jean-Pierre Bideau et Henri Nouyrit a eu lieu à l'école de Chatou, où ce dernier avait inscrit ses enfants, tous deux faisant partie du Conseil d'Administration de l'école. Militant de l'écologie, notamment de l'agriculture bio-dynamique, Henri Nouyrit devient le premier président de la Nef et Jean-Pierre Bideau son vice-président. Le témoignage de Jean-Pierre Bideau recueilli par Calmé (2012) souligne le caractère pionnier de La Nef :

« Si dans le monde des associations anthroposophiques, de nombreux domaines d'activité existaient, comme l'éducation ou l'accompagnement des handicapés, par contre, concernant le domaine de la finance, il n'y avait rien. Alors, plusieurs personnes se dirent : « Pourquoi pas ? », même si le fait de se lancer dans un tel projet représentait une gageure inimaginable sur le plan technique. De plus, il faut préciser que l'association n'était pas la forme d'action collective la plus appropriée pour traiter des questions d'argent et le faire circuler. Jusqu'en 1984, nous avions réalisé quelques petites actions en termes de prêts, mais nous savions que le développement d'une activité financière novatrice devrait trouver, à un moment ou à un autre, une forme plus adéquate. » (Calmé, 2012, p. 37)

Malgré un capital limité, la Nef est une initiative très importante en raison d'une méthodologie particulière d'offre de prêt. L'une des problématiques qui est au cœur du projet est l’application des principes de l'anthroposophie à l'activité́ financière. Cela se traduisait par penser l'argent comme un moyen et pas comme une fin.

À côté de la question de la finalité du financement, la question de l'origine des ressources est très importante dans le projet de La Nef. Son projet articule le débat de la finance éthique et celui du financement d'entreprise solidaires.

Jean-Pierre Caron, qui a intégré la Nef en 1978, souligne les innovations qui ont eu lieu au sein de La Nef, tels que le « cercle de cautions ».

« L'association a créé des outils qui étaient, à l'époque, très innovants. Par exemple, pour l'activité de prêts, l'idée du « cercle de cautions » autour d'un porteur de projet. Cette communauté était fondée sur le principe du découpage en petites cautions individuelles d'une grosse caution. Nous pourrions aussi évoquer une autre innovation, liée à la précédente, celle de la « communauté de donateurs-emprunteurs ». Mais, au-delà des outils financiers, ce qui m'a marqué était une certaine manière de comprendre, d'expliquer et de faire de l'économie alternative. » (Calmé, 2012, p. 39)

Le « cercle de cautions » est un groupe de personnes qui décident de soutenir un projet, dans un système de garantie collective (Calmé 2012). La réussite de la méthode de La Nef résidait, selon Artis (2011), dans un rapport de confiance entre emprunteur et créancier :

« Dans un premier temps, le financement s'opérait entre les membres de l'association et son fonctionnement était proche de celui des tontines (mise en commun de l'épargne et possibilité d'utiliser l'épargne globale chacun son tour). La garantie était fondée sur la confiance existant entre les membres. La réussite de ce mode de financement résidait dans la qualité de la relation entre l'emprunteur et le créancier. L'association était hébergée dans les locaux de l'association anthroposophique de France. » (Artis, 2011, p. 322)

Au début, l'action de La Nef est orientée vers le soutien des projets d'inspiration anthroposophique. Mais, dans les années 1990, la NEF met en place une politique d'ouverture vers de nouveaux projets (Artis, 2011). Comme l'affirme Jean-Pierre Bideau dans ce témoignage, la Nef s'ouvre alors aux projets à forte utilité sociale hors du courant anthroposophique :

« Nous devions d'abord étudier nos besoins et nos moyens d'intervention, construire notre propre vie. Nous avons élargi nos propositions de financement, en dehors des institutions anthroposophiques. Notre démarche consistait à financer ce qui venait à nous et nous semblait socialement utile, profitable pour l'ensemble du corps social. Il était clair depuis le début des activités de la société financière que le fait d'être lié ou non au courant anthroposophique ne rentrait pas en ligne de compte et ne pouvait pas, en aucune façon, être, pour nous, un critère. La Nef n'était pas une institution destinée à ne financer que des projets issus de ce courant de pensée. » (Calmé, 2012, p. 41)

L'année 1984 est une date clé dans l'histoire de l'Association La Nef (Calmé, 2012). Un changement dans le cadre institutionnel génère une crise dans l'Association, son activité devenant interdite :

« la promulgation de la loi bancaire de 1984 eut pour conséquence de rendre hors la loi l'association. Le choix pour la structure était soit d'arrêter l'expérimentation soit de la transformer en société financière. Cette deuxième solution, permettant aussi d'ouvrir l'expérimentation au plus grand nombre et d'élargir le champ des utilisateurs potentiels, appartenant à l'anthroposophie ou non, fut privilégiée. » (Artis, 2011, p. 322)

Calmé (2012) note qu'en 1986 la direction de l'Association décide de créer une société financière. De cette manière, la Société financière de La Nef naît en 1988.

« Un texte législatif sur l'activité bancaire est adopté. Il interdit aux associations d'avoir des transactions financières par lesquelles elles prêtent de l'argent. Or, cette activité de prêt représentait une grande partie du domaine d'intervention de la Nef. Il fallut donc réfléchir à lui donner une nouvelle forme, ce qui signifiait accéder à un nouveau statut juridique. En 1986, la décision de créer une société financière est prise par la direction de l'association. L'agrément bancaire qui a permis à la société financière de se constituer et de fonctionner, et donc de prêter de l'argent, a été obtenu en décembre 1988. » (Calmé, 2012, p. 44-45)

Le fondateur de la Nef explique dans un témoignage recueilli par Calmé (2012) que le statut de société coopérative financière était la seule possibilité pour poursuivre les activités de l'association. Jean-Pierre Bideau affirme que :

« un débat eut lieu au sein de l'association : pour la future Société financière de la Nef, quel type d'action voulions-nous mettre en place sur le terrain de la finance : une activité dans le don, le prêt ou la transaction ? Les responsables optèrent finalement pour la seule activité de prêt, parce qu'elle assurait une continuité avec ce qui avait déjà commencé. Dans le contexte juridique français de l'époque, deux types d'organismes de crédit existaient : la société financière et la banque de plein exercice. Pour la première, l'apport en capital était de 7,5 millions de francs, et pour la seconde de 15 millions de francs ». Pour Jean-Pierre Bideau et Henri Nouyrit, la perspective de création d'une banque s'avérait inimaginable. Ils optent donc pour la constitution d'une société financière. » (Calmé, 2012, p. 45)

Le document de présentation de la Société financière de la Nef de 1988 exprime les enjeux et les problématiques autour de la création de la structure. La question centrale est posée en termes de respect des épargnants et des emprunteurs :

« Le nouvel instrument financier présenté ici est né des questions posées par les membres de la Nef et des intentions de ses responsables que l'on peut résumer ainsi : peut-on créer un organisme financier permettant de faire circuler l'argent en respectant les intentions des épargnants et celles des emprunteurs ? » (Calmé, 2012, p. 49)

Quelques années plus tard, l'organisation franchira des étapes en vue de devenir la première banque éthique française. D'après Artis (2011), après la création de la société financière, la Nef s'investit dans le secteur de l'insertion par l'activité économique, comme réponse à la problématique du chômage. En outre, elle cherche à répondre aux besoins de financements des projets relevant de l'économie solidaire émergeant dans les années 1980 et 1990.

« La période 88/94 fut une phase de développement avec une aspiration des forces de la NEF vers le secteur de l'insertion. En effet face à la montée du chômage, le secteur de l'insertion connut un développement fort qui nécessitait des financements. La NEF répondait à ses demandes car elle proposait une gestion différente de l'activité de prêts. Très vite, la NEF se positionna dans le secteur de l'insertion et le secteur de l'économie solidaire et sociale de manière globale. Cette ouverture impliqua une extension du collectif en quantité (plus de membres) et par conséquent, la NEF devient une source de financement alternatif, dans la mouvance de l’économie solidaire au milieu des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. » (Artis, 2011, p. 322)

La Nef intervient sur des projets divers indépendamment de leur statut. Les domaines d'intervention de La Nef sont : l’environnement/écologie, le social et le culturel. En raison de l'histoire de l'organisation et de son articulation avec le mouvement de l'agriculture biologique et biodynamique, la moitié de l'activité de crédit de la Société financière de la Nef est consacrée à cette filière (Grange, 2013). L'objet de la Société financière de la Nef est

« d'organiser et de développer dans un esprit de fraternité et à des fins d'utilité sociale les relations entre les membres, personnes physiques ou morales, en rendant plus consciente la circulation de l'argent, notamment par la gestion de leur épargne, et le moyen de prêts-relais, prêts à court, moyen et long terme, prises de participation et cautionnements. » (Calmé, 2012, p. 727)

Depuis avril 2015, elle est autorisée à offrir à ses sociétaires un livret et des comptes à terme pratiquant ainsi une collecte d'épargne via des produits bancaires traditionnels. Sur le témoignage suivant un interviewé explique comment cela contribue aux objectifs de la société.

« La Nef collecte de l’épargne sur des produits bancaires, des comptes à terme, des produits qui ressemblent à des produits bancaires pour aller financer des projets à fort impact social et environnemental et qui les finance par des outils de financement bancaire. C’est des prêts. (…) La promesse qu’elle fait aux épargnants, c’est de financer des projets économiques qui ont un impact environnemental, social ou culturel. Historiquement elle agit sur ces trois branches, mais c'est surtout environnemental parce que le terme « social » pour eux est très large en termes d’impact social positif ; ils travaillent sur des prêts à des projets culturels mais c'est énorme. » (Guillaume Viandier)

Comme le souligne le salarié de l'observatoire de la finance solidaire, la relation qui se crée entre le financeur et l'emprunteur ainsi que la gouvernance sont très différents de ce que l'on observe dans une banque traditionnelle.

« Pour ouvrir un compte à la Nef, tu dois aussi devenir actionnaire à la Nef, tu dois acheter trois actions de la Nef à 90 euros. C’est une manière d’intégrer ou de donner la possibilité à tous les épargnants qui ouvrent un compte de participer à la gouvernance de la Nef. Il y a une idée d’un outil coopératif de financement. La Nef porte aussi un projet qui va au-delà du financement d’entreprises à l’impact. Elle a aussi une logique de réappropriation des enjeux de banque éthique, elle est intégrée dans des réseaux des banques éthiques européennes, comme Triodos, avec Banca Etica et caetera. » (Guillaume Viandier)

Le « Manifeste pour une Banque éthique européenne » rendu public en 2008 éclairait l'action et l'ambition de la société financière Nef, créée en 1988 (Calmé, 2012). Depuis sa création, la société publie chaque année la liste des entreprises emprunteuses, permettant ainsi aux sociétaires de connaître l'utilisation qui a été faite de leur épargne. Et, à partir des années 2000, l'initiative s'inscrit plus fortement au niveau national comme au niveau européen dans le débat de la finance éthique, comme le souligne Artis (2011) :

« Depuis 2000, la NEF tente un nouveau positionnement, dans le domaine de la finance éthique : co-fondatrice de la Fédération Européenne des Banques éthiques et alternatives, participation au projet « Global Ethique » ... Le positionnement de la NEF n‟est pas encore

stabilisé et il provoque des secousses au sein de la structure car il engendre des modifications dans la nature et l’implication du sociétariat de la coopérative et dans son organisation. » (Artis, 2011, p. 323)

En 2013 puis en 2016 la Nef a mis en ligne deux plateformes. La première, Prêt de chez moi, permet aux épargnants de choisir, parmi une liste de projets, pour lequel ils souhaitent contribuer financièrement avec leur épargne. La deuxième, Zeste, une plateforme de financement participatif, permet aux internautes d'effectuer un don pour un projet de leur choix.

2.2. Cigales et Garrigue : finances solidaires relevant d'une économie