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Responsabilités économiques

Section 1. Un processus innovant de normalisation

2. Une norme holistique

Il faut absolument repartir de la hiérarchie des normes et tirer les conséquences de l’absence de recours ou d’effectivité des droits de l’Homme dans de nombreux Etats pour comprendre le succès de la Norme ISO 26000, de même que les réactions des organisations internationales ou nationales, concurrencées sur ce thème par un organisme privé. L’ISO fait preuve, effectivement, d’une créativité normative, sans précédent, dans le but de normaliser donc contrôler les liens entre les organisations (et pas seulement les entreprises) et la société civile,

alors que ces débats « citoyens » relevaient jusqu’ici, en exclusivité, des prérogatives de l’Etat et de la communauté internationale sous la bannière de l’ONU. La norme est devenue « globale » (Helfrich, 2010) pour répondre à une responsabilité globale emportant contribution au développement durable. L’éthique de la soutenabilité est en marche. Est-ce une utopie ?

La responsabilité devient collective face aux enjeux du développement durable qui dépassent chaque organisation prise individuelle : les organisations autres que les Etats contribuent au développement durable; les Etats lors des discussions dans les comités membres de l’ISO sont mis sur un pied d’égalité avec les parties prenantes. L’ISO a créé un « espace interlocutif méta-institutionnel où s’exprime les fameuses demandes sociales (car la société n’est pas une institution) » (Vallaeys, 2011, p.515).

Les rôles sont même inversés : dans l’enquête publique sur la Norme ISO 26000, les Etats et les organisations étaient consultées par l’ISO. C’est un transfert de légitimité. La « société-monde », via les organisations non gouvernementales, et « l’entreprise-société-monde » (Méric et alii 2009, p.45) se sont invitées sur la scène interétatique. Serait-ce, pour autant, la traduction d’une défaillance de l’Etat ?

En France, comme en Europe, le droit international prime sur le droit interne (lois ou coutumes). Le respect de la loi est assimilé à l’Etat de droit. Donc la Norme ISO 26000, norme privée, doit être conforme à cette hiérarchie (Blin-Frinchomme, 2009b), raison pour laquelle le respect de la loi est un préalable. Mais hors du champ légal, sur quoi peut-elle se fonder?

Aucune entreprise n’est soumise au droit (norme juridique) au sens large, a fortiori à des normes « comportementales » ou « éthiques ». Exclusivement les Etats sont soumis au droit international public, donc à des conventions relatives, notamment, aux droits de l’Homme. En tout état de cause, seules des obligations de moyens, et non de résultat, sont mises à leur charge. Et toutes les déclarations, recommandations ou résolutions ne sont pas impératives, en la matière. Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l’Homme est une référence, « un idéal à atteindre » (Guinchard et alii, 2001, p.61), mais juridiquement, ce n’est qu’un principe général du droit. Seuls les pactes internationaux de 1966 et tous les traités ou conventions qui ont suivi sont obligatoires pour leurs signataires. Encore faut-il selon les systèmes monistes ou dualistes, parfois une ratification pour permettre leur entrée en vigueur (Halperin, 2009, p.233). La France, en effet, a mis 24 ans pour ratifier la Convention européenne des droits de l’Homme et 14 ans pour reconnaître les deux Pactes des Nations unies! (Dupuy, 2008, p.254). La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 a intégré le bloc de

constitutionnalité en 1971 suite à une décision du Conseil Constitutionnel!116 Tous les Etats n’admettent pas, non plus, la Cour pénale Internationale, le recours individuel devant la Cour Européenne des droits de l’Homme ou devant le Comité des Droits de l’Homme car l’Homme n’est pas à proprement parler sujet de droit international. Si les personnes physiques sont admises du bout des lèvres, les personnes morales de droit privé, suivent un régime encore plus restrictif. Les exceptions sont peu nombreuses : on peut citer le succès du Pacte global (mais seules les entreprises adhérentes doivent s’y soumettre) ou des principes directeurs de l’OCDE.

Les entreprises ne sont soumises, en effet, qu’à la loi (droit interne) et en règle générale du pays hôte, c’est-à-dire parfois à rien ou presque. Ce n’est que de manière détournée avec les règles de l’OMC ou à partir des exigences légales ou autres fixées aux multinationales dans les pays investisseurs que les entreprises sont pressées de respecter les droits de l’Homme. Or, de quelle loi parle-t-on le plus souvent? Du droit interne ou du droit international? Les droits de l’Homme sont-ils du droit objectif ou de droits subjectifs? La notion de responsabilité n’a donc de sens, que si on est capable de dire devant qui, envers qui et devant quoi, on est responsable.

La Norme ISO 26000 est ambitieuse car la prise de conscience s’étend et se généralise et la revendication universelle dérange mais elle n’est pas rigoureuse quant à sa terminologie. N’étant ni une norme de management (ce qui est bien dommage), ni une norme à vocation contractuelle ou pouvant fonder une plainte en justice, ni processuelle (risque mentionné par la certification et exclu), que reste-t-il, sinon du flou? Quoique complexe (plus d’une centaine de pages contre 10 articles dans le Pacte mondial), elle ne reprend pas à son compte l’ensemble des dispositions s’appliquant aux Etats (exhaustivité impossible?) en matière de droits de l’Homme, ce qui aurait eu le mérite de la clarification, mais elle laisse en suspens les moyens pour y parvenir (dans une recherche de compromis?) sans tenir compte des disparités de traductions possibles dans le monde entier de termes ambigus voire inconnus avec une acception complètement différente. Ainsi en est-il des deux hypothèses de complicité, juridique ou non juridique, définis dans ces lignes directrices censées attirer l’attention des chefs d’entreprise sur le risque encouru au pénal ou au civil. L’originalité de la Norme ISO 26000 révèle bien plus qu’une simple traduction. Car elle définit la complicité comme l’aide à la réalisation d’un acte illégal (par action ou par omission) ou d’un acte qui n’est pas en cohérence avec les « normes internationales de comportement ». Cette idée d’une complicité

non juridique (encadré 4, p.16), n’est pas sans rappeler l’ACTA (Alien Claims Tort Act) existant aux Etats-Unis, qui connaît des rebondissements récents dans le but de protéger les droits de l’Homme et de remédier aux atteintes aux droits de l’Homme. Or, sur ce dernier aspect prescriptif, la Norme ISO 26000 apporte aussi son lot d’innovations, très porteuses pour la progression des droits de l’Homme : elle n’est pas qu’une réplique des textes internationaux.

C’est aussi une perspective nouvelle de repenser la théorie des parties prenantes dans le cadre de la sphère d’influence qui peut conduire à étendre progressivement la responsabilité des entreprises à leurs filiales, leurs sous-traitants et fournisseurs (V. Partie 3).

Les normes ISO étant d’application facultative pour l’essentiel, quel sera l’impact d’une telle norme ? Par quel biais ces dispositions pourront-elles devenir effectives et être contrôlées ? En définitive, c’est toujours la même question liminaire mais fondamentale qui revient : quelle est la nature et la force juridique de la « norme » ISO 26000 ?