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La norme outre l’Etat : l’utopie

Titre 1. L’univers des normes

Au début du siècle dernier, Albert Einstein bouleverse la physique newtonienne avec sa théorie de la relativité. La logique aristotélicienne fondée sur un système rigoureux et binaire se fissure. La représentation euclidienne de l’espace où s’exerce la souveraineté des Etats sur des territoires stabilisés avec des frontières délimitées se brouille. Même l’univers juridique très hiérarchisé est ébranlé (Ost et Van de Kerchove, 2002). La mondialisation a entraîné, de surcroît, un pluralisme, un enchevêtrement et un flou normatifs qui ont achevé de remettre en cause la pyramide de Kelsen comme ordre vertical, transcendantal et sacré (Delmas-Marty, 2004a et b, 2006). De nouvelles formes de normativités, normes de « valeur illocutoire » différente (Géniaut, 2009, p.185), sont nées. Des interactions s’opèrent entre les niveaux, nationaux et globaux, voire infra- ou supra- étatiques, marquant une forme de privatisation du droit. Dans cette internormativité pour limiter ou feindre de contrôler l’autorégulation qui en découle, l’Etat ou les organisations internationales sollicitent des acteurs non gouvernementaux et créent des autorités de régulation. La gouvernance en réseau se met en place. Un système normatif outre l’Etat se construit (Chapitre 2).

Mais comment se repérer dans ce « maquis de normes » (Capron et Quairel-Lanoizelée,

2010, p.93)? Les normes se multiplient en raison de leur objet, de leur portée et de la qualité de leur auteur : une définition ne suffit plus à les circonscrire.

Le mot norme vient du latin « norma » qui signifie « équerre » (Gambelli, 1998, p.5). C’est un instrument de référence qui aurait un double rôle de « tracé » et de « mesure » (Thibierge, 2008, p.254). Par des aspects techniques, la norme semble relever essentiellement de la science, parfois économique (Violet, 2003) ; celle-ci comporte néanmoins de nombreuses équivalences avec la règle de droit (Boy, 1998 ; Cornu, 2002 ; Cadet, 2003 ; Rouland, 2004). Formelle ou non formelle (Helfrich, 2011) elle présente l’apparence d’une recommandation mais peut valoir commandement, selon le degré de la fonction directive. Il est vrai que les termes latin de norma et regula (du grec ancien gnômon), traduits aussi par « réglettes », désignent, tous deux, des outils matériels pour vérifier la droiture, la rectitude, la linéarité. Ils sont donc, « comme l’atteste leur étymologie, rigoureusement synonymes » (Amselek, 1989, p.7). Par extension, de manière abstraite, ces étalons ont servi d’instruments pour régler également les conduites humaines (Amselek, 1990, p.87).

C’est donc par un glissement de sens, que l’on a voulu en définitive opposer la norme à la règle, la norme et les obligations voire la norme et le droit. Le découplage est purement formel. A la différence de la morale ou de l’éthique, les règles de conduite juridiques sont

parmi les normes, des règles particulières qui impliquent un commandement public ou une sanction par une autorité publique. Mais l’intensité est très variable : elle oscille de l’incitatif à l’impératif. Et comme dans la règle morale, il peut s’agir d’interdits ou de prescriptions. Au point que bon nombre de juristes, pris de vertiges, se contentent d’énoncer

ce qui est droit mais renonceront à dire ce qu’est le droit (Goyard-Fabre, 2003 ; Miaille, Ost

et Van de Kerchove, 2002 ; Rouland, 1991, p.77 ; Virally, 1960, p.1) laissant aux philosophes le soin de le définir (Sériaux, 1989, p.85). Quand ils se plient à l’exercice de définir le droit (Carbonnier, 1990), ils prennent le soin d’avertir que les conceptions divergent selon les écoles (Atias, 2012). Nous évoquerons ces conceptions plurivoques dans le cadre de l’institutionnalisation de la RSE, comme éléments de référence.

De manière simple, Cornu (2002) définit le droit comme « le contraire de ce qui est tordu ». L’antonyme a le mérite de lancer le débat de manière large mais, de manière plus positive, pour commencer, nous proposons une palette éclectique de mots clefs, pour ouvrir la réflexion sur l’amplitude du champ juridique et la complexité du droit17 : rectiligne, avantage, intérêt,

impôt, faculté, franc, honnête, juste, équitable, référence, instrument, jurisprudence, réglementation, loi, privilège, légitimité, permission, pouvoir, dû, loyal, redevance, coutume, règle, liberté, licite, moral, éthique, etc. Les épithètes alternent avec les noms communs, les

exemples jonglent avec les synonymes, d’aucuns n’épuisent la définition. Avec la mondialisation, de nouveaux termes et composantes apparaissent : norme, (dé)régulation, soft

law, hard law, droits de l’homme… Le Droit - avec une majuscule - est aussi défini par sa

fonction : organisation juridique ou système juridique, encore appelée gouvernance. Au droit

objectif, on oppose également les droits subjectifs – le passage du singulier au pluriel est le

signe de la reconnaissance de normes juridiques ascendantes du fait de la pluralité des ordres

juridiques (Chazel et Commaille, 1991). A ces caractéristiques s’ajoutent les domaines ou branches du droit (droit privé, droit pénal, droit public) et même le droit commun qu’on

assimile à droit, tant la norme de référence, en France, est celle du droit civil, c’est-à-dire le

droit consacré aux lois en général, aux personnes et à la façon dont on acquiert la propriété.

Le droit constitue surtout un phénomène social, il est donc mortel (« Ubi societas, ibi jus »).

17 Tirée d’une de nos conférences, dans le cadre de l’Equipe interdisciplinaire d’éthique, sur « la mondialisation du droit, facteur de déshumanisation », 17 mars 2009, Université Catholique de Lyon

Aucune organisation sociale ne peut s’en départir, quoique le droit ne présente aucun caractère d’unidimensionnalité, ni d’unilatéralité, ni de monisme (Le Goff, 2007, p.103). Nous nous interrogerons sur les incidences de l’absence curieuse du droit de l’entreprise (celle-ci n’étant pas définie par le droit) en sciences de gestion, et sur l’intégration du code des sociétés (qui n’existe pas en tant que tel) dans le code de commerce à l’heure où nous dissertons paradoxalement de la responsabilité sociale de l’entreprise comme d’un objet juridiquement identifiable…

Malgré l’amphibologie des termes droit et droits, droit objectif ou subjectif (Atias, 2012, p.210), l’épistémologie juridique s’efforce de considérer le phénomène juridique comme un objet de connaissance (Atias, 1985, p.11). Sans prendre parti sur le point de savoir si le droit est œuvre de vérité ou de justice, ainsi rend possible un raisonnement et une modélisation qui, compte tenu de son raffinement, ouvre des perspectives utiles pour la gestion. Du moins c’est notre hypothèse.

S’il n’est plus question de se noyer dans des théories sur l’essence du droit (quid jus ?) les conditions de validité de la règle juridique (quid juris ?) restent un objet de recherche. Le dynamisme de la norme juridique compense son ambiguïté originelle, qui tout en limitant sa portée, ouvre, de ce fait, le champ à d’autres types de normes. La RSE n’échappe pas à ce pouvoir d’attraction de la norme, et tout particulièrement de la norme juridique. La question pourrait alors se résoudre de savoir si n’entrant pas dans le champ du droit, la RSE représente un objet, par définition, tordu ? La réponse n’est pas si simple…

Les sociologues vont rechercher dans le magma des normes de conduite, celles dont « le seuil de juridicité » est tel qu’il permet de les dissocier des mœurs et de la morale ou de l’éthique, parfois religieuse, pour les qualifier de normes juridiques (Carbonnier, 1994, p.313). La tâche est infinie.

Loin d’être immuables, les critères de distinction entre les normes sont souvent liés à l’histoire et la culture ; mais leur absence de caractère mécanique, ou automatique, leur confère surtout, une dimension politique, éthique et philosophique. Ils varient encore d’un pays à l’autre. Leur détermination permet de comprendre où est située la frontière entre le droit et la RSE, les conflits possibles et l’apport de l’inter-normativité. Ces tentatives pour cerner l’idée de norme permettront d’analyser les termes voisins d’éthique, de principes ou de valeurs qui se retrouvent également dans l’institutionnalisation de la RSE, parfois à un niveau équivalent ou métajuridique. A cet égard, nous examinerons le cas des « normes éthiques » constitutif, selon certains philosophes ou gestionnaires férus d’éthique, d’un abus de langage.

La norme, est quoiqu’il en soit, un terme générique qui recouvre diverses réalités mais qu’il convient de manier avec circonspection. Le processus de signification évolue avec l’utilisation qui en est faite. Il est délicat d’échafauder une typologie dans un univers en pleine mutation. De plus, compte tenu de l’inflation normative, tant publique que privée, dresser un inventaire des normes n’aurait pas beaucoup de sens, a fortiori dans un domaine multidisciplinaire où les normes sont éclectiques et hétérogènes. Pour découvrir les fondements normatifs possibles de la RSE dans cet univers des normes, il est donc préférable d’expliquer ces mutations normatives (Chapitre 1).