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La norme outre l’Etat : l’utopie

2. Conformité aux normes techniques et responsabilités

L’idée d’une conformité qui déclenche une responsabilité est plus originale que la responsabilité pour non-conformité. Elle n’en est pas moins lourde de conséquences pour les professionnels assujettis, par différents biais, à des normes privées (Boy, 1998).

45 Le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l'article 121-3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, la mort d'autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.

En cas de violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 euros d'amende.

a) Responsabilité civile

La position de principe de la jurisprudence est que la conformité aux normes ne constitue pas une cause exonératoire de la responsabilité du professionnel (à la différence de la loi qui est moins exigeante).

Pour la doctrine, la conformité aux normes s’assimile à une « autorisation administrative » de fabrication ou de vente mais ne libère pas le professionnel du devoir de fabriquer un produit satisfaisant. Cette responsabilité existe alors même qu’en l’état actuel des sciences ou en respectant les normes en vigueur le fabricant a été vigilant au moment de la mise en circulation des produits ; elle trouve son fondement dans le libellé général de l’article 1386-18 du code civil ou dans l’énoncé selon lequel le fabricant reste responsable « si, en présence d’un défaut qui s’est révélé dans un délai de dix ans après la mise en circulation d’un produit, il n’a pas pris les dispositions propres à prévenir les conséquences dommageables » (Code civil 1386-12 al.2). En tout état de cause, la responsabilité pour faute demeure même au-delà du délai de 10 ans, en prouvant que le défaut du produit qui a causé le dommage est imputable à sa faute.

Cette solution est en harmonie avec la loi du 12 juillet 1977 sur le contrôle des produits chimiques et la directive CEE du 29 juin 1992 relative à la sécurité générale des produits aux termes de la laquelle il s’impose aux producteurs d’« adopter des mesures proportionnées, en fonction des caractéristiques des produits qu’ils fournissent, leur permettant d’être informés sur les risques que ces produits pourraient présenter et d’engager les actions opportunes, y compris, si nécessaire, le retrait du produit en cause du marché pour éviter ces risques » (art. 3-2). Comment interpréter ce texte ? Ces mesures constituent-elles des obligations déguisées de respecter toute norme et notamment toute norme « glissante » même sans référence expresse dans les contrats voire, après la mise sur le marché, dans un délai de dix ans ou bien un refus d’admettre en définitive des clauses ou causes exonératoires ?

La question est devenue cruciale avec les incidences de la théorie des risques de développement. La jurisprudence est favorable au maintien de cette responsabilité pour le fabricant alors que la transposition de la directive du 25 juillet 1985 sur les produits défectueux par la loi du 19 mai 1998 considère le progrès technique comme une cause exonératoire tout en l’écartant certes en ce qui concerne les produits du corps humain. C’est donc ce que l’on appelle une jurisprudence contra legem (contre la loi). Son fondement n’est pas à rechercher dans un quelconque droit de la responsabilité pour faute mais dans le souci de l’indemnisation des victimes par le biais des assurances, qu’a priori, seules les sociétés fabricantes ou prestataires ont l’assise financière pour conclure. Il est effectivement injuste ou

pour le moins curieux, de ne pas admettre l’égalité entre les victimes, en raison d’une cause de responsabilité qui leur échappe. Il faut en effet rappeler qu’en assurance le montant de l’indemnisation est proportionnel à la prime. Parfois même des fonds nationaux voire internationaux sont mis en place a posteriori quand le dommage est trop grand pour une compagnie d’assurances. L’extension du champ de la responsabilité pouvait s’entendre dans ce cadre. Les causes d’exonération résonnent comme des cas d’irresponsabilité généralisée (V. Titre 3 Partie 3).

Le respect de normes obligatoires viciées peut constituer un fait exonératoire de responsabilité (article 1386-11-5° du Code civil). Mais les mêmes réserves s’imposent : une faute pour négligence pourrait être alors invoquée. Il reste toujours au consommateur la possibilité d’invoquer la garantie des vices cachés, ou l’article 1384 du Code civil sur la responsabilité délictuelle du fait des choses, toutes deux n’ayant pas été absorbées par la nouvelle réglementation de la responsabilité des fabricants du fait des produits défectueux.

On pourrait même envisager de se retourner contre l’organisme de normalisation ou certificateur. Les recours juridictionnels des utilisateurs en cas de normes défectueuses demeurent actuellement une hypothèse d’école mais ils sont concevables. Le recours en annulation a déjà vu le jour (Brunet et Péraldi-Leneuf, 1998, p.44). La responsabilité du fait d’une norme mal conçue relevant d’un organisme privé suppose la compétence des tribunaux judiciaires. Mais l’autorité publique n’est pas exempte non plus d’un devoir de surveillance sur la publication ou la transposition des normes. Ainsi les Etats-membres de la communauté européenne doivent obéir à la résolution du 7 mai 1985 qui leur incombe d’assurer sur leur territoire la sécurité des personnes, donc d’empêcher la publication voire la non-application de normes obsolètes ou dangereuses. A cet égard, les organismes de normalisation privée ont beau jeu de pointer la prolifération de normes publiques quand eux-mêmes procèdent régulièrement aux réactualisations de leurs collections et suppressions des normes jugées obsolètes. Ainsi, en 2012, 1543 normes ont été retirées des collections et, sur les 1942

nouveaux documents produits, 60% constituent des révisions46. Le processus s’accélère et s’amplifie.

En conclusion de ces développements sur la responsabilité civile, il faut indiquer qu’une clause par laquelle un contractant s’exonère du respect des normes serait déclarée nulle si en définitive la clause aboutissait à la livraison d’une chose inapte à sa destination ou non

46 http://www.afnor.org/groupe/espace-presse/les-communiques-de-presse/2013/octobre-2013/inflation-normative-le-conseil-d-etat-positionne-la-normalisation-volontaire-comme-une-solution

conforme à des impératifs de sécurité. Sa responsabilité pénale n’est pas non plus exclue. Le caractère volontaire des normes est décidément très relatif…

b) Responsabilité pénale

Le fondement de cette responsabilité pénale automatique indépendamment de toute référence aux normes se trouve dans une obligation de sécurité générale (art. 1 de la loi du 21 juillet 1983). La norme peut également servir à la caractérisation de l’élément matériel dans les délits de tromperie ou de publicité mensongère.

En vertu des articles L. 221-6 et L. 222-20 du nouveau Code pénal, la responsabilité pénale d’un professionnel en matière d’accidents corporels est engagée pour une faute dite d’imprudence. Ces articles ajoutent même que le manquement délibéré à une obligation de sécurité ou de prudence est une circonstance aggravante (nouveaux délits de mise en danger ou délits non intentionnels, L.121-3 du Code pénal). C’est dire que la responsabilité pénale pour homicide ou coups et blessures involontaires est engagée même si la norme inobservée n’était pas obligatoire47.

Conclusion

Nous avons ainsi démontré très rapidement que la normalisation technique perd progressivement son caractère de normes facultatives car le droit souple communautaire, relayé par le droit interne, conduit les normes techniques à devenir paradoxalement contraignantes48. Il peut paraître rassurant de présenter cette évolution comme la conséquence d’une délégation de pouvoirs. Mais c’est en fait, une révolution liée à un renversement de la charge de la preuve en matière de régulation par les normes qui confère une véritable légalité à la norme privée. Cette imbrication entre normes selon leurs origines crée des OJM (Objet juridiquement modifié), à l’image des OGM. La normalisation technique devient pour ainsi dire « la hard law de la soft law ». Il était nécessaire de comprendre le mécanisme juridique qui a présidé à cette montée en puissance des normes privées, devenu le maillon fort de la régulation, pour pouvoir poser la question clef de la légitimité des normes privées de RSE. La RSE n’est certes pas un objet technique (V. Partie 3) mais l’efficacité redoutable de la normalisation privée permet de mieux saisir la pertinence de la revendication dans un domaine qui lui était étranger. De la nature de la norme, on glisse vers le rôle naturel de la norme. La technique prend le pas sur la nature de la norme. « Ce n’est donc pas la nature d’une norme qui permet d’affirmer un recul ou un renforcement de l’autorité publique, mais

47 Cass. crim. 17 juillet 1973, n°72-92.221, Bull. crim. n°332

sa place dans l’architecture institutionnelle » (Chanteau, 2009, p.15). Le risque de concurrence avec les normes publiques n’est pas exclu : c’est le débat sur la légitimité qui s’ouvre alors (V. Partie 2).

La normalisation est donc passée progressivement de normes techniques, de qualité des produits, puis des normes sociales, de management, des services. La normalisation ayant repoussé les limites quant à son objet, la question se pose alors ouvertement de la possibilité de concevoir des normes privées sociétales, éthiques ou morales. La normalisation peut être parfois un moteur en matière sociale ou un frein quand les contradictions, la bureaucratie ou la prolifération de règlementations entrainent des conflits d’intérêts, la disparition de l’imputabilité morale et donc la perte de sens.

Là encore, le débat sur l’objet des normes entraine une réflexion poussée sur le rôle de la norme et par voie de conséquence de l’évolution du droit, comme instrument efficace de la gestion. La norme étant préalablement définie, il convient de cerner maintenant l’éthique, et plus précisément la place de l’éthique dans les organisations, pour savoir si l’institutionnalisation de l’éthique a un sens. Dans cette partie de la thèse, nous développerons le sens caché de la codification de l’éthique dans le but d’esquiver ou de minimiser les contentieux juridiques par un travail d’intégration normative.

L’exemple topique de la Norme ISO 26000 permettra d’exposer en détail, en troisième partie, les limites conceptuelles de toute forme de normalisation de l’éthique et les stratégies de contournement déployées pour franchir cette frontière épistémologique. Puis, nous démontrerons qu’il ne peut y avoir dissociation totale de l’éthique et du droit, autrement dit de responsabilité sociale de l’entreprise sans responsabilité éthique.

Section 3. Ethique, principes, valeurs et droits de l’Homme :