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Chapitre I. La liberté de l’art

Section 1. La protection juridique de la liberté de l’art

A. La protection en Europe

1. Au niveau du Conseil de l’Europe

Il faut distinguer a) l’approche institutionnelle de l’art par le Conseil de l’Europe ; b) la protection offerte par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, signée à Rome en 1950 et notamment le fait de savoir si l’art devrait jouir d’un traitement particulier dans la Convention.

a. L’approche institutionnelle de l’art par le Conseil de l’Europe

Le Conseil de l’Europe, tout comme l’Union, et ce malgré la séparation entre l’Est et l’Ouest jusqu’au début des années 1990, a toujours donné de l’importance à la formation de politiques culturelles et artistiques fortes.

En 1954, au sein du Conseil de l’Europe, a été signée à Paris la Convention culturelle européenne, qui avait pour objectif de « développer la compréhension mutuelle entre les peuples d’Europe et l’appréciation réciproque de leurs diversités culturelles, de sauvegarder la culture européenne, de promouvoir les contributions nationales à l’héritage et de contribuer à une action concertée en encourageant des activités culturelles d’intérêt européen ». Depuis, le Conseil de l’Europe a entrepris de nombreuses activités visant à la fois la protection du patrimoine et la promotion de la diversité culturelle184. Nous pouvions nous référer notamment à la Recommandation 521 de l’APCE (1968) à propos de la coopération en matière culturelle, par le biais d’une « politique d’ensemble multilatérale visant à la restauration de l’unité culturelle de l’Europe entière » ou bien à Conférence de Helsinki de 1972, où il avait été dit que « si chacun des pays européens avait conscience de participer à une même aire culturelle, la restauration de celle-ci (la coopération culturelle) [était] susceptible d’être accélérée par un ensemble de mesures favorisant la liberté

d’expression des artistes européens, d’où résulterait un art proprement européen»185.

protection de la liberté d’expression , le Rapport final de Vienne, « Freedom of the media: access to information and protection of journalists », 13 et 14 juillet 2006.

184 CONSEIL DE L’EUROPE, Orientation du développement de législation et de systèmes de h-gestion du patrimoine culturel, Strasbourg, 2000; CONSEIL DE L’EUROPE, La culture au cœur: contribution sur la culture et le développement en Europe, Strasbourg, 1998.

185 Document 3185 du Conseil de l’Europe du 12 octobre 1972 cité par DUPUY René-Jean, « La protection et les limites de la liberté d’expression de l’artiste dans la société européenne », Revue des droits de l’Homme, Vol. VII, 1974, pp.41- 59.

On peut penser en outre aux activités que mène alors le Conseil pour la protection du cinéma, ou aux politiques culturelles186. Aujourd’hui, nous pouvons également songer à ses activités en faveur de la protection du patrimoine culturel, notamment le patrimoine culturel architectural187, en faveur du retour des biens illicitement volés188, ou bien, en faveur des démarches pour la coopération – et la diplomatie – culturelle189, notamment dans la région de la Méditerranée190.

b. La liberté de l’art inclue dans l’article 10 de la Convention européenne

La Convention européenne ne se réfère pas explicitement à l’art, mais plus généralement à l’expression. En effet, l’article 10 de la Convention prévoit dans son premier paragraphe que « Toute personne a droit à la liberté d’expression […] », précisant aussi dans un deuxième paragraphe que « L’exercice de ces libertés

comport[e] des devoirs et des responsabilités […] »191. Ainsi, elle a précisé maintes

fois que l’expression est considérée comme l’« une des conditions primordiales du progrès et d’épanouissement de chacun » et un « fondement essentiel d’une société

démocratique »192. Cependant, la liberté artistique n’est pas absente de la Convention.

En effet, le texte de la Convention se réfère spécifiquement aux « informations » et aux « idées », ainsi qu’au cinéma et à la télévision, des médiums qui peuvent,

186 Voir par exemple le rapport 4306 du 8 mai 1979 à propos du « cinéma et de l’État » et la création envisagée d'un Office européen de cinémathèque et de matériel pédagogique 1831 du 2 novembre 1964.

187 Notamment par la Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l'Europe signée à Granada le 3 octobre 1985. Voir HARALAMBIDIS Constantin, « La convention de Granada et son influence dans la législation grecque pour la protection de l’environnement culturel » [« Η Σύµβαση της Γρανάδας και η επιρροή της στην ελληνική νοµοθεσία για την προστασία του πολιτιστικού περιβάλλοντος»] in Tome en l’honneur du Conseil Juridique de l’État[ΝΣΚ], Sakkoulas, Athènes-Commotini, 2008, p.1069-1111; PAPAKONSTANTINOU Apostolos, « La convention de Granada et la Constitution» [« Η σύµβαση της Γρανάδας για την προστασία της αρχιτεκτονικής κληρονοµιάς και το Σύνταγµα»], paru le 26 novembre 2004 sur http://www.nomosphysis.org.gr/articles.php?artid=390&lang=1&catpid=72, consulté le 26 octobre 2010.

188 Voir par exemple le Rapport Doc.10063 du 4 février 2004, intitulé « mettre un terme au pillage des biens culturels africains » .

189 CONSEIL DE L’EUROPE (& PICKARD Rob), European Cultural Heritage; Intergovernmental

Cooperation, Vol.1, Strasbourg, 2003.

190 Voir le rapport à propos de « la coopération culturelle européenne et le rôle futur de l'Assemblée », Doc.9473 du 29 mai 2002 ; la Proposition de recommandation au sujet de «Culture et coopération dans le bassin Méditerranéen », Doc. 8854 du 5 octobre 2000.

191 A titre indicatif, voir VOORHOOF Dirk, Analyse critique de la portée et de l’application de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, Strasbourg, Conseil de l’Europe,

1995 ; OETHEIMER Mario, L’harmonisation de la liberté d’expression en Europe : contribution à

l’étude de l’article 10 de la convention européenne des droits de l’Homme et de son application en Autriche et au Royaume-Uni, Paris, Pedone, 2001.

éventuellement, diffuser (entre autres) de l’art. Ainsi, M. Dupuis constate en 1974 que la liberté d’expression de l’artiste est « implicitement reconnue à l’article 10 de la

Convention »193.

Ainsi, intégrer l’art dans la protection de la Convention n’a soulevé aucune question, comme cela est démontré par une décision de la Commission et un arrêt de la Cour au début des années 1990. En revanche, la question de savoir si l’art peut légitiment ouvrir le droit à une protection « spéciale » a été l’objet de discussions, et demeure encore aujourd’hui ouverte194.

La question de la liberté de l’art et du statut de l’artiste a occupé pour la première fois les organes juridictionnels de Strasbourg au cours de l’affaire Nageli, en 1983195. La Commission avait été saisie par un peintre de graffitis notoire des années 1980, qui avait peint en noir à la bombe aérosol diverses figures sur un grand nombre d’immeubles de la ville de Zurich. Elle avait jugé « utile d’examiner la plainte de l’artiste sous l’angle de l’article 10 » : non seulement il allait de soi que l’article 10 englobait la liberté d’expression artistique mais, de plus, la Commission s’est posé la question d’une protection éventuellement spécifique de la liberté de l’art, se demandant « si l’expression artistique bénéfici[ait], aux termes de l’article 10, d’une protection plus étendue que toute autre forme d’expression ». Elle a ainsi conclu que la question pouvait « demeurer ouverte »196.

Un an plus tard, la Commission et la Cour ont eu l’occasion de mener une réflexion plus ample sur la liberté de l’art. En l’espèce, un artiste suisse, Josef Félix Müller, avait participé à l’exposition Fri-Art 81 dans le canton de Fribourg, y exposant trois toiles de grand format intitulées « Trois nuits, trois tableaux ». Le jour du vernissage, le juge d’instruction, averti par le Procureur général, fit enlever et confisquer les trois toiles du peintre en raison de leur caractère prétendument obscène. Des poursuites ont

193 DUPUY René-Jean, « La protection et les limites de la liberté d’expression de l’artiste… », op.cit., supra, note 185, pp.41- 59.

194 Voir analytiquement le tableau de la jurisprudence de la Cour au sujet de la liberté artistique, infra,

Chapitre 6.

195 Comm. eur.dr. Homme : N. c Suisse, requête N°9870/82, décision de la Commission du 13 octobre 1983, D.R. 34, p.208, basée sur l’Article 10 de la Convention et concernant les œuvres graffiti.

été initiées, résultant en la condamnation pénale des dix organisateurs ainsi que du peintre, à une amende et à la confiscation des tableaux litigieux197. Par un arrêt de 1983, la Cour de Cassation du Tribunal fédéral suisse précisait que « la liberté artistique, dont le recourant se prévaut, ne saurait justifier, en l’espèce, une autre appréciation » (selon laquelle l’œuvre d’art aurait pu jouir d’un statut particulier). La requête auprès de la Commission européenne a été introduite par dix personnes, y compris le peintre, les organisateurs de l’exposition, deux autres artistes, un critique d’art et un professeur de dessin. La Commission, avant d’examiner le fond de l’affaire, a estimé que « la question de savoir ce qui relève ou ne relève pas de

l’expression artistique est complexe et délicate » et qu’« il ne lui appartient pas

d’émettre un jugement de valeur sur l’éventuelle qualité artistique de telle ou telle

œuvre »198. Elle a ensuite remarqué que la liberté d’expression comprend sans doute

la liberté de l’art, à savoir la liberté de l’artiste de se faire exposer, ainsi que la liberté des organisateurs de l’exposition à la réaliser : « La Commission estime que la création d’œuvres d’art tout comme l’exposition de celles-ci sont des activités qui sont, comme telles, protégées par le droit à la liberté d’expression reconnu à l’article

10 §1 de la Convention »199.

Quant au jugement sur le fond, la Commission a reconnu que le but légitime poursuivi était la protection de la morale, et a rappelé l’arrêt Handyside, d’après lequel « on ne peut dégager du droit interne des divers États contractants une notion européenne

uniforme de la morale »200. Ensuite, sans procéder à un examen de la qualité des trois

tableaux du point de vue esthétique, elle a constaté que le thème des toiles litigieuses était la représentation de relations sexuelles entre des hommes et des animaux et que ce thème aurait pu raisonnablement amener les tribunaux suisses à les considérer comme étant « obscènes »201. Or, la Commission a pris en compte d’autres critères202,

197 Le tribunal interne avait relaxé les accusés au bénéfice du doute du chef d’atteinte à la liberté de croyance et des cultes, conformément à l’article 261 du Code pénal Suisse.

198 CommDEH : Müller et autres c. Suisse, rapport de la Commission du 8 octobre 1986, D.R. 45, p.166, §65.

199 Id., §67.

200 Id., § 79. Elle remarqua également que la notion de la morale devrait être appréciée en fonction des circonstances : « la composition de la population du point de vue sociologique, religieux ou culturel, certains objets acceptés ailleurs pourront être jugés obscènes à certains endroits en de certaines circonstances et à un certain moment » ; id., §85.

afin d’apprécier si la protection de la morale justifiait en l’espèce la restriction de l’expression par l’infliction d’amendes aux requérants et la confiscation des tableaux. Ensuite, la Commission a distingué l’amende pénale imposée aux organisateurs de la confiscation des toiles.

Quant à l’amende, la Commission a conclu à l’unanimité qu’elle n’était pas nécessaire203. Quant à la confiscation des toiles, elle a d’abord remarqué qu’elles présentaient une valeur artistique, à savoir qu’il s’agissait d’« exemplaires uniques

d’œuvres présentant un intérêt artistique »204 . Elle a par la suite noté que ceci avait

été reconnu également par les juridictions suisses, puisque ces dernières, « tout en estimant ces toiles obscènes au sens de l’article 204 du Code pénal, leur ont cependant reconnu un certain intérêt artistique puisqu’ils en ont ordonné la confiscation et non pas la destruction prévue par la lettre de l’article 204 alinéa 3 du

Code pénal »205. Elle a alors conclu, par 11 voix contre 3, que dans une société

démocratique, l’ingérence n’était pas nécessaire et se révélait disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi206, tout en remarquant la nature particulièrement grave de la mesure de confiscation qui, d’après elle, était apparemment prononcée pour une durée indéterminée207. Elle a enfin noté que des alternatives auraient été envisageables dans le but de protéger la morale, par exemple, une simple interdiction d’exposer à l’avenir les toiles en question ou l’imposition d’une obligation d’autorisation préalable ou de fixation d’un âge limite pour pénétrer sur les lieux de l’exposition208.

La Cour, dans un raisonnement notablement plus succinct que la Commission209, a expressément précisé que « l’article 10, ne distinguant pas les diverses formes 202 Id., §83. L’exposition n’était présentée qu’à Fribourg ; l’artiste ayant créé les œuvres sur place ; l’artiste faisait montre d’une activité artistique importante sur le plan national et international ; la presse avait pris position en faveur des requérants suite à l’enlèvement des toiles ; il n’y eut dans la population, apparemment, aucun mouvement de protestation suite à l’exposition des œuvres.

203 Id., §85. 204 Id., §93. 205 Id., §91. 206 Id., §104. 207 Id., §95. 208 Id., §102.

209 « Markedly weaker », selon LESTER Anthony, « Freedom of Expression » in Ronald

d’expression, englob[ait] aussi la liberté d’expression artistique – notamment dans la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées – qui permet de participer à l’échange public des informations et idées culturelles, politiques et sociales de toute sorte, ayant garanti sa liberté de recevoir et communiquer des

informations et des idées »210. Notant l’importance de la liberté d’expression, la Cour

n’a pas négligé d’évoquer aussi le Pacte international des droits civils et politiques, article 19, paragraphe 2, qui désigne explicitement comme un élément de la liberté d’expression les informations et idées revêtant « une forme artistique » et conclut ainsi que la notion de liberté d’expression est sans doute suffisamment large pour inclure l’expression artistique211. Or, elle jugea en l’espèce que tant l’amende aux dix organisateurs que la confiscation des toiles étaient des mesures « nécessaires dans une société démocratique » puisque, aux yeux de la Cour, ces dernières étaient « de nature à blesser brutalement la décence sexuelle des personnes douées d’une

sensibilité normale »212. Aussi, elle conclut qu’il n’en résultait pas que la

condamnation des requérants à Fribourg, « n’ait pas répondu à un besoin social réel comme l’ont en substance affirmé les trois juridictions suisses saisies de l’affaire », admettant implicitement la compétence subsidiaire du juge national en la matière213. Quant à la confiscation des toiles, cette mesure était, selon la Cour, d’autant plus « nécessaire », puisque les considérations qui justifiaient la condamnation des organisateurs valaient aussi, aux yeux de la Cour, pour la confiscation214, sachant aussi que le but de la confiscation était de « prévenir que de telles toiles fussent encore exposées en public, sans précaution aucune ». Par ailleurs, la Cour n’a aucunement considéré que les toiles devaient bénéficier d’un traitement particulier, se contentant à de noter que « l’artiste et ceux qui promeuvent ses œuvres n’échappent pas aux possibilités de limitation que ménage le paragraphe 2 de l’article 10. Quiconque se prévaut de sa liberté d’expression assume en effet, selon les propres termes de ce paragraphe, des "devoirs et responsabilités" ; leur étendue dépend de sa

Protection of Human Rights, The Hague-Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1993, p.471.

210 Cour eur.dr. Homme : Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, série A, n°133, §27.

211 Id., §27.

212 Id., §36b.

213 Id., §36c.

situation et du procédé utilisé »215.