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Chapitre I. La liberté de l’art

A. La spécificité à partir de quelques remarques linguistiques

Nous avons déjà suggéré que la liberté de l’art concerne toute expression par médium artistique et notamment la création (ou la diffusion) d’une œuvre d’art. Ces mots sont enracinés dans le vocabulaire juridique, accompagnés de toutes leurs connotations (linguistiques, philosophiques, religieuses etc.). L’expression et la création différant sémantiquement, une approche linguistique nous paraît utile.

1. Les aspects philosophiques de l’idée de la création

Initialement, le mot « démiurge » (le créateur) est rencontré plusieurs fois chez Platon299. En effet, Platon, dans La République, par le biais de Socrate qui dialogue avec Glaukon, prétend que l’art n’a qu’une fonction mimétique. Son argumentation est la suivante :

- Dans le langage courant, tous ceux qui forment quelque chose (les menuisiers, les artisans, etc.)300 ainsi que les artistes301, sont appelés des « créateurs » (démiurges)302 . - D’après Platon, cette appellation est erronée. Ni les artisans, ni les artistes ne sont des créateurs véritables, car ceux-ci ne créent pas les idées des choses303. Le seul créateur véritable des idées de choses est Dieu, puisque celui-ci a formé l’idée initiale

298 Cette question sera analytiquement traitée dans la Seconde Partie de la thèse, notamment le Chapitre 6.

299 Platon, République, Livre X, Dialogue entre Glaukon et Socrate.

300 Comme « chose », il prend l’exemple de deux objets, un lit et une table (596b) : « Mais pour ces deux meubles, il n’y a que deux Formes, l’une de lit, l’autre de table».

301 Ibidem(596e) : « - (…)car, parmi les artisans de ce genre, j’imagine qu’il faut compter le peintre, n’est-ce pas? - Aucunement. »

302 Ibidem(596b) : « N’avons-nous pas aussi coutume de dire que le fabricant de chacun de ces deux meubles porte ses regards sur la Forme, pour faire l’un les lits, l’autre les tables dont nous nous servons) »

303 Ibidem(596b) :« - Car l’Idée elle-même, aucun des créateur ne la crée, sinon comment (serait-elle crée)? –Elle ne saurait être crée. »

des choses et lui seul est le créateur des objets dans leur forme initiale. 304 Dieu est d’après Socrate le « poète » de tout 305.

- Il s’ensuit que les artisans sont bien des créateurs, mais à un degré éloigné de la vérité306. Les artistes307, eux, ne sont même pas des créateurs ; ce sont des imitateurs : ils imitent des choses réelles (faites par les artisans) et sont donc encore plus éloignés de la vérité (à deux degrés)308 .

En effet, selon la théorie des idées, seule l’apparence des objets, et non leur réalité, nous serait visible309. Le lit et la table, en tant qu’objets, ne sont donc visibles au monde des humains qu’à travers la mimèsis310 artisanale. C’est le résultat du travail du menuisier qui donne au lit sa forme spécifique, imitant l’idée « divine » de ce dernier. Les artistes donc (les tragédiens, les peintres, les musiciens) ne sont que des ouvriers de l’image, « éloignés au troisième degré de la vérité » du point du vue de la vertu platonicienne. Leur tâche est l’imitation de l’imitation de la nature (µίµησις [mimésis] µιµήσεως) : la création primaire aurait sans doute besoin d’un Dieu ou d’une nature créatrice. Les peintres en particulier sont, d’après Platon, des « charlatans » capables de produire des illusions visuelles et donc d’éloigner les citoyens de la vérité.

Pour toutes ces raisons, les artistes sont naturellement exclus de la République idéale de Platon. Cependant, il faut faire certaines remarques :

1) L’exclusion n’est pas due à un mépris à l’égard des artistes, mais à la crainte que nourrit Platon de l’influence que l’art et de la peinture en particulier sur les mœurs des

304 Ibidem, (596c-d) : « - Mais vois maintenant quel nom tu donneras à cet ouvrier-ci. - Lequel?- Celui qui fait tout ce que font les divers ouvriers, chacun dans son genre- Tu parles là d’un homme habile et merveilleux! Attends, et tu le diras bientôt avec plus de raison. Cet artisan dont je parle n’est pas seulement capable de faire toutes sortes de meubles, mais il produit encore tout ce qui pousse de la terre, il façonne tous les vivants, y compris lui-même, et outre cela il fabrique la terre, le ciel, les dieux, et tout ce qu’il y a dans le ciel, et tout ce qu’il y a sous la terre, dans l’Hadès En tous cas il s’agit d’un sophiste, dit-il, tout à fait admirable.- Tu ne le crois pas?, fus-je. Alors, explique moi. Si tu ne penses pas que celui-ci c’est un créateur, de quelle façon sont les choses fabriquées? Et si c’est lui qui les a fabriquées, de quelle façon l’a-t-il fait? Ou penses-tu que même si celui est (créateur), tu pourrais aussi en être (créateur), d’une certaine façon ?- Mais quelle serait cette façon ?, demanda-t-il(…)».

305 Ibidem(597d). Glaukon est d’accord, quoiqu’il hésite un peu à accepter tout-à-fait le syllogisme.

306 Ibidem(597d).

307 Ibidem(597d) : Platon toutefois ne parle que des peintres et des poètes tragiques ; et non pas des poètes lyriques par exemple ou des musiciens.

308 Ibidem, (597e).

309 Platon, République, 514a – 517a (l’allégorie de la caverne).

citoyens. En effet, d’après Platon, l’impact de l’art sur les esprits pourrait être très fort, l’imitation poétique (c’est-à-dire artistique) affranchissant le côté émotionnel de l’Homme (le θυµικόν [thumikon] – la partie la plus basse de l’âme) au détriment de son côté logique (le λογικόν, [logikon] – la partie supérieure de l’âme) ; elle nourrit ses passions « en les arrosant, alors qu’il faudrait les dessécher, elle les fait régner sur nous, alors que nous devrions régner sur elles pour devenir meilleurs et plus

heureux, au lieu d’être plus vicieux et plus misérables »311.

2) Tous les écrits de la « République » correspondent en effet à une « mission philosophique » ; une argumentation sur l’importance de l’esprit humain et sa supériorité sur les passions du corps. Il est à notre avis impossible que les artistes prennent part à cette quête ; ni l’art, ni l’histoire de l’art, ni même la philosophie de l’époque ne sont en mesure de parler de la quête de la vérité par le biais de l’art. 3) Dans le troisième livre de la République, certaines nuances sont visibles. Le philosophe considère en effet que les poètes sont indispensables à la formation des gardiens de la Cité. Dans d’autres dialogues socratiques tels que Phèdre, Platon reconnaît aussi la valeur de l’esthétique312.

4) Comme le relève Cassirer, Platon était lui-même poète avant de devenir philosophe ; il était même un poète doué313. De la même façon qu’il prétendait que les meilleures politiciens seraient les philosophes, il cherchait peut-être à « exclure » les artistes de la Cité. Il faut donc attendre des philosophies plus tardives pour rencontrer un lien entre l’art et la quête de la vérité et, par là, entre l’art et le spirituel ; ce sont surtout les théories nietzschéennes qui y concourront314. Afin de ne pas nous éloigner

311 Op.cit., 695b : « Le plus grand des méfaits de la poésie, nous ne l’en avons pas encore accusée : c’est qu’elle est capable de contaminer même les sages, à l’exception de quelques-uns en très petit nombre ; [...] les meilleurs d’entre nous, quand ils entendent Homère, ou tel autre parmi les tragiques, imiter un héros qui est dans le deuil, qui remplit de ses lamentations une longue tirade ou qui, en chantant, se frappe la poitrine, ils y trouvent, tu le sais bien, du plaisir, ils se laissent aller, ils suivent le mouvement,ils s’associent aux émotions exprimées, ils louent gravement comme un bon poète celui qui, le plus possible, les aura placés dans de telles dispositions ». Nous pouvons ici pourtant se demander, que, puisque l’art n’est qu’une « pauvre imitation », comment serait-il possible que l’art soit « capable de corrompre même les plus sages » ?

312 ANDRONIKOS Manolis, L’art chez Platon [Η τέχνη στον Πλάτωνα], Athènes, Nefeli, 1986 ;

BEARDSLEY Monroe, Histoire des théories esthétiques de l’antiquité jusqu’à aujourd’hui

[d’après la trad. grecque : Ιστορία των αισθητικών θεωριών], 1976, Athènes, Nefeli, 1989(reéd).

313 CASSIRER Ernst, La valeur éducative de l’art [d’après la trad.grecque : Η παιδευτική αξία της τέχνης], Athènes, Erasmos, 1996, p.13.

314 Par exemple dans le christianisme : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre... » et « Le sixième jour de la création, Dieu se dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance (...).Et Dieu créa l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu. » (Genèse, 1, 26-27).

de notre question, nous pourrions résumer notre approche par cette remarque de M. Dany Cohen : « créer, c’est déjà beaucoup »315 ou bien que « créer n’est pas facile »316. C’est le sociologue M. Revault d’Allones d’ailleurs qui met l’accent sur le fait qu’il existe également « des pratiques artistiques où la création soit est absente,

soit ne jouit que d’une place réduite »317.

2. La différenciation entre « création » et « expression »

En droit, la création manifeste le plus souvent sa présence au travers du critère de l’originalité, de l’apport personnel du créateur, de la singularité de l’œuvre. L’originalité semble être le critère le plus pertinent de la définition de l’œuvre d’art en matière de propriété intellectuelle318. La notion de la création tout de même se distingue de l’expression pour des raisons plus essentielles. Nous allons essayer d’interpréter dans un premier temps la différenciation entre « création » et « expression », en nous concentrant ensuite sur la conception platonique de la création artistique.

Le mot « créer » provient du latin creare319. La signification primaire du mot « création » est : « donner de l’existence à », « tirer quelque chose du néant »320. La « création » évoque alors initialement la spiritualité, voire la sacralité. En grec ancien, le thème erg- (qui signifie « œuvre ») dans le mot démiourg-os évoque le mouvement, la production ; la création, alors, dans le sens de la démiourgie, fait appel à quelque

315 COHEN Dany, « La liberté de créer, liberté spécifique ? » in CABRILLAC Rémy,

FRISON-ROCHE Marie-Anne, REVET Thierry (dir), Droits et libertés fondamentaux, Paris, Dalloz,

1997(4e éd.), p.327 et s.

316 REVAULT D’ALLONNES Olivier, La création artistique et les promesses de la liberté, thèse soutenue à Paris en 1972, Klincksiek, 2007(reéd), p.262.

317 Ibidem.

318 Voir aussi, la Directive 92/100/CEE du Conseil Européen, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle. La Cour de Justice des Communautés a ainsi stipulé à plusieurs reprises la nécessité du critère d’originalité d’une œuvre ; à titre indicatif, CJCE Affaire C-200/96, Metronome Musik GmbH c. Music Point Hokamp GmbH, Conclusions de l’avocat général, 2 janvier 1998. Par ailleurs, dans la plupart des législations européennes, copier une œuvre existante puis prétendre à l’originalité de cette réalisation donne droit au créateur de l’œuvre principale à des dommages et intérêts, sur la base du principe du préjudice moral, indépendamment du préjudice économique

319 Dictionnaire Le Littré , version numérique,disponible en ligne sur http://dictionnaire.sensagent.com, consulté le 25 octobre 2010.

chose qui est en mouvement, qui est vivant. En grec moderne, le mot « création » fait directement référence à un Dieu ou à une nature créatrice321. Ainsi, la création, en grec, comme en français, aurait aussi le sens de donner de la forme ; la création ferait ainsi appel à la poésie [du grec ancien : -ποιός (du verbe ποιῶ= former)]. Dans ce sens, M. Cohen remarque que « le modèle du Créateur élève l’Homme qui crée au rang du "démiurge" ; privée de sa majuscule, la création ne perd pas tout à fait son

essence divine »322.

La liberté de création n’est pas inconnue dans l’Athènes du Ve siècle. Gombrich argumente que « L’art a pris conscience de sa liberté au cours des cent années entre

520 et 420bc », peut être non son raison323. Poésie et théâtre offrent de la

« diaskedasis », moins au sens de « divertissement » qu’au sens d’« amusement de l’âme » et vivifient le débat entre l’art et le politique. Le public aurait ensuite accès à l’art indépendamment de sa classe sociale, avec l’aide du systèmes des chorèges (financement des spectacles culturels), instauré par Périclès.

On peut toutefois débattre de cette liaison entre l’art et la spiritualité. Dans l’Antiquité grecque, le statut de l’artiste est généralement bas ; seuls les « génies » (tels que l’architecte Phidias ou les trois poètes Tragiques (Eschyle, Sophocle et Euripide), de même que les auteurs dramatiques comiques, tels Mendandre et Aristophanes, font exception à la règle, ce qui fait appraître que la liberté de créer dans l’antiquité est inextricablement liée au talent et au succès de son créateur.

En revanche, la signification du mot « expression » relève d’une problématique tout-à-fait différente. Selon le Dictionnaire de l’Académie, le mot exprimer a été calqué sur le latin exprimere, de la forme ancienne espreindre. Il aurait le sens de faire sortir

321 En grec ancien, le verbe créer [« démiourg(e)oo »- δηµιουργέ-ω] dont découle le nom donc création

[« démiourgia »- δηµιουργία], provient de la racine <δηµoς (mot qui se prête à fournir des composés dans des structures diverses, et qui désigne généralement le peuple, le pays, le territoire + le mot έργον(fait, mouvement, énergie). Le mot « créateur » alors, en grec ancien, désigne celui qui fabrique, le créateur mais aussi, l’artiste, l’artisan, le spécialiste et chez Platon en particulier, il

évoque le Créateur, le Démiurge. CHANTRAINE Pierre, Dictionnaire étymologique de la langue

grecque ; histoire des mots, Tome I,Paris, Kliencksieck, 1968, p.273 et 364. Aussi pour la racine

erg- voir HOFFMAN J.B. (trad..PAPANIKOLAOU Antonios), Dictionnaire du grec ancien

[d’après la trad.grecque : Λεξικό της αρχαίας ελληνικής] (1950), Athènes, 1974, p.101.

322 COHEN Dany, « La liberté de créer, liberté spécifique ? » supra, note 315, p.327 et s.

et, déjà au XVe siècle, il aurait signifié manifester par le langage324. Quelqu’un qui s’exprime extériorise alors forcément un minimum d’idées, en les « faisant sortir » de la sphère de sa propre pensée (de son for intérieur), et en les manifestant « par toutes les possibilités du langage, plus particulièrement par celles du langage parlé et

écrit »325. Le sens de l’expression serait alors lié à la manifestation d’une idée qui,

d’ailleurs, peut naître dans la pensée de la personne qui l’exprime ou non. La liberté d’expression pourrait de ce point de vue être invoquée dans le cas du simple transfert

des idées d’autres et, dans cette perspective, elle serait lié à la diffusion d’une idée326.

A partir de ces nuances sémiologiques, nous pourrions dès à présent faire deux remarques : 1) que toute expression n’implique pas forcément une création et 2) que l’expression et la création artistique sont deux idées distinctes, d’un point de vue linguistique, sociologique et philosophique, mais qu’en droit elles sont utilisées sans distinction spécifique.

B. La spécificité du droit à la liberté de l’art à partir de la pratique législative