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Chapitre I. La liberté de l’art

B. La société de l’art

2. Les artistes et la « société de l’art » de demain

Nous avons déjà suggéré que l’œuvre d’art n’est pas une création individuelle car, aussitôt qu’elle est créée, elle s’émancipe de la possession de son créateur384. Une lecture de Heidegger, selon qui « l’origine de quelque chose est le source de sa

nature » et « l’origine de l’art n’est pas l’artiste mais l’art même »385 , relève

justement que l’art, en tant que concept, s’autonomise de son créateur. Ceci signifie que le titulaire de la liberté de l’art n’est pas seulement le public, mais la société entière, voire les générations futures, puisque ce qui est banni aujourd’hui n’appartiendra plus – ou n’aura pas la chance d’appartenir – à l’héritage artistique de l’humanité386.

Les réactions de la société civile en France à propos des controverses relatives à la violation des dispositions d’urbanisme ou de protection de la propriété (publique ou privée) par des créateurs387 ou bien, la réflexion sur les arts de la rue ou la mode de la création dans l’espace public en Angleterre en utilisant la technique de stensil388, illustrent aussi cette problématique et ouvrent des pistes de redéfinition des relations entre l’art, la société et le droit.

On dirait alors que les enjeux juridiques de la liberté de l’art ne peuvent être lus sans une prise en compte de l’impact de cette liberté sur les générations de demain. Les démarches récentes de la Communauté internationale, notamment l’adoption de la Convention de la Diversité Culturelle par l’UNESCO389, l’adoption du Protocole facultatif au PIDESC en décembre 2008, ainsi que le nouveau mandat de la

384 Ceci n’est pas simplement un point de vue des sociologues de l’art ; c’est un lieu commun en matière de propriété intellectuelle, où le droit personnel de l’auteur peut parfaitement coexister avec le droit de propriété d’un tiers. Voir COHEN Dany, « La liberté de création… », supra, note 315, p.333.

385 HEIDEGGER Martin, L’origine de l’œuvre d’art [d’après la trad.grecque : Η προέλευση του έργου

τέχνης], (1950), Athènes, Dodoni, 1995, p.37.

386 BEDJAOUI Mohamed, « Des œuvres de l’esprit d’intérêt universel comme patrimoine culturel de

l’humanité », in Les droits de l’ homme à l’ aube…, op.cit., 1999, pp.951-970.

387 Voir sur ce sujet la conférence du Pr. Jean-Michel BRUGUIERE sur « L’œuvre d’art contemporain

et le juge », dans le cadre du Colloque « L’art et le Droit » organisée par l’Université de Grenoble le jeudi 30 avril 2009, à l’Auditorium de Musée de Grenoble, évoquant entre autres l’affaire de la « Demeure du Chaos ».

388 Il s’agit des « violations » vendues pourtant très chères : à titre indicatif, voir l’œuvre graffiti de Banksy Kate Moss, inspirée du portrait que Andy Warhol a fait de Marilyn Monroe, qui a été vendue en février 2008 pour 191.000 dollars par une galerie « de la rue ».

Rapporteuse sur les Droits culturels depuis 2010, telles que nous les avons exposés390, posent cependant des jalons qui renforcent ce point de vue de la liberté de l’art considérée dans sa dimension culturelle. Or, aucun changement ne saurait être fait sans reconnaissance politique de l’importance du patrimoine culturel en tant que patrimoine de l’humanité – c’est le cas pour le patrimoine artistique, tout comme pour le patrimoine naturel. Citons la réponse du président brésilien à propos de l’internationalisation de l’Amazonie391 : « Avant l’Amazonie, j’aimerais assister à l’internationalisation de tous les grands musées du monde. Le Louvre ne doit pas appartenir à la seule France. Chaque musée du monde est le gardien des plus belles œuvres produites par le génie humain. On ne peut pas laisser ce patrimoine culturel, au même titre que le patrimoine naturel de l’Amazonie, être manipulé et détruit selon la fantaisie d’un seul propriétaire ou d’un seul pays. Il y a quelque temps, un millionnaire japonais a décidé d’enterrer avec lui le tableau d’un grand maître.

Avant que cela n’arrive, il faudrait internationaliser ce tableau »392. Or, pour

l’instant, parmi les organisations internationales, seule l’UNESCO semble avoir des préoccupations concernant le patrimoine culturel des générations futures393.

390 Voir supra, notes 180 - 181.

391 Cette réponse, vraisemblablement réelle a été rapportée par Geneviève ANCELIN sur

http://edmondsimeoni.blog.lemonde.fr/, disponible en portugais sur le site du Ministère de l’Education du Brésil : http://www.educacao.gov.br/acs/pdf/a160203.pdf, consulté le 20 octobre 2010. Toutefois, les démarches ultérieures du gouvernement brésilien montrent qu’elle était peut être un hoax.

392 Il s’agit probablement du portrait du Dr. Gachet de Van Gogh, une des œuvres vendues les plus chères dans l’Histoire de l’Art, voir l’histoire de l’œuvre SALTZMAN Synthia, Portrait of Dr. Gachet, New York, Penguin, 1998.

Conclusions du chapitre

Les deux « axes » de ce chapitre ont suivi deux objectifs examinés successivement : esquisser le cadre de la protection de la liberté de l’art ; savoir en quelle mesure la protection de la liberté d’expression se différencie de la liberté d’expression.

En guise d’introduction, nous avons commencé par quelques remarques à propos de notre préférence pour l’expression « liberté de l’art ». Nous avons justifié cette préférence par notre volonté de reconnaissance juridique de l’art comme un droit à la fois plus spécifique et plus étendu que la liberté d’expression. Nous avons mis l’accent en particulier sur le fait que seule l’expression « liberté de l’art » tienne compte de l’« art » comme d’un ensemble impersonnel, qui fait appel aux « mondes de l’art » et non pas uniquement aux « artistes » ; en effet, ce terme « renforce » l’aspect collectif et culturel de l’art, qui implique l’absence de toute sorte de censure et met l’accent sur les obligations étatiques pour la promotion de l’art394.

Nous avons ensuite été amenée à étudier notre premier objectif. En traçant les modalités de la protection de la liberté de l’art aux niveaux international et régional, nous avons constaté que la notion de protection du droit à la « liberté de l’art » se dégage d’une combinaison de différents textes juridiques concernant non seulement la « liberté de l’art » en tant que telle, mais aussi la liberté d’expression, notamment dans le cadre de dispositions relatives à la protection de la culture et à la diversité des expressions artistiques et culturelles. Il s’est agi des éléments suivants :

- Au niveau international, nous avons fait allusion à des nombreuses déclarations et instruments, tels que la DUDH (articles 19 et 27), le PIDCP (article 19) et le PIDESC (article 15 §1). Nous nous sommes référée en particulier aux travaux préparatoires de la Déclaration universelle et aux travaux préparatoires du PIDESC. Nous nous

394Nous avons également évoqué que l’ « art» pourrait, éventuellement, faire l’objet d’un traitement particulier par le droit, à savoir une éventuelle « défense » dans le cas d’une offense par le biais de l’expression artistique. Remarquons que cette question concerne l’expression de l’artiste en particulier et non l’ensemble impersonnel de l’ « art » : elle est alors indépendante de l’appellation du droit à « liberté de l’art », et elle sera traitée dans la partie relative dans notre thèse (Chapitre 7).

sommes également référée à d’autres instruments qui garantissent la liberté artistique pour certains groupes de personnes spécifiques (la CEDAW, la CRC, la DRIPS), et à pléthore d’autres textes, déclarations et recommandations, telles que la Déclaration du Mexique sur les Politiques culturelles et la Recommandation relative à la condition de l’Artiste de l’UNESCO en 1980, les Principes de Limburg de 1997 et la Déclaration de la Conférence intergouvernementale de Stockholm de 1998395. En outre, nous avons examiné les mécanismes internationaux quasi-judiciaires de protection de la liberté de l’art, et notamment la jurisprudence du Comité des Droits de l’Homme (pour lequel la liberté de l’art est explicitement prévue dans le Pacte).

- Nous avons fait allusion à d’autres instruments régionaux et textes de soft law, existant dans le reste du monde, aux Amériques, en Afrique, en Asie et dans le monde arabe. Nous avons insisté notamment sur la Convention américaine relative aux droits de l’Homme (CADH), complétée par le Protocole de San Salvador, qui vise spécifiquement la protection des droits économiques, sociaux et culturels. Nous nous sommes particulièrement penchée sur l’arrêt-clé de la Cour interaméricaine Olmedo Bustos (2001) concernant le cas de censure du film de Scorsese La dernière tentation du Christ par l’État chilien. En outre, nous nous sommes référée à la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples et à d’autres textes régionaux, comme la « Déclaration islamique universelle des Droits de l’Homme » de 1981, tout en soulevant certains problèmes à propos de la limitation de l’expression à des fins de protection des sensibilités religieuses et qui seront examinés ultérieurement dans notre thèse.

- Au niveau européen, nous avons insisté en particulier sur la question de savoir si la protection de l’art est comprise dans l’article 10 de la Convention et nous avons conclu que l’affirmative peut être aisément déduite du texte de la Convention (qui se réfère spécifiquement aux « informations » et aux « idées », mais aussi au cinéma et à la télévision), de la doctrine (notamment d’un article de M. René Dupuis datée de 1974) et de la jurisprudence de la Cour depuis les années 1980 (nous nous sommes référée à la décision de la Commission Nageli contre Suisse de 1983 et à l’arrêt

395 Nous avons expressément évité de se référer aux textes concernant la diversité des expressions culturelles et artistiques, considérant que ceux ci sont moins relatifs à la liberté de l’art en tant que telle et plus au poids de l’art ; ces textes alors seront examinés dans la partie relative de la thèse,

Müller de la Cour de 1986). Nous nous sommes également référée à l’encouragement de l’art au sein de l’Union européenne, par le biais des politiques culturelles et des importants financements dédiés à la création artistique (la Cour de Justice, de son côté, n’ayant pas eu, pour l’instant, l’occasion de se prononcer sur la question de la liberté d’expression artistique en tant que telle). Par ailleurs, la Charte des Droits fondamentaux comprend une disposition qui prévoit que « les arts et la recherche scientifique sont libres » ; c’est l’un des rares textes de niveau international à émanciper la liberté de l’art de la liberté d’expression.

Quant à l’étendue de la protection des expressions artistiques qui pourraient être considérées comme offensives, nous avons déduit de notre étude jusqu’ici que les pensées et idées créatives au sein du système de protection international des droits de l’Homme sont protégées de façon absolue et inconditionnelle : cette idée se dégage également de la lecture de la nouvelle Observation générale sur l’article 19 du Comité des Droits de l’Homme, qui souligne qu’une réserve au droit à la « liberté d’opinion et de pensée » n’est pas compatible avec le PIDCP et que cette liberté « ne peut faire l’objet d’aucune dérogation pendant l’état d’urgence », même si elle n’est pas comprise parmi les articles cités dans la disposition de l’article 4 §2 du PIDCP. Selon le Comité, seule la manifestation des idées peut être sujette à limitations : celles prévues dans les instruments internationaux et régionaux, notamment les articles 19 §2 et 20 §1 du PIDCP ou l’article 10 §2 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Depuis l’arrêt Balantyne d’ailleurs (1993), le Comité a précisé qu’aucune expression « politique, culturelle ou artistique » ne devrait être davantage restreinte. Nous avons ensuite procédé à l’examen de la mesure dans laquelle la protection de la liberté d’expression se différencie de la liberté d’expression.

- Nous avons commencé avec certaines remarques linguistiques à propos des notions de l’« expression » et de la « création », en nous référant notamment à la philosophie de Platon sur la mimèsis, et nous avons constaté qu’il s’agit des notions de nuance linguistique différentes.

- Sur le plan juridique, nous avons constaté qu’il n’existerait pas de consensus des États quant à la consécration de le liberté de l’art. En effet, seuls certains droits nationaux insistent sur la spécificité de l’art (Allemagne, Autriche, Italie, Espagne, Grèce, Portugal), considérant que cette dernière devrait jouir d’une certaine

autonomie, alors que d’autres considèrent que la liberté de l’art est une forme de lex specialis par rapport à la liberté d’expression (France, Royaume-Uni, Chypre). Dans le reste du monde, on ne rencontre pas, à notre connaissance, de droits « à la « liberté de l’art » proclamées indépendamment de la liberté d’expression : quelques constitutions font référence, de façon vague, à la création ou à la créativité (Chine, Russie, Bulgarie), alors que d’autres (notamment en Amérique latine et centrale) se montrent sensibles à la consécration des droits culturels.

D’après nos conclusions jusqu’à présent, nous pouvons constater que la « liberté de l’art » est protégée sur le plan formel par une multitude de dispositions qui reconnaissent sa spécificité, soit de façon explicite (par exemple, la Charte de Nice, le PIDESC ou les recommandations de l’UNESCO) soit de façon implicite (par exemple, la Convention européenne ou le PIDCP). Étant donnée la différenciation essentielle entre l’expression et la création, nous considérons donc que nous avons pu dégager suffisamment d’arguments qui pourraient fonder la conception de l’autonomie de l’art sur le plan international. Les effets d’une telle approche sont particulièrement importants, non seulement pour une meilleure consécration des droits du public « à l’art et à la culture », mais également pour une meilleure prise en compte de l’impact des politiques culturelles sur les générations futures. Nous avons à également dans ce chapitre exprimé notre souhait que le droit à la liberté de l’art sera encore mieux protégé dans le futur, notamment depuis l’adoption récente du Protocole facultatif au PIDESC en décembre 2008 (qui permettrait l’examen de communications individuelles par le Comité des DESC) et le nouveau mandat de la Rapporteuse sur les Droits culturels depuis 2010.