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Chapitre II. La liberté religieuse

Section 2. L’offense à la religion

A. Aperçu général de la notion du blasphème

Nous allons d’abord tenter de définir la notion de « blasphème », en précisant ses origines divines et en le distinguant de la diffamation de la religion et de l’offense à la religion au sens large, afin de constater par la suite la difficulté de son traitement en droit.

507 Comme le remarque M. Vitit Muntarbhorn « il est possible qu’une religion soit de nature compréhensive et tolérante, mais que son interprétation l’est beaucoup moins ouverte », MUNTARBHORN Vitit, « Religion and Expression in the Human Rights Framework: Walking the Middle Path », Séminaire d’experts sur les liens entre l’article 19 et l’article 20 du PIDCP [the Links Between Articles 19 and 20 of the ICCPR:Freedom of Expression and Advocacy of Religious Hatred that Constitutes Incitement to Discrim ination,Hostility or Violence], organisé par le Haut Commissariat des droits de l’Homme (UNHCHR), les 2-3 octobre, Genève). En effet, toutes les religions subissent une relativisation inévitable. Nous pourrions alors mentionner à cet égard l’exemple donné par le professeur Muntarbhorn; à l’époque de Buddha, il était aussi possible tantôt pour les femmes que de devenir moines, alors qu’aujourd’hui ceci n’est pas permis que si elles remplissent certaines obligations, beaucoup plus exigeantes que celles requises il y deux milles ans. Aussi nous pourrions mentionner d’autres exemples, comme l’abolition de la peine de mort au Japon aux alentours de 800 sous l’influence de bouddhisme, alors que celle ci est en vigueur aujourd’hui ; MESMER Philippe, « La société japonaise confrontée à la question de la peine de

1. Définition du blasphème

D’un point de vue philosophique, le blasphème est une notion entièrement impossible à définir : non seulement parce qu’elle comprend des interprétations infinies, mais aussi parce qu’aucune preuve scientifique ne saurait être pertinente pour démontrer la suprématie de l’une ou de l’autre définition. Dieu – ou toute autre entité métaphysique à laquelle s’adresse le blasphème – n’est par définition pas une entité susceptible d’être soumise à une démonstration par la raison.

La notion de blasphème au sens strict est donc initialement liée à une offense qui a trait à la langue508, orale ou écrite, car elle implique forcément une injure verbale au nom du dieu ou une épreuve de mépris à l’envers du nom du dieu, des personnages ou des lieux sacrés509. D’après le dictionnaire Merriam – Webster, le « blasphème » est considéré comme « parole méprisable et irrévérente à propos de Dieu ou des Rois qui

sont considérés comme tels »510 . Ainsi, le blasphème consiste initialement à proférer

contre Dieu, intérieurement ou extérieurement, des paroles de haine, de reproche, de défi, qui manifestent un manquement du respect envers lui. Pour Dartevelle, le blasphème est le fait « d’attribuer à Dieu ce qui ne lui convient pas ou de lui refuser ce qui lui convient par une affirmation, une négation ou une interrogation verbale insolente »511.

Toutefois, sous l’influence du christianisme, la notion de blasphème a acquis un sens large, plus généralement lié à l’offense à la religion, à la doctrine, au personnel religieux, aux symboles, aux rites ou aux objets religieux512. Nous pourrions à cet

508 C’est pour ainsi que les punitions tortueuses entrainés par le blasphème entrainait des traitements tortueuses, telles que le coupage de la langue, qui s’inscrivaient dans la logique de la culpabilité personnelle et de la prise en conscience du péché. Pour la punition néanmoins le crime de blasphème devrait être établi, par la comparution de deux témoins.

509 Il y aurait alors déjà une incompatibilité du blasphème dans ce sens « stricte » avec les arts plastiques, la danse et la musique; seul le la littérature, la poésie, le théâtre ou en général toute forme d’art qui utilise le verbal pourrait être considérée « blasphématoire », sachant que le langage courant tend à institutionnaliser une signification qui est plus proche à l’offense de la religion plus générale.

510 Une définition selon le Dictionnaire Webster, cité par le rapport du Comité de Venise, CDL-AD(2008)026add, p.23 et 24.

511 DARTEVELLE Patrice, DENIS Philippe et ROBYN Johannes(dir.), Blasphèmes et libertés, Paris,

Cerf, Coll.L’histoire à vif, 1993 p.11.

512 Et ceci depuis les premières années: si par exemple la Bible ne mentionne que l’interdiction de la prononciation simplement « nuisible » du nom de Dieu, St. Thomas d’Aquin pour autant considère que le blasphème peut aussi avoir lieu à l’encontre des saints ; DARTEVELLE Patrice et al. (dir)

égard considérer comme « blasphématoire » toute insulte ou utilisation déviée de symboles religieux, ou encore, toute mauvaise représentation d’icônes, de scènes, de thèmes musicaux et religieux, ou d’actes de culte sacrés, lorsque celles-ci font preuve de mépris envers les normes et les idées religieuses. En ce qui nous concerne, nous avons choisi de nous référer à l’ « offense à la religion » comme à un terme qui englobe à la fois la notion de « blasphème » (qui est en soi un terme religieux) et celle de « diffamation des religions » (qui est un terme plus neutre, mais aussi plus vaste que le blasphème).

Le mot blasphème, du grec blasphèmia (βλασφηµία), est formé sur la racine blas-,

blapt- (βλασ-, βλαπτ-) qui porte la signification de « mauvais, nuisible » et sur le

verbe fèmi (φηµί) qui signifie dire. D’après M.Flauss, blasphème signifierait parole

impie513. Or, pendant l’Antiquité grecque, le blasphème n’existait pas, puisque la

religion occupait beaucoup moins de place que le politique : on assistait à une « vénération de l’État ». Aristote, dans sa Politique et son Éthique, nous fait bien comprendre ce qu’était aux yeux des Grecs de son temps l’influence de la Cité sur l’Homme514. Il était alors inconcevable pour un orateur, un tragique ou un comédien de s’exprimer à l’encontre des valeurs ou des traditions de la Cité, et de déroger de cette manière au « bien commun »515 : selon le décret de Canon, celui qui était coupable d’avoir été injuste dans ses paroles ou son œuvre à l’encontre du peuple devait affronter la peine d’exil ou de mort516. Or, cela avait trait à son attitude à l’encontre la cité et non pas à l’encontre des Dieux. Par ailleurs,

l’anthropomorphisme des Dieux permettait une grande liberté et satire : on peut

songer par exemple à cet égard aux œuvres d’Aristophane, de Menandre et d’autres

513 FLAUSS Jean- François, « La diffamation religieuse» in La protection internationale de la liberté religieuse, p.273.

514 ROUBIER Paul, Théorie générale du Droit, Paris, Recueil Sirey, 1946, p.93.

515 Dans l’Athènes du Ve siècle, en effet, ceux qui avaient le privilège d’être des citoyens libres avaient le droit de s’exprimer librement, de parler en orateurs à leurs concitoyens à la Pnyx, de faire des discours politiques et philosophiques à l’Agora et de critiquer et faire la satire du pouvoir politique. L’interdiction de déroger du bien commun, pourrait être due à l’idée du « bonheur », telle qu’elle a été développée par Aristote : d’après le philosophe, le bonheur est la fin ultime de la pensée et de la pratique, alors que l’individu est considéré un élément actif de la cité et non pas une unité (voir, à par exemple, Aristote, Politique, §1253a, 10-20). Une certaine généralisation est ici inévitable et en particulier parce que d’autres courants philosophiques, telles que les Épicuriens par exemple ont des positions nuancées puisqu’ils placent au dessus des valeurs non pas la vertu mais le plaisir.

516 Philocrates par exemple a été condamné à la mort sans la moindre célébration funèbre; on l’a jeté dans une gouffre et sa fortune fut confisquée, in VOUDAÏSKIS Vasileios, Le droit à la liberté

comédiens, mais aussi, aux nombreuses caricatures de l’époque517.

Ainsi, il était interdit d’offenser le « divin » au même titre qu’il était interdit de mentir à ces concitoyens, de les encourager à des actions politiques répréhensibles ou de les diriger de façon inadéquate. Dès lors, si Protagoras fut exilé d’Athènes sous prétexte qu’il affichait un manque de respect « à l’égard des Dieux », ou si Anaxagore, dont les idées étaient considérées comme réactionnaires, fut envoyé en exil et qu’une des accusations de Socrate était qu’il cherchait à introduire de « nouveaux démons »518, le fait d’insulter les dieux constituait plutôt une trahison de la Cité que des dieux en tant que tels519.

De même, dans l’Antiquité romaine, le blasphème était entièrement lié à la personne de l’Empereur, dont la critique (par des paroles, des poèmes, des œuvres, etc.) était interdite et punie de la peine de mort. Alors que la liberté d’expression était encouragée520, le prérequis pour y accéder était « d’avoir quelque chose d’important à dire », quelque chose qui ne serait pas nuisible à la Cité. A ce titre, l’expression ne devait pas aller à l’encontre des valeurs et des traditions.

2. La difficulté de traduire le blasphème en droit

Le blasphème interfère ainsi avec de nombreux aspects de la liberté religieuse (tels que la liberté du choix religieux, la liberté de changer ou de maintenir une religion) ou bien avec les droits d’autrui. L’« offense à la religion », prise au sens large, peut indiquer plusieurs types d’offenses, tels que :

- le blasphème stricto sensu, c’est-à-dire l’insulte du nom de Dieu (ou d’autres personnages divins) ;

- les propos diffamatoires à l’encontre de Dieu ou d’autres personnages religieux ;

517 Pour la plupart sur des vases ; voir infra, Chapitre 5, à propos de l’impact des religions sur la caricature.

518 Comme il est connu, Socrate écoutait un « démon », une voix de l’ intérieur ce qui fut traduit par

ses ennemis comme de la méconnaissance pour les dieux. Voir l’Apologie de Socrate de Platon et

également le dialogue « Faidon ».

519 Par ailleurs, du fait notamment de leur anthropomorphisme, une grande tolérance était accordée à la satire à l’envers des dieux; voir infra, Chapitre 5.

520 Car, d’après Tiverius (selon Souétonius) « dans une Cité libre, la pensée et la parole devraient être libres aussi » et, d’après Sénèque, les hommes spirituels avaient l’obligation morale de s’exprimer»; VOUDAÏSKIS Vasileios Le droit à la liberté d’expression.., op. cit., p.38

- l’insulte des autorités des groupements religieux ou des chefs religieux ou spirituels ;

- les propos diffamatoires à l’encontre des autorités des groupements religieux ou des chefs religieux ou spirituels ;

- la diffamation du dogme religieux (l’outrage à la religion en général) ; - l’insulte d’autrui en tant que croyant ;

- la profanation des objets de la vénération religieuse ;

- l’empêchement des prières, des rites, des cérémonies religieuses ou plus généralement des actes de culte.

D’après M. Robertson, « l’idée d’interdire le blasphème semble dépendre du droit à la liberté religieuse, dès lors qu’on défini ce dernier comme un droit positif à la jouissance pacifique des croyances, plutôt que comme le droit plus habituel négatif de

ne pas être persécutés pour ses opinions religieuses »521. L’intervention étatique

relève donc, dans le cas du blasphème, d’un paradoxe : elle est demandée, non pas pour éliminer les obstacles lors de l’exercice de culte, ni même pour éradiquer les discriminations fondées sur la religion, ni pour quelque autre raison entièrement légitime (au sens de l’existence d’une nuisance physique), mais bien pour assurer le croyant dans la « tranquillité de sa conscience », au sens où il ne doit pas voir ses croyances altérées ni offensées. Elle aurait pour motif de réparer une nuisance émotionnelle chez le croyant, qui voit ses sentiments, ses croyances, sa foi blessée. C’est précisément pour cela que, historiquement, les lois sur le blasphème ont été utilisées pour punir les hérétiques et ceux qui sont considérés une menace à la religion dominante – ce qui peut alors être le cas encore aujourd’hui522. Ce n’est pas à tort donc que M. Dimoulis définit le blasphème comme une « survivance féodale », qui constitue en premier lieu la « transcription juridique des exigences religieuses

521 ROBERTSON, cité par RODUIT Christophe, Le blasphème en droit international, Institut des

Hautes Etudes Internationales et du Développement(HEI), Genève, Suisse, 2000, p.34 : « the whole

idea of forbidding blasphemy appears to depend on the right of freedom of religion being defined very powerfully as a positive right to peaceful enjoyement, rather than the more usual negative right not to be persecuted for religious beliefs ».

"incompatibles avec un état démocratique et moderne, qui tiendrait en compte les

principes de l’égalité et de la pluralité des valeurs » 523.

Au niveau de la terminologie, il est vrai que la « diffamation des religions » (defamation of religions) tend à substituer le « blasphème » (blasphemy) dans le langage du droit européen international524. Comme l’observe en effet M. Flauss, le recours de nombre d’auteurs au terme de « blasphème » exclusivement, sans aucune mention du terme plus neutre de « diffamation des religions » démontre que « la doctrine, même la plus récente, demeure attachée à tout le moins conceptuellement à une vision conservatrice (au sens technique) des sentiments religieux des croyants »525.