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Chapitre II. La liberté religieuse

Section 2. L’offense à la religion

A. Le blasphème et la diffamation des religions en Europe

3. L’approche hésitante de la Cour européenne

La jurisprudence de la Cour diffère de l’approche du Conseil de l’Europe et de celle de l’Union européenne. Tout d’abord, comme nous l’avons remarqué, la Cour reconnaît un poids important à l’article 9 et reconnaît abondamment le principe de la non-discrimination religieuse et interdit la haine religieuse592. Toutefois, il semble aussi, d’après sa jurisprudence, qu’un droit de « ne pas être offensé » peut découler également de la liberté religieuse telle qu’elle est garantie par l’article 9 de la Convention.

a. L’interdiction de la discrimination et du discours de haine religieuse Le Conseil de l’Europe lutte à l’encontre des discriminations religieuses. Sur le plan institutionnel, l’APCE a adopté de nombreuses recommandations et résolutions concernant l’interdiction des discriminations, et en particulier les discriminations religieuses593, alors que sur le plan de la Convention européenne des Droits de l’Homme, c’est l’article 14 qui interdit tout type de discrimination, y compris donc la discrimination religieuse. En outre, la Cour, malgré une certaine « obscurité » initiale dans la formulation et l’application de l’article 14594, a réussi aujourd’hui, grâce à une interprétation très dynamique de la Convention, non seulement à étendre le droit à la non-discrimination, y compris la discrimination religieuse (au sens de l’interdiction des discrimination indirectes et de l’établissement des obligations positives, mais aussi à reconnaître une obligation, pour les États parties à la Convention, d’établir des « exceptions » dans les lois, afin précisément de garantir un traitement différencié.

591 Ainsi que le réclament des organisations pour la liberté d’expression, voir par exemple, la déclaration jointe de Article 19, l’Institut de Caire pour les études en droits de l’Homme(CIHRS), auprès le Conseil des droits de l’Homme, 11 septembre 2008.

592 Cour eur.dr.Homme: Kokkinakis c. Grèce, précité.

593 Voir par exemple, la Recommandation 1927, 23/6/2010 intitulée «L’islam, l’islamisme et l’islamophobie en Europe», ou la Résolution 1278, 23/04/2002, intitulée «La loi russe sur la religion ».

594 COUNCIL OF EUROPE, Collected Edition of the Travaux Préparatoires of the European

Convention on HumanRights, 1987, Tome V, p.23 et 243; BOSSUYT Marc, «Article 14 » in

PETTITI Louis-Edmond, DECAUX Emmanuel, IMBERT Pierre-Henri (dir), La Convention

européenne des droits de l’homme ; commentaire article par article, Economica, 1999(2è éd.),

p.475et s. et DIJK HOOF, ibidem, p.711. Aussi, WILDHABER Luzius, « The cultural rights and

the case law of the organs of the European Convention of HumanRights » in COUNCIL OF

EUROPE Yearbook of the European Convention on HumanRights - 8th International Colloquy on

the European Convention on Human Rights, Budapest, 20-23 September 1995, M. Nijhoff, 1997, p.58.

Plus précisément, l’idée de l’interdiction de la discrimination - et donc de la discrimination fondée sur la religion- a été érigée en principe par la Cour européenne en 2000, dans un arrêt rendu contre la Grèce, l’arrêt Thlimmenos595. Dans cette affaire en effet, le requérant, M. Thlimmenos, qui était témoin de Jéhovah, avait été condamné à nombreuses reprises par la Grèce pour avoir refusé d’accomplir son service militaire - ce qui le priva de sa nomination à un poste d’expert comptable d’État quelques années plus tard. En l’espèce la Cour, non seulement a considéré qu’il y avait eu violation du principe de non discrimination (article 14 de la Convention), dans le sens qu’il n’y a pas eu de « traitement différent des personnes dont les

situations sont sensiblement différentes »596, mais a considéré en outre que l’État

défendeur aurait dû introduire des exceptions à la règle générale d’obligation d’accomplissement du service militaire (pour les témoins de Jéhovah par exemple, dont M. Thlimmenos), du fait, justement, des leurs convictions religieuses597.

La protection de la Convention au droit à la non-discrimination a été plus récemment complétée par la mise en vigueur du Protocole n°12, qui garantit d’une façon générale le principe de non-discrimination598. Depuis, de nombreuses décisions de la Cour vont dans le sens de la mise en œuvre du principe de non-discrimination, notamment concernant la mise en œuvre des droits culturels des personnes appartenant, entre autres, à des minorités religieuses599. Ensuite, et selon les standards du droit international, la Cour a su affirmer à plusieurs reprises que l’incitation à la haine

595 Cour eur.dr. Homme : Thlimmenos c. Grèce, n° de Requête 34369, 6 avril 2000.

596 Idem, §38-44: « Le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les États n'appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes ». A titre purement indicatif voir, DUBOUT Edouard, « L’interdiction des discriminations indirectes par la Cour Européenne des Droits de l’Homme », RTDH, n°75, 2008, pp.813-856.

597 Id., §48 : « c'est l'État qui, en adoptant la législation pertinente sans introduire les exceptions appropriées à la règle excluant de la profession d'expert-comptable les personnes convaincues d'un crime, a enfreint le droit du requérant de ne pas subir de discrimination dans la jouissance de son droit au regard de l'article 9 de la Convention ».

598 Le protocole n°12 a été signé le 4 novembre 2000 et il est déjà en vigueur pour les pays qui l’ont ratifié, parvenant les 10 ratifications requises par l'article 7. Jusqu'à présent, 18 États ont ratifié le Protocole(la liste des États signataires ne comprend pas toutefois la Grèce, la Turquie, la France, la Grande-Bretagne, la Bulgarie, la Pologne). L'état des ratifications est disponible sur le site du Conseil de l'Europe: http://conventions.coe.int/Treaty/FR/v3DefaultFRE.asp, consulté le 26 octobre 2010.

religieuse, telle qu’elle est interdite par l’article 4 de la CERD, consiste en un « abus de droit » et est à ce titre exclue de la protection de la Convention600. Dans l’affaire Norwood, par exemple, concernant la requête d’un activiste d’extrême-droite qui se plaignait pour violation de son droit à la liberté d’expression, la Cour a affirmé que les propos véhiculant la haine religieuse (comme d’ailleurs les propos racistes601) ne sont pas couverts par la Convention602. A d’autres occasions, la Cour se réfère également à la Recommandation du Comité des Ministres sur le discours de haine, implicitement ou explicitement603.

b. L’offense à la religion en principe comprise dans l’article 9 de la Convention ?

Reste à savoir quel est le degré de protection assuré aux religions du point de vue

négatif, c’est-à-dire le degré de protection vis-à-vis des propos offensants604. Ici alors,

précisément, la question de l’offense suggère, à son tour, d’autres questions : comment définir, et bien, comment démontrer l’offense ? La critique constitue-t-elle une offense ? Et quels critères permettent-ils d’affirmer qu’une certaine forme

600 Voir généralement à ce sujet OETHEIMER Mario « La Cour Européenne des droits de l’Homme

face au discours de haine », RTDH, n°69, 2007, pp.63-80. Généralement, la Cour pose les limites

de la liberté d’expression au discours de haine : Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, requête no 24662/94, par. 50 à 53. Voir aussi des nombreux arrêts à l’égard la liberté d’expression des kurdes en Turquie, celle qui ont été considérés comme incitant à la haine: Erdogdu et Ince c. Turquie [GC], nos 25067/94 et 25068/94, CEDH 1999-IV; Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, CEDH 1999-IV; Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII.

601 Comm. eur.dr. Homme: Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas, nos 8348/78 et 8406/78, décision

de la Commission du 11 octobre 1979, DR 18, p. 187 ; Cour eur.dr.Homme: Jersild c. Danemark,

précité, §35 (diffusion de propos racistes contre les noirs), et plus récemment, Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, CEDH 2007-II: « La Cour n’a aucun doute quant à la teneur fortement antisémite des opinions du requérant et elle fait sienne la conclusion des tribunaux internes selon laquelle l’intéressé cherchait par ses publications à faire haïr le peuple juif. Une attaque aussi générale et véhémente contre un groupe ethnique particulier est en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention. En conséquence, la Cour estime qu’en vertu de l’article 17 de la Convention le requérant ne peut bénéficier de la protection de l’article 10 ».

602 Cour eur.dr.Homme: Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004-XI. En effet le requérant avait posé une affiche sur la fenêtre de sa maison avec les mots « Islam ouf of Britain »,

accompagnée d’une photo des « Twin Towers » en flammes ; voir aussi Dudgeon c. Royaume-Uni,

22 octobre 1981, série A no 45 et Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 74, CEDH 2000-VIII.

603 Voir notamment OETHEIMER Mario, « La Cour Européenne… », op.cit, p.65.

604 Ce qui relève également des questions de tolérance, puisqu’il pourrait, éventuellement, comprendre aussi des propos offensantes émanant des adeptes d’autres religions: voir par exemple, infra, l’affaire Murphy. Pour de tels cas, la Cour généralement renvoie à l’affaire Gündüz c. Turquie, no

35071/97, § 37, 4 décembre 2003, CEDH 2003-XI, mais aussi à d’autres, par exemple, Larissis c. Grèce : « le droit d’un individu d’exprimer des convictions religieuses est nécessairement défini et limité par rapport aux droits d’autrui protégés par l’article 9 (Larissis et autres c. Grèce, arrêt du 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 383, §§ 63-64).

d’expression constitue à une « critique » ou de la « haine religieuse » ?

1) La première affaire relative à la question de l’outrage aux croyances religieuses a été une requête amenée devant la Commission par « l’Église de Scientologie de la

Suède et 128 de ses fidèles » en 1980605. L’Église en question considérait que le fait

que la Suède l’ait privée de recours judiciaire à l’encontre d’un professeur de théologie qui avait qualifié la scientologie de « choléra de la vie spirituelle », consistait à une violation de l’article 9. A l’époque, la Commission avait clairement identifié les limites de la liberté religieuse, en estimant que la liberté de religion ne comprenait pas le droit d’être à l’abri des critiques, « à moins que celle-ci n’atteigne une telle violence que cette liberté soit réellement mise vendanger et que les pouvoirs publics le tolèrent »606.

2) Deux ans plus tard, en 1982, la Commission a été appelé pour statuer sur une autre affaire (R. V. Lemond c. Royaume-Uni), à propos d’un poème considéré comme blasphématoire, publié dans le magazine Gay News607. Sachant qu’à l’époque, le Royaume-Uni maintenait des lois à l’encontre du blasphème contre la religion chrétienne, la Commission adopta une position différente qu’en l’affaire de l’Église de Scientologie, déclarant la requête irrecevable et confirmant dans sa décision que la question du blasphème tombait sous le coup de l’article 9 de la Convention.

3) En 1990, après l’explosion de la controverse mondiale issue du roman Les Versets

Sataniques de M. Salman Rushdie608, la question du blasphème fut posée très

intensément au Royaume-Uni. Tout commença lorsque M. Choudhury, résident britannique et musulman, s’est senti offensé par la publication dudit livre et déposa une demande de persécution pénale de Salman Rushdie et de sa maison d’édition Viking Penguin Co pour blasphème à l’encontre la religion musulmane. La suite est

605 Cour eur.dr.Homme: Église de Scientologie et 128 de ses fidèles c. Suède, n° 8282/78, décision du 14 juillet 1980, D. R. 21, p. 113.

606 Id., §5.

607 Comm. eur.dr.Homme: X. Ltd . et Y. c. Royaume-Uni, requête n° 8710/79, décision du 7 mai 1982 (à la suite du cas Whitehouse v. Gay News Ltd & Lemon, jugée en Angleterre en 1979). La Commission à l’époque avait admis qu’« une fois admis que les sentiments religieux méritent protection, on peut considérer que la répression pénale du blasphème a la demande de particuliers est une mesure proportionnée au but visé ». Voir PARMAR Staphanie, « Blasphemy and the Margin of Appreciation », Cambridge Law Journal, Vol.56, 1997, pp. 469-471.

plus ou moins connue : la High Court of Justice confirma en 1991 que l’offense de blasphème ne protégeait pas de religion autre que la religion chrétienne609 et le requérant a poursuivi l’affaire à la Commission européenne des Droits de l’Homme, en se plaignant sous l’angle de l’article 9 de la Convention, puisque la loi anglaise ne l’avait pas protégé contre les offenses à sa religion. Sachant qu’en Angleterre, à l’époque, le crime de blasphème n’était défini qu’à l’encontre du seul christianisme, la Commission a évité de se prononcer sur la légitimité du blasphème, avançant la marge d’appréciation des États en la matière610.

4) Dans l’affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche (1994), la Cour européenne a rejeté un recours introduit par l’Institut Otto-Preminger (situé à Innsbruck, une ville majoritairement catholique), qui a été condamné pour la projection d’un film de Werner Schroeter basé sur le livre « Le Concile d’amour » d’Oskar Panizza. Le livre était écrit lui même en 1894 et son auteur condamné pour blasphème en 1895611. La Cour est arrivée à la conclusion d’une violation de l’article 10, votant par 13 voix contre 1 pour la confiscation du film (malgré l’avis de la Commission, plutôt favorable à la requérante612, et malgré les interventions par commentaires écrits [amici curiae] de la part d’organisations internationales pour la liberté d’expression613), établissant désormais que « l’exercice de cette liberté [d’expression] comporte toutefois des devoirs et des responsabilités. Parmi e

ux, dans le contexte des croyances religieuses, figure l’obligation générale d’assurer à ceux qui professent ces croyances la paisible jouissance du droit garanti par

609 Voir l’initiative « Comité pour le salut de Salman Rushdie et ses éditeurs », constitué des membres de plusieurs ONG tels que PEN, IFEX etc sous les auspices de Article 19, l’organisation internationale pour la protection de la liberté d’expression : (ARTICLE19) BOYLE Kevin, « The International Committee for the defence of Salman Rushdie and his publishers », Londres, 1991.

610 Comm. eur.dr. Homme : Choudhury c. Royaume Uni, requête n° 17439/90, Décision du 5 mars 1991 sur la recevabilité; requête irrecevable ratione materiae. Voir la critique de cette affaire dans REHMAN Javaid, International Human Rights Law, op.cit., p.210.

611 Cour eur.dr.Homme: Otto-Preminger-Institut, précité, §10, observations de WASCHMANN

Patrick, « La religion contre la liberté d'expression… », op.cit, note 48. L’idée de la nouvelle était en effet que « la syphilis est le châtiment de Dieu pour la fornication et le péché auxquels se

laissait aller l’humanité sous la Renaissance, surtout à la cour du pape Borgia Alexandre VI».

612 Comm. eur.dr. Homme : Otto-Preminger c. Autriche, n° 13470/87, D.R., 12 avril 1991, n° 69, p. 179 : « le champ d’appréciation de l’article 10 de la Convention ne se limite pas a l’expression des opinions propres. Quiconque désire communiquer d’autres informations ou idées, quelle qu’en soit la source, peut se fonder sur cette disposition Une entreprise cinématographique également,

désireuse de montrer un film particulier dans le cadre de son programme, bénéficie donc de la protection de l’article 10 ».

613 (Article 19) D’SOUZA Frances et COLLIVER Sandra (Article 19) et PLAYFAIR Emma et

SCHRIFFIN Nathalia(Interights), auprès de la Cour Européenne pour l’affaire Otto Preminger c. Autriche, 14 octobre 1993.

l’article 9, y compris l’obligation d’éviter autant que faire se peut des expressions qui, à l’égard des objets de vénération, sont gratuitement offensantes pour autrui et

profanatrices »614. La Cour justifia son opinion en considérant en l’espèce « que de

telles représentations peuvent passer pour une violation malveillante de l’esprit de

tolérance, qui doit aussi caractériser une société démocratique »615. En ce qui

concerne la grande marge d’appréciation des États, elle l’a justifiée à la grande délicatesse des affaires touchant à la morale et à la religion et en l’absence d’un dénominateur commun (« conception uniforme ») dans les États parties à la Convention616.

L’interdiction du film était alors nécessaire dans une société démocratique, puisqu’« on peut juger nécessaire, dans certaines sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, des attaques injurieuses contre des objets de vénération religieuse, pourvu toujours que toute "formalité", "condition", "restriction" ou "sanction" imposée soit proportionnée au but légitime poursuivi »617. Ce syllogisme de la Cour, fort critiquée par la doctrine618, signifierait alors, non seulement qu’en cas de conflit entre la liberté d’expression et la liberté religieuse, la liberté religieuse prime, mais aussi qu’il incombe aux États une certaine obligation positive de protéger les citoyens croyants de telle ou telle religion de toute offense potentielle : les « devoirs et responsabilités » prévues par l’article 10 de la Convention (unique article du texte à s’y référer619) sont alors compris comme des

614 Cour eur.dr.Homme: Otto-Preminger, précité, note 45, §§ 46, 47 et 49 ; Murphy, précité, §65.

615 Ibidem, §47.

616 Ibidem, §50, voir aussi Müller et autres, précité, §35 : « comme pour la "morale", il n'est pas possible de discerner à travers l'Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société ; semblables conceptions peuvent même varier au sein d'un seul pays. Pour cette

raison, il n'est pas possible d'arriver à une définition exhaustive de ce qui constitue une atteinte admissible au droit à la liberté d'expression lorsque celui-ci s'exerce contre les sentimentsreligieux d'autrui. Dès lors, les autorités nationales doiventdisposer d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer l'existence et l'étendue de la nécessité de pareille ingérence ».

617 Ibidem, §49.

618 DIJK Petrus van, VAN HOOF Godefridus (et al.), Theory and practice of the European Convention

on Human Rights, Kluwer International, The Hague, 1997, p.550 ; WASCHMANN Patrick, « La religion… » , op.cit, note 48; RIGAUX François, « La liberté d’expression et ses limites », RTDH, 1995, pp. 402-415; Aussi PEYROU-PISTOULEY Sylvie, « L’affaire Otto Preminger Institut et la Liberté d’Expression Vue de Strasbourg: Censure ou Laxisme? », Revue Française de Droit Administratif, 1ème année, Vol. 6, 1995, pp. 1189- 1198 ; Mario OETHEIMER, L’harmonisation de la liberté d’expression…, op.cit, supra, note 191; KTISTAKIS Ioannis, La protection européenne…, op. cit. ; TSAKYRAKIS Stavros, L’art et la religion, op.cit., supra, note 47, 729.

619 En effet, la notion des « devoirs et de responsabilités » s’est intégrée dans la Convention sans même être débattue pendant les travaux préparatoires de la Convention, voir COUNCIL OF EUROPE,

« restrictions » à la liberté d’expression lorsque les sensibilités religieuses sont en cause620.

5) Deux ans plus tard, et malgré les critiques que l’affaire Preminger avait suscitées, la Cour a réussi à nier encore une fois la violation de l’article 10 dans l’affaire Wingrove contre Royaume Uni. L’affaire concernait une bande vidéo de dix-huit minutes sans dialogue (seulement des images et une bande musicale) et visant un public extrêmement spécialisé (voire minime), jugée « blasphématoire » car elle constituait, selon son créateur M. Wingrove, une allégorie des fantasmes de Sainte-Thérèse621. En l’espèce, l’Angleterre maintenant toujours à l’époque des lois anti-blasphème, la Cour, par sept votes contre deux, a conclu aisément à l’absence de violation de l’article 10, confirmant la décision du Conseil britannique de classification cinématographique de ne pas octroyer de visa à la vidéo en question. D’un point de vue méthodologique, il est cependant intéressant de noter que la Cour, après les critiques qu’elle avait subies622, a centré dans cette dernière affaire son analyse sur l’article 10 et considéré que la liberté d’expression était en conflit avec les « droits d’autrui »623 et non pas avec la morale, comme elle l’avait fait dans l’affaire

1987, Tome V, article 10.

620 Seuls alors les juges dissidents (opinion dissidente commune à M. Palm, M. Pekkanen et M. Makarczyk) ont remarqué que « la Convention ne garantit pas explicitement un droit à la protection des sentiments religieux », que « plus précisément, semblable droit ne peut être dérivé du

droit à la liberté de religion qui, en réalité, inclut un droit d'exprimer des vues critiquant les opinions religieuses d'autrui » (§6). Ces juges, ont en effet indiqué le critère qui leur a semblé bon pour trancher ce type de conflit, à savoir le fait que l’artiste, ou celui qui diffuse l’œuvre, agit dans les limites d’une certaine « prudence raisonnable », et qu’ils ont donc agi d’une manière responsable: « le devoir et la responsabilité d'une personne cherchant à user de sa liberté d'expression doit être de limiter, autant que l'on peut raisonnablement attendre d'elle qu'elle la limite, l'offense que sa déclaration peut causer à autrui » (§7) et « Contrairement aux peintures de M. Müller, le film devait être projeté à des spectateurs payants, dans un " cinéma d'art" qui servait un public relativement restreint, amateur de filmsexpérimentaux. Il est dès lors peu probable qu'eussent figuré parmi eux des personnes non spécialement intéressées par le film (§9) ». Nous concluons dès lors qu'OPI a agi d'une manière responsable, propre à limiter, autant qu'on pouvait raisonnablement attendre d'elle qu'elle les limitât, les éventuels effets préjudiciables résultant de la

projection du film »(§9).

621 Cour eur.dr.Homme: Wingrove, précité, note 45. Notons que « les extases de Sainte-Thérèse » ont été longtemps une source d’inspiration des artistes, dont l’exemple le plus majestueux serait la sculpture baroque « l’extase de Sainte-Thérèse » de Gian Lorenzo Bernini, située à Chapelle