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I. Problématique générale et pertinence du sujet

2) L’affaire des « caricatures danoises »

Plus de quinze ans après l’affaire Rushdie, en décembre 2005, émerge une autre « crise mondiale » : l’affaire des « caricatures danoises ». Cette affaire met en cause plus que toute autre la question des sociétés européennes démocratiques et multiculturelles. En effet, suite aux déclarations de crainte de certains illustrateurs face au projet de dessiner le prophète Mahomet dans un livre pour enfants, le journal danois Jyllands-Posten demande à quarante caricaturistes connus de dessiner des images du prophète Mahomet. Douze répondent à l’appel et Jyllands-Posten publie

32 Cité par SLAUGHTER M.M. « Salman Rushdie Affair… », op.cit., p.157. Voir aussi

APPIGNANESI Lisa et MAITLAND Sara, The Rushdie file, Coll. Contemporary issues in the

Middle East, New York, Syracuse University Press, 1989: « [T]he Ayatollah Khomeini has offered

us an opportunity to regain our frail religion which happens to be faith in the power of words and our willingness to suffer for them. He awakens us to the great rage we feel when our liberty to say what we wish, wise or foolish, kind or cruel, well-advised or ill-advised, is endangered. We discover that, yes, maybe we are willing to suffer for our idea. Maybe we are even willing, ultimately, to die for the idea that serious literature, in a world of dwindling certainties and choked-up ecologies, is the absolute we must defend ».

33 HAQ Nomanul, « Salman Rushdie, blame yourself », New York Times, 23 février 1989, disponible

sur http://www.nytimes.com/books/99/04/18/specials/rushdie-haq.html consulté le 25 novembre 2010.

34 Du fait par exemple que le film « Mort d’une princesse », qui montrait une princesse de la famille royale de l’Arabie Saoudite exécuté pour adultère, a été banni en Angleterre lorsque l’Arabie Saoudite menaça d’arrêter des relations diplomatiques, cité par SLAUGHTER M.M., « Salman

leurs caricatures35. Elles représentent entre autre le Prophète et sont accompagnées d’un texte dont voici un extrait :

« Certains musulmans rejettent la société moderne et séculière. Ils exigent un statut particulier, insistant sur la prise à l’égard de leurs propres sentiments religieux. Ceci est incompatible avec la démocratie laïque et la liberté d’expression, dans laquelle

chacun doit être préparé à supporter le mépris, la moquerie et le ridicule »36.

Un nouveau défi est donc lancé à la liberté d’expression. « Attendrions-nous qu’un autre Theo van Gogh soit assassiné à Copenhagen ou à Oslo? », se demande l’écrivain arabe Magdi Allam dans le journal italien Il Corriere della Sera37.

Comme dans l’affaire Rushdie, la publication donne lieu à des rebondissements démesurés. Les caricatures sont interdites dans plusieurs États, et dans d’autres, peu d’éditeurs ne tiennent à les publier38. De violentes manifestations sont également organisées à l’extérieur des ambassades occidentales, des appels au boycott de produits européens sont lancés, ainsi que des encouragements à pratiquer des représailles contre les médias européens. De jeunes manifestants musulmans sont condamnés pour incitation à la haine raciale39, alors qu’en Iran un magazine lance un concours de caricatures au sujet de « l’Holocauste »40. La Commission des droits de l’Homme du Conseil de l’Europe remarque en l’espèce : « L’actualité de ces dernières années, en particulier l’affaire des caricatures de Mahomet en 2005, a

35 Ces caricatures sont disponibles sur des nombreux sites internet y compris celui du Wikipedia, http://en.wikipedia.org/wiki/Jyllands-Posten_Muhammad_cartoons_controversy, consulté le 15 juin 2011 .

36 EUMC(Rapport), « Les musulmans au sein de l’Union européenne; discrimination et

islamophobie », rapport de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes(EUMC), Vienne, 2006, pp.49-50, disponible sur le site de Agence des droits

fondamentaux de l'Union européenne (FRA), www.fra.europa.eu/fraWebsite/attachments/

Manifestations _FR.pdf, consulté le 1 novembre 2010.

37 Cité par TEWFIK Allal (Association du Manifeste des Libertés), « Pour la liberté d’expression »,

Charlie Hebdo, numéro spécial consacré aux caricatures de Mahomet, 8 février 2006.

38 Voir le Rapport 2007 des Rapporteurs sans Frontières(RSF) pour l’Europe, l’Asie et l’Afrique, consultable sur le site des RSF,

39 L’exemple de Mizanur Ahmar est caractéristique, un jeune qui été condamné pour avoir porté une

pancarte exhortant à « décapiter ceux qui insultent l’Islam», en réclamant la mort des soldats britanniques se trouvant en Irak (d’autres condamnations ont suivis pour avoir crié des slogans contre l’occident). Voir CALLAMARD Agnès, « Fighting racism through freedom of expression”

in Séminaire d’experts, « Lutter contre le racisme tout en respectant la liberté d’expression », organisé par la commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI), Strasbourg, les 16 – 17 novembre 2006.

40 C’est le cas du quotidien iranien Hamshahri en coopération avec un centre d'exposition la Maison de la Caricature en Téhéran qui, le 13 février, a lancé un concours de dessins sur l’Holocauste invitant des dessinateurs étrangers à y participer ; voir DECAMPS Marie-Claude, « Une exposition de caricatures sur l'Holocauste s'est ouverte à Téhéran », Le Monde, 17 août 2006.

ravivé le débat sur la question du blasphème, des insultes à caractère religieux et des

incitations à la haine contre des personnes au motif de leur religion » 41. Comme

l’observe alors l’ancien Rapporteur spécial des Nations Unies, M. Ambeyi Ligabo, suite à sa visite au Danemark peu après la controverse, cette affaire a eu pour

conséquence l’augmentation de la xénophobie42.

Comment alors la liberté d’expression et la liberté religieuse devraient-elles être contrebalancées ? Sommes-nous face à un conflit entre deux droits fondamentaux ? Ou face à un « conflit de valeurs » entre l’art et la religion ?

Il convient ici de remarquer que les conflits de droits se distinguent, en principe, des restrictions aux droits, c’est-à-dire du fait que l’exercice de certains droits, comme ceux ici étudiés, pourrait être légitimement limité pour des motifs légitimes ou en raison des intérêts de la communauté (ex. : la morale publique, l’ordre public ou la sécurité publique). Or, la question se pose précisément dans le cas où la restriction est un droit d’autrui plus qu’un intérêt légitime, et que ce droit d’autrui est d’une force égale au premier droit. Dès lors, d’autres problèmes apparaissent, liés à la résolution de ce conflit de droits en principe égaux. Ces problèmes sont liés notamment au fait que le système des droits de l’Homme ne prévoit pas d’indications adéquates pour la résolution des antinomies.

La situation est effectivement délicate et il semble qu’un juste milieu soit extrêmement difficile à trouver. Comment réconcilier les droits, ou bien les valeurs, tout en tenant compte de la nécessité de vivre ensemble dans un monde désormais multiculturel et globalisé ? M. Tibi pose ainsi sa problématique : « Vu d’une autre perspective : notre ère peut être vue comme étant caractérisée d’un conflit de civilisations. Or, ce conflit se rapporte aux valeurs et aux « vues » du monde[...]. En effet ce conflit implique un trait quasi-global envers la dés-ouesternisation dans

41 APCE, « Blasphèmes, insultes à caractère religieux et incitation à la haine contre des personnes au motif de leur religion », Rapporteur : M. Jaume BARTUMEU CASSANY, Andorre, Groupe Socialiste, Doc. 11319, 25 juin 2007.

42 Par exemple, lors de l’émission en août 2005 par la radio danoise Radio Holger d’une programme

dans lequel le présentateur s’est livré à du langage de haine en appelant les musulmans de « rentrer chez eux » ou d’être éliminés du sol européen, voir le rapport de M. Ligado, A/HRC/7/14. Comme le relève M. Ligado, évidemment, peu après l’émission, la Radio Nationale Danoise et la

laquelle les personnes en provenance d’autres civilisations développent une

conscience civilisationnelle très claire »43.

Postulat de la thèse

De l’iconoclasme de l’Empire byzantin au procès de Véronèse devant la Sainte Inquisition et de la parution de « Mein kampf » à l’Affaire des caricatures, l’histoire a témoigné d’innombrables tensions violentes impliquant des peintures, des livres, des films, des pièces du théâtre, des chansons ou des caricatures. Or, l’idée de l’apparition de l’outrage aux sensibilités religieuse, voire de « conflits culturels » au nom de l’art, qui arrivent jusqu’à provoquer des scandales au niveau mondial, cette idée-là est entièrement nouvelle ; l’art, tout provocateur qu’il soit, n’avait encore jamais produit de controverses équivalentes.

Sans forcément vouloir adhérer ici aux idées des auteurs qui ont suggéré que les relations internationales seraient désormais conditionnées par des « conflits

culturels»44, il convient de noter que dans le cas de ces controverses impliquant l’art

et la religion, un certain nombre de juristes, inspirés peut-être aussi d’une jurisprudence antérieure de la Cour européenne45, se sont précipités pour repérer des « conflits ». Certains ont alors pu constater l’existence d’un conflit entre deux droits fondamentaux (à savoir, la liberté d’expression artistique et la liberté religieuse)46,

43 TIBI Bassam, Islam, between culture and politics, Londres, Palgrave Macmillan, 2005(2è éd), p.131 : « Seen from a different angle ; our age can be viewed as characterised by a clash of civilizations.. Clearly the conflict involved pertains to values and worldviews, not to military issues. This conflict implies an almost global trend towards dewesternisation in which peoples of non western civilisations are developing a very distinctive civilisational conscioussness. Globalists overlook the fact that drive toward globalisation cannot undo this trend».

44 Définissons pour l’instant les « conflits culturels » comme une notion qui est apparue à la fin du 20ème siècle et qui, nourrie des idées de Samuel Huntington à propos du fameux « clash des civilisations » évoque une confrontation violente des cultures, des groupes de personnes de religion, de traditions, d’humour - et plus généralement- de mode de vie et de conceptions différents. Sur ces idées, voir infra, Chapitre 8 et succinctement BENJAMIN Roger, Guerre de religions ou conflit de civilisations ?, Paris, L’Harmattan, 2006 ; JOUVENEL Hugues et DELCROIX Geoffrey, Le choc des identités?: cultures, civilisations et conflits de demain, Paris, Futuribles, 2008, .

45 Voir notamment les arrêts Otto-Preminger-Institut, 20 septembre 1994, série A no 295-A et

Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, discutés notamment dans les Chapitres 2 et 7 de notre thèse.

46 VAN DROOGHENBROECK Sébastien, « Conflits entre droits fondamentaux et marge nationale

d’appréciation; autour l’arrêt Chassagnou c. France du 29 avril 1999», Journal des tribunaux du droit européen, 1999, p.163 ; SCHUTTER Olivier et TULKENS Françoise,« Rights in Conflict:

The European Court Of Human Rights As A Pragmatic Institution » in BREMS Eva(ed.), Conflicts

Between Fundamental Rights, Antwerp/ Oxford, Intersentia 2008, pp.194-195; DUCOULOMBIER

Peggy, Les conflits des droits fondamentaux devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme,

thèse en Droit Public, dirigée par Madame Florence Benoît-Rohmer, soutenue à l’Université Strasbourg III- Robert Schuman, le 13 novembre 2008, p.196 et s.

alors que d’autres sont allés jusqu’à suggérer que les deux valeurs sous-jacentes à ces deux droits étaient conflictuelles(l’art et la religion) 47. Le postulat principal de notre thèse est que ces idées sont fausses.

Les remarques qui ont déclenché notre réflexion sont les suivantes :

- En ce qui concerne l’idée du conflit entre les droits en question, il n’y a aucun doute pour nous qu’il puisse exister des conflits de droits, qui apparaissent du fait des intérêts antinomiques des titulaires des droits en question. Or, nous n’adhérons pas à l’idée que ces deux droits spécifiques puissent rentrer en conflit au sens de l’offense des sensibilités, puisque le prérequis d’un conflit est précisément le chevauchement des droits ; sans reconnaître alors un droit « à la non offense », du fait des sensibilités religieuses, aucun conflit in casu ne peut apparaître48. En outre, nous pensons que les conflits de droits devraient être interprétées de façon extrêmement prudente et que toute existence d’intérêts antinomiques dans une certaine situation ne se traduit pas forcément par un conflit de droits49. Nous sommes d’ailleurs plus encline non seulement à déplacer le discours du « conflit » vers la question de la légitimité des restrictions de droits, afin d’obtenir un ensemble cohérent au niveau des libertés fondamentales50, mais également à mettre l’accent sur les responsabilités qui découlent des droits. Nous allons donc fournir un exemple d’analyse qualitative de ce

47 SALOOM Rachel, « You dropped a bomb on me, Danemark!; a legal examination of the cartoon

controversy and response as it relates to the prophet Muhammad and Islamic Law », Rutgers Journal of Law and Religion, n° 21, 1994 ; TSAKYRAKIS Stavros, Religion c. Art, [Θρησκεία κατά Tέχνης], Polis, Athènes, 2005.

48 Ainsi le suggèrent également les auteurs qui avancent que la liberté religieuse ne devrait pas comprendre un droit à la « non-offense » des croyances religieuses : LETSAS George, « Is there a right not to be offended in one’s religious beliefs? » in ZUCCA Lorenzo(ed), Law, State and Religion in the new Europe : Debates and Dilemmas, Cambridge University Press, 2011(à paraître) ; EVANS Malcolm, « The freedom of religion or belief and the freedom of expression »,

Religion and human rights, Vol.4, 2009, pp.197-235, qui suggéra qu’une meilleure appréhension des droits nous amène plutôt à les considérer complémentaires et non pas conflictuels ;

TEMPERMAN Jeroen, « Blasphemy, Defamation of Religion and Human Rights law », NHRQ,

2008, pp. 517-545 ;WASCHMANN Patrick, La religion contre la liberté d'expression: sur un arrêt

regrettable de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, RUDH, Vol.6, n°12, 1994, pp.441-449.

49 ZUCCA Lorezo, « Conflicts of fundemental rights as constitutionnal dilemmas » in BREMS Eva

Conflicts of fundemental rights…, op.cit, pp.19-37 ; dans le même sens, d’après une enquête sur les opinions de juges canadiens, JÉZÉQUEL Myriam, « Conflit de droits : dilemme pour les juges ou simple mécanique juridique ? », Journal du Barreau de Montréal, Vol.37, octobre 2007, pp. 1-3.

50 D’après Rawls : « Since the various basic liberties are bound to conflit with one another, the institutional rules which define these liberties must be adjusted so that they fot into a coherent scheme of liberties. The priority of liberty in practice implies in practice that a basic liberty is limitated solely for the sake of one or more other liberties and never for reasons of public good or perfectionist values [...] Since the basic liberties may be limited when they clash with one another, none of these liberties are absolute[...] In undersatndingthe priority of these basic liberties we must undersatnd the differnce between their restriction and their regulation. The priority of these liberries is not infringed when they are merely regulated[...]»; in RAWLS John, Political

(supposé) conflit de droits fondé sur les valeurs, sans forcément recourir à l’idée d’une balance entre les droits51.

- En ce qui concerne l’idée du conflit entre les valeurs, celle ci est également trompeuse. En effet, nous pensons que les valeurs de l’art et de la religion ne sauraient, par leur différence de nature même, rentrer en conflit. Tout au contraire, la spiritualité a toujours été inhérente à l’art, alors que l’histoire nous démontre que toutes les civilisations ont témoigné de grandes œuvres d’art, et ce, indépendamment des préceptes religieux qui auraient spécifiquement impulsé ou prohibé certaines formes de représentation artistique52. On peut, en revanche, constater un changement qualitatif des revendications fondées sur la protection des sensibilités dans les sociétés contemporaines, accompagné par la grande médiatisation des controverses relatives à la religion, impliquant à la fois des écrits de littérature, des œuvres d’art ou d’autres formes d’expression artistique. Nous ne saurions nier, en effet, que c’est la première fois dans l’histoire que ces controverses acquièrent des dimensions internationales, au point de parler de « crises mondiales »53. Une meilleure appréhension et une meilleure circonscription du contenu des valeurs dont les droits sont porteurs nous semble alors indispensable, afin de ne pas parler abusivement de « conflits », mais bien plutôt de réconciliation et de pluralisme.

- Il nous a semblé, par ailleurs, que l’avènement de la diffamation des religions sur le plan onusien et la multiplication des incidents liés à des actes de blasphème en Europe, sont liés dans une certaine mesure : aux répercussions des attaques terroristes du 11 septembre 2001 et à la guerre contre le terrorisme qui en a découlé ; à la croissance d’une certaine islamophobie en Europe et dans le monde occidental ; aux politiques de discrimination constantes à l’encontre des immigrés et des requérants d’asile en Europe ; à la répression des minorités religieuses, notamment au Moyen-Orient. Dans ce contexte, la discussion semble loin de concerner uniquement la liberté d’expression artistique, ou, a fortiori, le blasphème seul.

51 D’ailleurs, l’analyse qualitative des valeurs et la balance sont deux idées en principe irréconciliables.

52 Voir infra, le Chapitre 5 de notre thèse.

53 FAVRET- SAADA Jeanne, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris,

État des lieux et originalité du sujet

Il convient ici de survoler succinctement la notion des conflit de droits, tout d’abord, puis de clarifier notre approche.