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2. Fondements de l’analyse spatiale de la végétation terrestre appliquée aux données

2.1. Mettre de l’ordre dans le semis de point chaotique de la végétation terrestre

2.1.2. La nécessité de la catégorie et de l’emboîtement des catégories pour les êtres

point immensément complexe où une quantité innombrable d’individus, tous différents, couvrent la terre. Face à une telle complexité, l’une des tâches du scientifique est d’essayer d’y mettre de l’ordre. Pour cela, il est possible de concevoir des catégories d’individus et d’emboîter ces catégories entre elles. Cet exercice a été mené de longue date pour la faune et la flore.

On regroupe depuis les travaux de Linné les individus en espèces, comme principal maillon de cette classification emboîtée. Qu’est-ce qu’une espèce ? Tout d’abord il faut rappeler que l’espèce est, dans le monde végétal, le niveau de taxonomie de la quasi-totalité de mes études, le niveau où est définie l’aire de répartition, la niche écologique, le statut de vulnérabilité, etc. Les espèces sont donc prises comme des entités fixes définies dans l’espace, à un moment donné du moins (McCarthy, 2009). Or, premièrement, ceci est rendu compliqué lorsque l’on passe à des échelles temporelles qui nécessitent d’intégrer les processus évolutifs. En effet, le seul exemple bien connu où les espèces sont clairement bien différenciées dans le temps est l’Homme. Homo habilis, Homo ergaster, Homo erectus sont considérés comme des espèces qui se sont succédées dans le temps par l’anagénèse. Deuxièmement, même si je ne travaille ni aux échelles temporelles de l’évolution génétique des espèces ni sur les relations entre génétique et biogéographie, il n’est pas moins nécessaire de donner une définition rigoureuse du concept d’espèce. Pour ceci, un exemple zoobiogéographique (ici aussi issu de mes enseignements et non de mes recherches) permet de discuter la définition de l’espèce : une salamandre nord-américaine, le taxon Ensatina autour de la vallée centrale de Californie (Fig. 2). Ce cas d’étude est tiré de McCarthy (2009).

FIGURE 4 : CARTE DE LA REPARTITION DU GENRE ENSATINA. HTTP://EVOLUTION.BERKELEY.EDU/

La figure 4 peut se lire de la manière suivante : à l’extrême sud-est se trouve l’espèce ou la sous-espèce Ensatina klauberi dont l’aire de répartition est connexe à la deuxième espèce ou sous espèce E. eschscholtzii. Ces deux groupes sont capables de se reproduire entre elles, non pas de s’hybrider en générant des individus stériles mais bien de se reproduire. Ne présentant pas de barrière de fécondité, il s’agit, selon la définition consensuelle de l’espèce, d’une seule espèce ; ce seraient donc deux sous-espèces. Au nord de l’aire de répartition de E. eschschltzii, celle de E. xanthopica est contiguë. Ici aussi, les salamandres de ces deux sous-espèces se reproduisent entre elles. Plus au nord, et toujours de façon contiguë, débute l’aire de répartition de E. oregonensis. Aucune barrière de fécondité entre ces deux dernières n’a lieu non plus. Au sein de l’aire de répartition de E. oregonensis se trouve une petite région où se trouve E. picta et ces deux espèces se reproduisent entre elles également. A l’est de la Vallée Centrale nous avons donc une succession de trois sous-espèces : E. eschschltzii, E. xanthopica et E. oregonensis. Les montagnes qui entourent la vallée centrale se prolongent vers le Sud à l’est de la vallée où l’aire de répartition de E. oregonensis touche celle de E. platensis. Toujours aucune barrière de fécondité ne se trouve entre ces deux sous-espèces voisine. Plus loin vers le sud l’aire de E. platensis est voisine de celle d’une autre sous espèce : E. croceater. Ces deux espèces peuvent se reproduire entre elles aussi. Ces huit sous-espèces ont progressivement colonisé ces montagnes dans l’ordre où je les ai présentées en se diversifiant légèrement en sous-espèces mais apparemment sans jamais connaître de barrière de fécondité. Or, E. croceater occupe une aire de répartition qui touche celle de E. eschschltzii citée au début de cet exemple. Cependant, ces deux sous espèces ne peuvent pas se reproduire entre elles. Ici la barrière de fécondité est réelle.

Selon la définition prise ci-dessus, il s’agit de deux espèces et non de deux sous espèces. Ensatina n’est donc ni totalement un genre divisé en espèces ni une espèce divisée en sous-espèces, cette variation clinale (« espèce en anneau » pour une mauvaise traduction de l’anglais) une démonstration de l’imperfection du concept d’espèce, ce, dans une lecture biogéographique. Cet exemple rappelle

encore une fois le rôle que la biogéographie joue dans les processus de diversification et d’évolution. Or, l’espèce apparaît comme le niveau le mieux défini de la classification du vivant ! En effet, les familles, ordres, classes etc., ont été complètement refondues du passage de la classification linnéenne naturaliste à la classification phylogénétique. Les catégories que la science cherche à mettre en place sont donc imparfaite et les confronter à l’espace géographique est, pour le géographe, une bonne façon de savoir si et dans quelle mesure considérer une classification comme adaptée ou non à l’analyse spatiale.

D’autres catégories sont nécessaires en biologie et en biogéographie et chacune mérite une réflexion sur la validité spatiale de la construction de ces catégories. Pour ne prendre que deux exemples :

- La description d’un réseau trophique nécessite de scinder les espèces en producteurs consommateurs, phytophages et carnivores, carnivores de premier et de deuxième ordre, etc. - La biogéographie descriptive et systématique s’appuie beaucoup sur la notion de types

bionomiques pour le monde végétal avec les classifications comme celle de Raunkier (1934). Les catégories en écologie sont une autre commodité de la biogéographie, l’attribution des espèces à des affinités (calcicoles et calcifuges) ou à des étages altitudinaux sont la base du raisonnement ; le « B.A BA » de la biogéographie et de l’écologie. Ces catégories sont enseignées à l’université de façon omniprésente, elles se retrouvent dans la recherche de façon fréquente et elles sont appliquées à la gestion de la biodiversité avec par exemple le réseau Natura 2000 de la directive Habitat de l’Union Européenne qui utilise le système phytosociologique. L’omniprésence de ces catégories emboîtées de l’espèce-genre-famille, à l’écosystème-écorégion, mérite ici un regard critique qui m’amène à la question posée au paragraphe suivant.

2.1.3. Ces emboîtements sont-ils « biogéographiquement » valables ?

La confrontation de la nécessité d’organiser le « chaos biogéographique » avec une application rigoureuse de l’analyse spatiale génère un grand nombre de questionnements auxquels ce volume espère contribuer à apporter quelques éléments de réponse.

- La géographie de la population

La population est, en écologie, un ensemble d'individus d'une même espèce vivante se perpétuant dans un territoire donné (Duquet, 1993). Ce concept est central en biologie puisque la « biologie des population » est l’intitulé d’une sous-discipline de l’écologie. Or, en biogéographie, cette échelle d’analyse de la végétation terrestre est très rare. En effet, rigoureusement pris au sens géographique, le « territoire » de la population est très mal défini. En effet, ce territoire est souvent une simple commodité dans le raisonnement. Par exemple, il est souvent étudié la population à l’échelle d’une unité administrative parce qu’il s’agit d’une commande de l’unité en question (les loups en France, la population de Ophrys Bertolonii dans le département des Alpes Maritimes, les chamois dans le Parc National du Mercantour). C’est également le cas lorsque l’on travaille avec une base de données limitée dans l’espace et cet espace devient, de fait, celui de la population.

Cette spatialisation de la population n’est donc pas une spatialisation rigoureuse, ces utilisation limitées à une unité administrative ou à une base de données limitée dans la totalité des cas où les échanges biologiques dépassent la limite en question. Seuls les cas où la population est réellement isolée (population « insulaire » d’une espèce peu mobile) sont une spatialisation rigoureuse de la population.

- La géographie de l’espèce

L’échelle biologique supérieure à la population est celle de l’espèce. La spatialisation est à ce niveau celle de l’aire de répartition qui fait l’objet d’un développement ci-après.

- La géographie de la communauté – de la biocénose

La biocénose comme la communauté végétale sont des entités biologiques regroupant plusieurs espèces. Comme la population, ce sont des concepts majeurs de la biologie, constituant plus un cadre conceptuel qu’un objet de recherche en biogéographie (Braque, 1987 ; Rougerie, 1988). Ici, nous avons un cas où la biogéographie a participé à une importante remise en question de ces concepts ou de leurs applications. En effet, si l’on prend l’exemple de la phytosociologie, elle fut omniprésente en écologie végétales pendant plusieurs décennies, et fut même à la base de programmes de conservations majeurs (Natura2000). Elle est aujourd’hui assez fortement critiquée. La discussion évoquée plus haut sur la continuité et discontinuité est l’un des éléments qui a contribué à remise en question de la phytosociologie.

- La géographie des écorégions

Ici, nous avons affaire à une échelle et un objet sur lequel cet exercice de spatialisation-discrétisation est bien plus classique bien plus fréquemment mené en biogéographie (Olson

et al

., 2001 ; Tappan et al., 2004 ; Burgess et al., 2004) et ne pose guère de problème, en mettant encore une fois en lumière le caractère imparfait, mais du moins cohérent ici, de placer une limite nette dans un gradient phytoclimatique. C’est, en ce qui concerne mes propres travaux, un exercice qui m’est arrivé de mener à plusieurs reprises sur une base de télédétection appliquée à la phénologie pour différencier les écorégions en fonction de grands types de rythmes de l’activité photosynthétique (Andrieu, 2009 ; Andrieu et al., 2009). Ces travaux seront détaillés ci-dessous accompagné de travaux en cours de reviewing.

- La géographie des paysages

L’emboîtement des catégories de paysages est l’une des questions de recherche fondamentale qui, en filigrane et indépendamment des recherches ponctuelles et cadrées par les programmes et contrats, m’a occupé le plus de temps de réflexion et de travail.

Tout a débuté lors d’une discussion avec l’un de mes principaux « maîtres spirituels » Michel Godron, qui, 30 ans après avoir fondé l’écologie du paysage dans sa forme moderne et quantitative, pose à presque tous ceux qu’il rencontre les questions suivantes :

« Dans votre zone d’étude, combien de paysages peut-on observer ? Comment distingue-t-on ces paysages ? Peut-on établir une typologie de ces paysages ? Si oui, combien de types de paysages comprend votre zone d’étude ? Peut-on établir une classification hiérarchique de ces paysages ? » Or, ici, c’est la toute première question et l’articulation de la première et de la deuxième qui posent le problème le plus complexe en termes d’entités biogéographique emboîtée. Puis-je délimiter spatialement de façon rigoureuse un paysage en le séparant du paysage voisin ? Cette question m’a poussé à rechercher une application spatiale de la définition de paysage de Godron sous forme d’entités spatiales continues et définies. C’est tout d’abord dans le cadre de l’ANR FLOODSCALE qu’une question similaire m’a été posée à l’échelle non plus du paysage mais des unités de versant. Les méthodes de délimitation des versants et de typologie des versants (Andrieu, 2016) ont été transposées aux paysages et les réponses à cette question seront développées ci-dessous.

En résumé caricatural, l’individu est variable et mal défini, comme l’est l’espèce et les classifications les plus utilisées ne supportent guère l’épreuve du feu d’une rigoureuse spatialisation. En conclusion constructive il s’agit d’avoir conscience des limites des grands systèmes de pensée naturaliste et s’interroger avant d’appliquer des analyses spatiales à des objets de spatialité mal définie. Pour aller plus profondément dans ces questions, le sous-chapitre suivant (2.2) traite de la géographie de l’aire de répartition des espèces.