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5. Expliquer les changements de la biosphère

5.1. Enquêter sur les liens Nature-Société

Quels que soit les changements étudiés, incluant des processus assez étroitement cantonnés au domaine biologique et physique, la végétation n’en reste pas moins un produit de l’action des sociétés, gérée par celles-ci. Il est donc indispensable de s’inscrire dans une bonne connaissance des relations nature société (Simon, 2006). Une connaissance de la perception des milieux étudiés, de leur gestion, et des pratiques est une étape que la biogéographie doit réaliser avec la même rigueur que l’étude des couverts végétaux (Cohen, 2003). Ainsi, pour débuter ce chapitre, ce sont des techniques d’enquêtes (Marega et al., 2013) qui seront présentées en complément des méthodes naturalistes, et géomatiques constituant le corps principal de ce volume. Tout d’abord, il semble important d’exprimer mon positionnement sur la catégorie d’enquête qui, selon moi, est la plus adaptée à une étude géographique des relations nature-société (5.1.1) ensuite, je tiendrai à placer quelques bornes sur ce qui me semble être une méthode reproductible d’interprétation des discours (5.1.2) avant de développer celles sur les descriptions des pratiques (5.1.3).

5.1.1. L’immersion, la participation, et l’entretien

Il m’a été donnée l’opportunité de réaliser des enquêtes en un assez grand nombre de villages d’Afrique de l’Ouest, mais aussi, de façon plus anecdotique, dans des villages des montagnes méditerranéennes françaises. Je ne prétendrai pas avoir atteint, en techniques d’enquêtes, la maturité qui me permet, aujourd’hui de co-encadrer une thèse de biogéographie, cependant, je pense avoir, grâce à la thèse et aux activités de l’ANR ECLIS, être en mesure d’un positionnement en faveur d’une approche par immersion, participation, et entretien (Beaud et Weber, 2010 ; Magnani, 2009 ; Mohia, 2008 ; De Sardan, 2003). Il est bien évident qu’à ces trois substantifs, s’ajoute celui d’observation mais ce serait surement là arriver à un niveau de banalité trop grand.

- L’immersion

Il est bénéfique, avant toute enquête, de repérer les lieux et les acteurs, ce faisant, de se faire connaître et accepter et, dans le meilleur des cas, d’obtenir une confiance réciproque entre l’enquêteur et l’enquêté. Le temps passé avant le passage aux entretiens est donc extrêmement précieux. Il permet d’acquérir un grand nombre d’atouts pour une enquête réussie. Bien sûr, le temps est souvent court et la spatialité du géographe nous oblige à répéter les enquêtes pour créer une base de données géographiques. Cependant, l’équilibre doit être trouvé entre le temps consacré à l’immersion et le nombre d’enquêtes.

L’« avantage » du biogéographe dans ce cas est qu’il est possible de coupler études naturalistes et enquêtes en utilisant le temps des études naturalistes pour connaître et se faire connaître avant de

débuter les enquêtes (Daget et Faugère, 2003 ; Mapedza et al., 2003). Dans les régions littorales de l’Afrique de l’Ouest, par exemple, le meilleur interprète possible ne pouvait pas me traduire les noms des plantes citées en entretien dans « ma » langue : le latin. Cette immersion permettait entre autres d’apprendre quelques noms de plantes dans la langue vernaculaire, ces simples efforts de l’enquêteur permettant, en outre, de montrer que nous allons volontiers à l’encontre de la culture des personnes enquêtées.

- La participation

Autre point chronophage (donc pas toujours possible) mais d’un immense intérêt pour la qualité d’une enquête sur les pratiques est la participation à celles-ci. « Tandis que dans la culture occidentale le savoir est conçu comme une entité abstraite indépendante de la pratique (la science n’est pas la technologie), les sociétés prémodernes ont une vision plus holistique. Il semblerait vain de considérer les savoirs des fermiers sur la pluie, les types de sols et les diversités de cultures séparément de la façon dont ils sont mis en pratique dans leurs champs. Dans les cultures locales, savoir et savoir-faire vont de pair. Leur transmission se fait par la pratique et dans l’oralité. Enfin, à la différence de la science, le savoir autochtone n’oppose pas le spirituel au profane » (Roué, 2006).Les journées entières passées au rythmes d’un berger ou d’un bucheron ou d’un agriculteur, que l’on participe à couper quelques branches de fourrage aérien ou que l’on aide à porter quelques bûches permettent d’aider à atteindre un objectif parfois délicat : s’assurer que la pratique observée quand on est là est la pratique réelle. Dans le cas des pratiques officieuses, interdites, réprimandées ou conflictuelles, ces efforts portent, selon mon expérience, assez bien leurs fruits.

La participation permet d’aider l’enquêteur à s’éloigner de l’ethnocentrisme qui est en chacun de nous, en effet, la connaissance d’une pratique ne peut être qu’améliorée par la pratique elle-même.

- L’entretien

Ces deux préliminaires à l’enquêtes permettent d’aborder de façon satisfaisante l’enquête à proprement parler. Dans le domaine de l’enquête, en ce qui concerne l’étude des relations nature société, je suis pleinement convaincu de la supériorité des entretiens ouverts sur les questionnaires, a fortiori, ceux fermés sur un petit nombre de questions (Marega et al., 2013 ; Quivy et Campendhoutdt, 2009). Ainsi, c’est avec une liste de thème qu’un biogéographe peut préparer son entretien, cherchant, tout simplement, à faire parler « le plus possible » les enquêtés sur les thèmes voulus. Dès lors, les questions ne servent qu’à amener vers un nouveau thème ou réorienter vers un thème trop vite abandonné. Ces questions devront, avant toute chose, laisser la discussion s’ouvrir au mieux, et donc n’être que des questions ouvertes ne laissant pas penser que l’enquêteur attend une réponse plus qu’une autre. De la même façon, les réponses en oui ou non sont d’un intérêt bien inférieur à une réponse comportant un raisonnement ou une démonstration (Maroy 1995).

5.1.2. L’interprétation des discours

La puissance de l’entretien ouvert est aussi sa faiblesse : tout passe par le discours. Or entre le discours et la topologie, les liens sont parfois ténus. Cependant, pour qui souhaite relier la réalité physique de la végétation terrestres aux discours que les sociétés tiennent sur elle, l’exercice n’est pas sans intérêt. En effet, à travers l’analyse des discours il est possible de formaliser les relations nature société. Entre le discours sur la végétation et la végétation elle-même, se trouve la perception de l’enquêté sur son

environnement. Cette perception est le cadre à travers lequel il mène ses actions et prend ses décisions. Cette perception est la clé de compréhension des pratiques qui modifient la végétation. De par mes expériences de recherche dans le domaine, je conseille le passage par une analyse lexicométrique (Lebart et Salem 1994). En effet, cet outil quantitatif est puissant pour distinguer des discours avec une clé de distinction objective : les fréquences d’emploi de mots ou de segments répétés.

Je ne ferai pas ici de rédaction détaillée sur la méthode lexicométrique. Principalement parce que je n’en ai pas pratiqué depuis ma thèse. Cependant, j’ai fait travailler des étudiants sur des enquêtes traitées par lexicométrie et j’ai accompagné deux doctorats associés à l’ANR ECLIS dans le Ferlo pour leur montrer la méthode mise en place du Bénin au Niger et, par la suite, été membre des deux jurys de thèse. Ces activités, m’ont permis de poursuivre ne fût-ce qu’en lecteur attentif les avancées de mes collègues en ce qui concerne cet outil. Je conseille tout particulièrement la lecture de la thèse de Marega (2016) en ce qui concerne la présentation et la justification de ces outils.

Cependant, je me permets tout de même de prélever de ma thèse une figure qui est d’un certain intérêt méthodologique pour une approche géographique de l’analyse des discours. En effet, les détracteurs de cette approche affirment généralement que les différences de contexte, de traducteurs, de questions, rendent les discours non comparables entre eux. Ce petit exemple tendrait à illustrer qu’ils le sont, gardant en mémoire que ce n’est qu’un exemple bien évidemment.

En DEA (Andrieu 2004) j’avais réalisé des enquêtes dans quatre villages du Delta du Saloum, ne posant des questions que sur la mangrove et la gestion de cette ressource en bois. En thèse, (Andrieu, 2008) j’ai réalisé des enquêtes dans 5 villages dans les régions septentrionales des Rivières-du-Sud, dont, pour le Saloum, le retour dans un des villages enquêtés en DEA, Diamniadio. En thèse les questions portaient sur l’ensemble des activités du finage, mangrove, pêche mais aussi agriculture, espaces boisés de terre ferme, pastoralisme, etc.

Parmi les outils de la lexicométrie, il est possible de réaliser des analyses factorielles des correspondances (AFC). Or, dans le cas d’une AFC regroupant les corpus de texte de toutes ces enquêtes, le plan 1/2 de l’AFC (figure 51) place les deux corpus réalisés à Diamniadio en 2004 (Diamniadio1) et en 2005 (Diamniadio2) comme les deux individus les plus proches de tout le plan factoriel, plaçant Diamniadio2 où les questions étaient les mêmes que toutes les enquêtes de 2005 sur la moitié d’axe 2 où l’on retrouve les enquêtes 2004 alors que sur cet axe, les enquêtes 2005 sont, à cet exception près, toutes à l’opposé sur l’axe. Les discours du village de Diamniadio, dans les deux enquêtes aux questions différentes, présentent donc une grande similarité. Je retire de cet exemple la conviction (mais je suis prêt à la remettre en question) que le discours des habitants d’un village présente des particularités qui permettent d’autoriser sa caractérisation comme un objet géographique et, par là même, autorise le géographe à comparer les discours, même issus d’entretiens ouverts donc peu normés par définition (Andrieu et al., 2007).

FIGURE 51 : PLAN FACTORIEL SUR DES CORPUS D’ENQUETE DE NEUF VILLAGES EN AFRIQUE DE L’OUEST (ANDRIEU, 2008) Dans le cadre de l’ANR ECLIS, le long d’un transect du centre du Bénin au Sud du Niger, ont été menés des entretiens ouverts permettant d’ajouter à nos observations de la végétation qui constituait une ressource en fourrage, une prise en considération de la perception de cette ressource dans l’espace et dans le temps. Cette étude, entre autres, a permis de placer un seuil géographique entre les finages qui se considèrent vulnérables face à la fluctuation temporelle de la ressource fourragère et ceux qui perçoivent cette ressource comme suffisante, même les mauvaises années. Il a été intéressant, donc, d’observer qu’en correspondance du caractère graduel de la transition phytoclimatique, la perception de la vulnérabilité temporelle pour la ressource fourragère présentait une spatialité plutôt discontinue, avec une limite au Sud du Niger (Alexandre et al., 2010).

5.1.3. La description des pratiques

Les discours jouent un rôle majeur dans notre compréhension de la perception de la végétation par les sociétés mais l’explication des changements de la végétation doit s’accompagner d’un versant plus concret pour ne pas utiliser le mot physique : la description des pratiques. En effet, si la perception de l’environnement conditionne les choix de gestion des ressources végétales, c’est bien la matérialité de la pratique qui, concrètement, modifie la végétation.

Ainsi, le troisième volet majeur de l’étude des relations végétation société, mené côté société est une description des pratiques. Or, ici, l’équilibre est à trouver entre la rigueur de la description sociétale de la pratique, ainsi que son explication culturelle et la rigueur de la description « écosystémique » de la pratique, c’est-à-dire quantifier la pratique en termes de perturbation environnementale. Il s’agit donc, pour le biogéographe, de décrire les pratiques, essentiellement pour quantifier ou qualifier l’impact sur la végétation. Les question, au niveau d’une formation végétale sont :

- Quelle est la biomasse prélevée ? Quel volume ?

- Avec quelle répartition verticale et horizontale du prélèvement ? - Quelle/Quelles espèces ?

Au niveau d’une plante, pour savoir comment la croissance et la reproduction de la plante va-t-elle être impactée :

- Quels sont les tissus/organes prélevés en cas de prélèvements partiels ?

L’exercice de géographe, ensuite, est la difficile spatialisation de la pratique observée, bien souvent ponctuelle. En effet, lorsque l’on observe une pratique de coupe forestière par un petit groupe de bûcherons, une fois la pratique complètement décrite à l’échelle d’une journée de travail dans une placette, il s’agit de généraliser cette pratique dans l’espace et dans le temps pour en comprendre la durabilité à l’échelle inférieure (massif forestier par exemple). Il faut donc être capable d’ajouter une connaissance sur le nombre de fois où cette pratique a lieu rapportée à un espace et à un pas de temps etpour cela, ajouter trois questions :

- Combien d’acteurs pratiquent cette même activité ? - A quelle fréquence ?

- De la même façon ou avec une variabilité d’intensité ?

Le travail de mise en relations des pratiques viticoles et oléicoles avec la biodiversité des parcelles réalisé dans l’ANR PATERMED est un exemple de telles réalisation, comme le sont les descriptions des parcours des troupeaux au sein des finages agro-sylvo-pastoraux tout au long du transect Bénin Niger réalisé dans le cadre de l’ANR ECLIS. On peut y associer les travaux avec mes collègues spécialistes de géographie du tourisme pour la description des pratiques sportives de pleine nature du contrat entre la Métropole NCA et l’université UNS.

La végétation étant le résultat de pratiques issues de phénomènes culturels, sociaux et économiques, le biogéographe doit être capable de travailler en interdisciplinarité avec les collègues spécialistes de ces questions. Sinon, il doit acquérir l’autonomie permettant de réaliser l’ensemble de la démarche d’étude des changements de la végétation, incluant la compréhension des facteur sociaux d’un tel changement. Dans ce domaine, mon expérience est plus modeste que dans les champs d’observation in situ de la végétation ou de l’analyse spatiale de données sur la végétation, ainsi, je ne délivre qu’une méthode, qui, sans prétention de supériorité sur d’autres méthodes, par moi non testées, a cependant fait ces preuves dans des situations différentes et a été appliquée à plusieurs programmes de recherches. Les enquêtes par immersion, entretiens et descriptions des pratique constitue une méthode efficace.