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6. Modéliser les changements de la végétation terrestre

7.1. Connaître les enjeux

Le patrimoine biologique au centre de la question de la conservation est à plusieurs niveaux : celui de l’espèce, voire de la population (7.1.1) et celui de l’habitat (7.1.2) en sont les principaux. Cependant, un intérêt croissant s’observe au niveau de la patrimonialisation des processus biologiques (7.1.3).

7.1.1. Les espèces à enjeu

Il existe plusieurs lectures de la notion d’espèce à enjeu, tout d’abord nous pouvons rappeler qu’il existe des listes d’espèces menacées au niveau mondial, national ou local dont l’UICN tient le recensement et pour lesquelles il délivre un certain nombre d’information. Ces espèces constituent, par cette menace définie d’un point de vue juridique, un enjeu légal qui leur est attribué et qui est normalement assez bien reconnu.

Il existe ensuite un enjeu fort, d’ordre biogéographique. Il s’agit des espèces endémiques, de certaines limites d’aires de répartition et de certaines populations isolées loin de l’aire de répartition principale. Par exemple, une région au sein de laquelle est concentrée l’intégralité d’une espèce endémique en possède la responsabilité patrimoniale, ce qui devient enjeu territorial très fort. Si une région possède une grande partie d’une espèce endémique l’enjeu régional est moindre, etc.

Il existe, enfin, des enjeux d’origine plus sociétale, certaines espèces pour lesquelles la société perçoit un enjeu, il peut s’agir d’espèce considérée comme patrimoniale avec des valeurs positives fortement inscrites dans la culture locale (grands oiseaux de proie en Europe, baobabs en Afrique sahélienne, cétacés pour le domaine marin). L’enjeu peut évidemment être négatif, il peut s’agir au contraire d’espèces considérées comme nuisibles ou envahissantes et autour desquelles l’enjeu est l’élimination ou le cantonnement (moustique tigre, Caulerpa taxifolia en Méditerranée). Parfois, enfin, la société se divise entre deux opinions polarisées sur cette espèce à enjeu, c’est notamment le cas des grands prédateurs terrestres en Europe (loup, lynx, ours) ou marins dans certaines îles tropicales (grands requins). Ici les partisans de l’élimination et de la conservation s’opposent avec deux visions différentes de l’environnement et de la biodiversité.

Simon 2006 met en évidence les limite de ces approches d’espèces à enjeu lorsqu’il décrit les enjeux et les espèces « phares » de la montagne de Lure puisque trois espèces correspondent à trois milieux différents susceptibles selon la gestion du milieu d’occuper ce même espace. Dès lors, ces trois enjeux deviennent incompatibles entre eux.

Le programme DILPROSPECT a eu besoin de définir une liste d’espèces à enjeu. Côté flore, pour prendre quelques exemples :

- Atractylis cancellata a été choisie comme cas d’étude d’une population isolée très distante des noyaux principaux de son aire. En effet deux petites populations sont connues en France (Bouches du Rhône et Alpes Maritimes) alors que les noyaux principaux les plus proches sont dans le sud de l’Espagne et en Crête.

- Acanthoprasium frutescens a été choisie car cette paléoendémique ancienne de 7 millions d’années (donc plus ancienne que le climat méditerranéen lui-même) possède, sur les parois rocheuses des Alpes maritimes et ligures aux altitudes basses et moyennes une niche de persistance.

- Acis Nicaensis a été choisie car cette espèce endémique du littoral thermoméditerranéen de la Côte d’Azur a connu une destruction massive de son habitat par l’urbanisation. La conservation de cette espèce est un enjeu majeur pour les gestionnaires du milieu.

Côté Entomofaune, le niveau de connaissance est plus faible par l’absence de bases de données disponibles telles que SILENE et le programme a donc, pendant cette même phase, réalisé des relevés pour établir une première liste d’espèces de sorte à pouvoir, dans un deuxième temps, définir quelles espèces à enjeu sont présentent et méritent une étude plus approfondie de la répartition au regard des interfaces bâti non bâti.

La figure 74 illustre une cartographie de la densité en présences connues d’espèces protégées. On y a ajouté comme point de référence les limites d’un statut de protection, ici les Zones Spéciales de Conservation (ZSC) du réseau Natura 2000 de la directive Habitat. Cela permet d’estimer la proportion des présences connues qui bénéficient du statut en question. Les deux ZSC à l’ouest isolées en milieu urbain apparaissent dès lors bien comme des refuges.

FIGURE 74 : CARTE DE DENSITE DE PRESENCES D’ESPECES VEGETALE PROTEGEES REFERENCEES DANS LA BASE SILENE DANS LES CORNICHES DE LA RIVIERA

7.1.2. Les habitats à enjeu

La logique des habitats à enjeu est globalement la même, il s’agit, tout d’abord de milieux bénéficiant d’une règlementation, il peut s’agir de conventions internationale (Ramsar pour les zones humides) ou de lois telles que la directive habitat de la communauté européenne. Dès lors, l’habitat est protégé légalement en fonction d’un enjeu de conservation décidé de façon Top-Down. La figure 75 montre le réseau Natura2000 de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Le réseau est assez dense et relativement régulier, bien que plus dense en Haute montagne et en domaine marin qu’aux altitudes basses et moyennes.

FIGURE 75 : CARTE DES SITES D’INTERET COMMUNAUAIRES AU TITRE DE LA DIRECTIVE HABITAT (1992)

Il n’y a pas, à ma connaissance, d’équivalent de l’endémisme dans les enjeux des habitats, le nombre d’habitats sur la planète est assez limité et des habitats assez semblables se retrouvent dispersés sur de grandes distances si le climat et la roche sont semblables.

Les habitats peuvent être, en revanche, et c’est même le cas bien plus fréquemment que pour les espèces, l’objet d’un enjeu sociétal. Il s’agit d’un espace à enjeu au sens de la définition de Voiron (2013) dont sont définies trois situations précises : « un espace – aire ou lieu – où se cristallisent des tensions, qu’elles soient latentes ou qu’elles se manifestent par des conflits permanents ou épisodiques ; un espace ayant un intérêt vital par les éléments remarquables qu’il possède : populations ou ressources, cette évaluation étant estimée au regard du préjudice qu’entraînerait leur disparition et du bénéfice de leur maintien ou réintroduction ; enfin, un espace ayant un intérêt stratégique, non pas pour une catégorie d’acteurs en particulier mais pour le fonctionnement territorial du système considéré, par la forte probabilité d’impact sur le reste du système territorial qu’aurait sa transformation».

Les habitats à enjeu sont, de fait, d’abord ceux qui contiennent les espèces à enjeu. Les habitats à enjeux peuvent aussi être des lieux où se cristallisent les tensions, comme par exemple les milieux de haute montagne lorsque que des espèces patrimoniales y sont connues et que des activités de sport d’hivers y sont planifiées. Enfin, un habitat à enjeu peut avoir un intérêt stratégique pour le reste du système territorial quand, par exemple, celui-ci est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité et est associé à des formes de tourisme durable de nature qui fait vivre la région entière.

Les habitats à enjeux peuvent donc être considérés comme un sous-ensemble d’espace à enjeu où la dimension écologique de l’espace est importante dans la constitution de l’enjeu.

7.1.3. Les processus biologiques à enjeu

La biodiversité est de plus en plus prise en considération dans sa définition la plus complète et englobante avec ses trois échelles (génétique, spécifique, écosystémique) et ses trois dimensions (compositionnelle, structurelle et fonctionnelle). Ainsi définie de façon très vaste et très complexe, la biodiversité comprend donc l’ensemble des processus biologiques dont ceux évolutifs (Thompson, 2005). Ces processus occupent, par exemple, un critère sur dix (un sur quatre parmi les critères naturels) pouvant justifier de l’inscription sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’Humanité de l’UNESCO. La notion de processus biologique est floue et complexe, pour cette raison il n’y a pas à ma connaissance de législation internationale. Les processus biologiques ne constituent pas non plus souvent enjeu sociétal étant des notions assez complexes. Il est bien sûr possible de citer certains processus biologiques comme la migration des oiseaux ou certains processus génétiques comme le risque goulot d’étranglement d’une espèce en risque d’extinction qui sont assez connus et que certains acteurs considèrent comme enjeu ; cependant, il s’agit d’éléments ajoutés à l’enjeu de l’espèce plus qu’un enjeu autour du processus en soi. Les processus biologiques sont aussi écosystémiques et parmi eux, les phénomène d’enfrichement et d’embroussaillement sont, dans les régions de recul agricole des enjeux sociétaux forts.

Ici, le dossier UNESCO « Les Alpes de la Méditerranée » offre un bel exemple de comment les processus biologiques peuvent devenir un enjeu pour le territoire. En effet, les Alpes Maritimes et Ligures incluant le littoral et le talus océanique vers la fosse Algéro-provençale sont un exemple remarquable de la tectonique des plaques puisque, premièrement, ce territoire a connu 3 cycles Wilson, un premier dit Varisque ou Hercynien, un deuxième Alpin et un troisième méditerranéen. Deuxièmement, parce qu’entre le cycle Alpin et celui méditerranéen a eu lieu, un phénomène exceptionnel, l’ouverture d’un domaine océanique (Rifting) au sein d’un chaîne de montagne n’ayant connu, ni pénéplanation, ni effondrement gravitaire. Ce phénomène, lié à la divergence de la plaque corso-sarde du continent européen, a en effet scindé le massif Alpin en deux blocs et a généré un versant en pente forte des sommets Alpins (mont Argentera 3297 m) à proximité du littoral (en 49 km à vol d’oiseaux) sans plaine littoral et, sous la mer le versant se prolonge sans plateau continental jusqu’à -2500 m (en 25 km). Cela a généré une topographie avec, un littoral et des collines au contact de la mer méditerranée, un massif aux altitudes élevées et une plaine (du Pô) en cuvette au sein de l’arc alpin. Il en résulte la juxtaposition de 3 climats très différents : le climat méditerranéen, le climat Alpin et le climat continental. Or, les distances entre ces climats sont très courtes et à certaines saison les contrastes sont forts.

Cette histoire géologique, la mise en place des climats à ce même pas de temps, la topographie actuelle et les climats qui en résultent sont à l’origine d’une configuration biogéographique très intéressante qui est en quelques sorte génératrice de biodiversité pour 3 raisons :

- Premièrement, parce que sont mis en contact des ensembles biogéographiques ou bioclimatiques très différents, (faunes et flore des différents climats, faunes et flore des différents paléo-continents ayant convergés). La variété des climats a permis à un nombre élevé d’espèces de ces différents groupes de trouver un habitat/refuge localement. Par exemple sont aujourd’hui présents dans la région à la fois des espèces du Gondwana d’origine tropicale et des espèces sibériennes venues lors de glaciations.

- Deuxièmement, parce que la configuration topoclimatique permet avec une certaine facilité de migrer à l’intérieur du massif, les espèces ont souvent trouvé à une courte distance des refuges climatiques à chaque changement de climat. En réaction aux glaciations du Quaternaire, des refuges de certaines espèces orophiles en moyennes altitudes sont connus.

- Troisièmement, parce qu’un certain nombre d’espèces ayant migré dans ce secteur variable (en termes de climat et de géologie) d’importants processus de vicariance et de diversification ont eu lieu.

L’ensemble de ces caractéristiques biogéographiques qui conditionnent les processus biologiques (persistance, migration, vicariance) ont, avec l’histoire géologique rapidement décrite ci-dessus, constitué, pendant 3 ans, un argumentaire de la candidature de ce territoire sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité. Ces notions plus ou moins complexes ont été développées pour les documents transmis à l’UICN et au Ministère de l’environnement ; rédaction à laquelle j’ai participé. Elles ont également été développées sous de présentations vulgarisées pour les communications auprès des populations locales et de leurs élus. La figure 76 est, pour exemple, une carte de la répartition des observations de six espèces végétales paléoendémiques recensées dans la Base SILENE. Elles sont divisées en espèces silicicoles et calcicoles pour mettre en évidence les grands ensembles pétrographiques du massif.

FIGURE 76 : CARTE DE LOCALISATION DES ESPECES PALEOENDEMIQUES (FLORE) RECENSEES SUR SILENE

La définition d’espèces, d’habitats ou de processus à enjeu passe donc par une analyse réglementaire, une analyse biogéographique (recherche d’endémismes et de populations isolées) et une enquête ethnobiologique. Ceux-ci, s’ils sont considérés comme enjeu occupent ensuite, de fait une place majeure dans l’ensemble des actions territoriales de la planification à la gestion.