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La mondialisation ayant attribué un pouvoir croissant aux entreprises, tant en termes économique que de gouvernance, et compte tenu des enjeux de développement durable induits par la crise écologique et sociale actuelle, les entreprises sont fortement incitées à tenir compte de ces aspects dans leurs pratiques (Scherer et Palazzo 2011)15, et ce à double titre. D’une part, elles font face à une pression sociale accrue. Le pouvoir de la société civile (ONG, association de consommateurs, etc.) s’étant renforcé au cours des dernières décennies, les entreprises doivent tenir compte de ces parties-prenantes influentes (A.3.1).

D’autre part, afin de combler un certain vide juridique et de régulation, des normes privées se sont développés et font autorité tant auprès des Etats que des marchés. Elles constituent aujourd’hui de véritables conditions d’accès aux marchés (A.3.2).

3.1. Une pression sociale accrue

L’impact de la mondialisation sur le système économique ainsi que les préoccupations écologiques et sociales suscitent de nouvelles interpellations sociales. Les pressions de la société civile et des consommateurs sont de plus en plus fortes et constituent un vrai contre-pouvoir.

Les premiers groupes sociaux émergent au cours des années 1930, plus spécifiquement aux Etats-Unis lors du New Deal. Selon Chatriot et al. (2005, cité par van de Wall and Brice 2011, p.20), le New Deal « mobilise et institutionnalise des ‘citoyens consommateurs’ qui se battent

pour leurs droits individuels et utilisent au même moment leur pouvoir économique pour le plus grand bien de la reprise de l’économie américaine ». Mais c’est au cours des années

1960 et 1970 que les mouvements sociaux et la société civile prennent une réelle importance et qu’apparaissent de nouvelles attentes sociales à l’égard des entreprises et des instances dirigeantes (van de Wall et Brice 2011).

« Aux États-Unis, les mouvements contestataires se structurent autour de plusieurs grands

thèmes de revendication : la promotion de l’égalité, l’obtention des droits civiques et la lutte contre les discriminations, la protection de l’environnement et l’obtention de droits pour les consommateurs ; et autour d’organismes susceptibles de peser fortement sur les stratégies

15 “The management of social and environmental externalities along supply chains is considered as a strategic necessity (Amaeshi et al., 2007; Porter and Kramer, 2006; Zadek, 2004) and a leadership challenge (Maak and Pless, 2006)”.

des entreprises : Amnesty International est créé en 1961, WWF en 1961, Consumers International en 1960, Greenpeace en 1971 » (van de Wall et Brice 2011, p.30). En France,

des organisations de consommateurs émergent dans les années 1950 (Union Fédérale de la Consommation -UFC- 1951, Comité National de la Consommation -CNC- 1960, Institut National de la Consommation -INC- 1966), mais sont impulsées par les pouvoirs publics. Le poids des consommateurs et des associations de consommateurs se renforce particulièrement au cours des dernières décennies du XXème siècle avec l’émergence du consumérisme politique et la dénonciation de scandales par les consommateurs (« name and

shame », nommer et jeter la honte sur). Au cours des années 1990, le nombre de boycotts et

de campagnes de dénonciation s’accroît. Ces actions ont lieu pour des motifs tant environnementaux (Monsanto, Elf…), sanitaires (McDonald’s) que liés aux droits de l’homme et aux conditions de travail (Shell, Nestlé, Wal-Mart, Nike, Gap) (van de Wall et Brice 2011, p.38).

Le concept de « consom’action » ou consommation responsable ou engagée, prend son essor à cette même période. Ce néologisme exprime l’idée selon laquelle on peut « voter avec son

caddie », en choisissant de consommer de façon citoyenne et non plus seulement de manière

consumériste. « La consommation devient alors un espace de contestation sociale [et] la

‘consommation engagée’ traduit la volonté des citoyens d’exprimer directement par leurs choix marchands des positions militantes ou politiques » (Dubuisson-Quellier 2009, p.11).

Le consommateur apparaît de plus en plus impliqué dans ses choix de consommation. Ainsi, selon le CREDOC, « la sensibilité des français à la ‘consommation engagée’ est relativement

affirmée : 44 % déclarent tenir compte, lors de leurs achats, des engagements que prennent les entreprises en matière de ‘citoyenneté’ » (Delpal et Hatchuel 2007). Il ajoute « cet intérêt des consommateurs à l’égard des biens éthiques va jusqu’à inciter 61 % d’entre eux à envisager d’accepter, à qualité de produit identique, un supplément de prix de 5% pour obtenir des entreprises le respect des engagements de ‘citoyenneté’ auxquels ils sont le plus attachés » (p.1-2). L’autre marqueur de cette consommation citoyenne et engagée est la

pratique du boycott. En 2007, un tiers (31 %) de la population déclarait avoir déjà, au moins une fois, boycotté un produit, soit une hausse de 5 points depuis 2002.

En écho à ces attentes d’engagement éthique, les produits « durables » constituent un segment de marché porteur et enregistrent des parts de marché croissant. Par exemple le chiffre d’affaire des produits écolabels a été multiplié par trois en Europe entre 2003 et 2007, les produits biologiques connaissent des taux de croissance à deux chiffres (segment bio Auchan :

+23% en 2008) (Hugonnet 2013). Quant au chiffre d’affaire du commerce équitable en France (produits labellisés Max Havelaar), il est passé de 166 millions d’euros en 2006 à 315 millions d’euros en 2011 (données Max Havelaar), soit une hausse de près de 90%.

Il existe cependant un écart entre les intentions d’achats et les faits, puisque seulement 1/5ème de la population réalise réellement un acte d’achat « éthique ». Au niveau mondial, les statistiques démontrent des tendances similaires mais dans des proportions différentes puisque en 2004, un rapport des Nations Unis indiquait que seulement 4% des consommateurs achetaient des produits verts alors qu’ils étaient 40% à annoncer désirer en consommer (cité par van de Wall et Brice 2011).

Des travaux montrent qu’en effet, les engagements de « citoyenneté » ne jouent encore qu'à la marge sur la décision d’achat. Le prix et la qualité demeurent les deux éléments majeurs qui fondent la décision d’acquisition (respectivement 48% et 38%) (Croutte et al. 2006). La marque (8%), le niveau de garantie et de service après-vente (4%) n’interviennent que dans un deuxième temps. Les engagements de citoyenneté ne constituent que très rarement des déterminants d’achat (à peine 3% des réponses).

Ces faits peuvent s’expliquer par le fait que, comme l’enseigne la théorie économique « orthodoxe », le consommateur répond à des motivations principalement individuelles, pour ne pas dire individualistes. Ainsi apparaît une certaine dualité dans la consommation citoyenne (Croutte et al. 2006). De plus, les produits éthiques affichent des prix souvent supérieurs aux produits conventionnels, cela limite donc leur accès.

Toutefois, compte tenu de l’intérêt croissant du public à l’égard des engagements éthiques des entreprises, il semble que des motifs altruistes puissent être associés à des motifs individualistes lors de l’acte de consommation (Croutte et al. 2006). Le développement et l’évolution de ces mouvements peuvent donc façonner le comportement des entreprises vis-à-vis des problématiques soulevées.

3.2. Soft law, une condition d’accès aux marchés

Les nouvelles formes de gouvernance évoquées antérieurement (cf. A.1.2) ne se contentent pas d'établir un nouveau cadre institutionnel avec des acteurs privés ayant un rôle de régulation, elles s’accompagnent de nouvelles formes de régulation, en particulier au travers de règles de droit non-obligatoires (« soft law » ou droit mou), qui modifient en profondeur les rapports de force entre les acteurs.

Le terme soft law fait référence à des instruments qui n'ont pas de force juridique contraignante, ou dont le caractère obligatoire est « plus faible » que celui du droit traditionnel, dénommé par opposition « hard law » (Scherer et Palazzo 2011). Ces mécanismes juridiques et de marché sont mobilisés pour « re-responsabiliser » les entreprises et leurs dirigeants (Webb 2013, p.68). La théorie économique dominante considère en effet que « les débordements des entreprises ne peuvent être endigués par autre chose que le

marché lui-même. Si bien que la régulation est confiée aux soft-law » (Macombe et Falque

2013, p.27). Ces mécanismes connaissent aujourd’hui une croissance exponentielle et constitue un élément de plus en plus important de la gouvernance mondiale (Blowfield 2005). Certains estiment même qu’ils représentent un nouveau système de « méta-gouvernance » (Martin 2013a).

Pour les Etats, les normes privées environnementales et sociales peuvent constituer une opportunité, puisqu’elles incitent à travers le marché à l’adoption de pratiques durables (Martin 2013a). Pour les entreprises, elles deviennent des éléments de compétitivité et de différenciation.

La montée en puissance des indicateurs d’agences de notation, telles que le Dow Jones Sustainability Index (DJSI) et le FTSE4Good Index, qui évaluent les entreprises sur la base de leurs pratiques sociales et environnementales constituent une forte incitation pour les entreprises à internaliser et à prendre en compte dans leur processus de décision des considérations liées à leurs impacts (Webb 2013).

Les standards deviennent dorénavant des conditions d’accès aux marchés. Parce qu’ils sont imposés par l’industrie et la distribution, ils s’imposent de facto aux producteurs de nombreux pays (Jean et al. 2011). Par exemple, Euro Retail Group (Eurep), un réseau de détaillants européens, a développé un standard portant sur les bonnes pratiques agricoles (GlobalGap) et l’impose à tous ces fournisseurs : plus de 102 000 producteurs dans 108 pays ont été certifiés en référence à ce standard en 2010 (Jean et al. 2011). GlobalGap est ainsi devenu une réglementation de base pour le commerce international des produits agroalimentaires (Neilson et Pritchard 2009, cité par Jean et al. 2011).

Ainsi, ces nouvelles réglementations peuvent s’apparenter à des barrières non-tarifaires à l’entrée dans de nombreux marchés (Daviron et Vagneron 2011). Elles participent à une segmentation des pays et à un protectionnisme sélectif (Jean et al. 2011). C’est le cas en particulier pour les acteurs des pays en voie de développement. D’une part, les infrastructures, les qualifications et le suivi administratif permettent difficilement de respecter les normes

exigées par l’Union Européenne. D’autre part, ces exigences induisent des coûts de certification auprès d’organismes tiers qui sont difficilement supportables pour des acteurs de petite taille. De fait cela conduit donc à limiter le nombre de pays capables d’exporter un bien vers l’Europe ou les Etats-Unis. Comme ces exigences privées ne font pas l’objet d’un cadre institutionnel comme l’OMC qui permet de régler les différents, les petits producteurs dans les pays en développement se retrouvent particulièrement exposés à une exclusion des marchés par ce biais (Martin 2013b).

Ainsi, ce système de normalisation ne demeure pas sans interrogations : les modèles de production portés par ces normes sont-ils efficaces du point de vue environnemental et social ? Ces normes ne sont-elles pas une source de déséquilibre des rapports de pouvoir au détriment des producteurs ? Ou des consommateurs ? De plus face à la prolifération de ces standards, la question de leur crédibilité est particulièrement sensible. A ce titre, de nombreux enjeux sont identifiés : leur multiplicité et le manque d'harmonisation, leur complexité et caractère multidimensionnel, l'exclusion de certains acteurs dans les processus d'élaboration, la difficulté à évaluer de manière scientifique et indépendante les impacts, la cohérence entre normes publiques et normes privées, l'accompagnement technique des producteurs des pays en développement (Martin 2013a) 16.

Conclusion : des paramètres de plus en plus déterminants

Compte tenu des enjeux en termes d’accès aux marchés et des pressions sociales, la durabilité devient un critère de compétitivité, au-delà des seuls marchés de niche. Les entreprises sont incitées « à prendre leurs responsabilités ». Elles sont donc de plus en plus nombreuses à s’engager dans des démarches de réflexion sur la « durabilité » de leurs pratiques.

L’adoption de normes et rapports de développement durable leur permet de mesurer et valoriser les efforts en matière d’empreinte environnementale et sociale. La « Responsabilité Sociale des Entreprises » (RSE) constitue le point d’ancrage théorique et managérial de ces développements.

4. Conclusion partie A : identifier, mesurer, et promouvoir la portée sociétale des