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2.1. Définition des critères de différenciation

Le choix des indicateurs pertinents pour évaluer les impacts sociaux est particulièrement difficile dans la mesure où « une théorie largement acceptée pour la mesure de l'impact social

n'existe pas » (Gallego Carrera et Mack 2010, p.1031). Il existe donc plusieurs sources de

légitimité qui fondent le choix des impacts sociaux jugés dignes d’intérêt. Aristote distingue pour la rhétorique trois sources d’arguments : le pathos, l’éthos et le logos. Dans le domaine scientifique, les sources de légitimité ne reposent pas sur le pathos (l’émotion). Elles sont fondées :

i) soit sur l’éthos (le comportement),

ii) soit sur le logos (la science, le raisonnement) (Macombe et Loeillet 2013).

Dans le champ de l’évaluation sociale, le logos désigne les théories du monde social, l’éthos désigne les pratiques sollicitant l’opinion des parties prenantes et les dires d’experts. Les travaux peuvent utiliser ces deux types d’argumentation pour justifier le choix des impacts retenus.

Le choix des impacts dépend également de la portée des préoccupations, selon que l’on considère une échelle de temps proche ou lointaine, et un périmètre englobant plus ou moins d’humains. L’évaluation peut alors avoir une portée contingente à universelle.

L’origine des indicateurs ainsi que leur portée témoignent de fondements théoriques distincts.

2.2. Des démarches « par le bas »

Dans le champ de l’ACV sociale, une première catégorie de travaux est qualifiée de démarche « par le bas » dans le sens où ils sont inspirés par l’expérience des parties prenantes et des experts. Ils proposent des « groupes » d’indicateurs dont les sources sont variées.

Certains auteurs établissent les critères d’évaluation à partir des standards internationaux de durabilité (Schmidt et al. 2004, Dreyer et al. 2006, Labuschagne et Brent 2006, Kruse et al. 2009, Benoît et al. 2010). Ils s’appuient :

i) sur les conventions et accords internationaux (Organisation Internationale du Travail, Déclaration universelle des Droits de l’Homme),

ii) sur les guides mis en place par des gouvernements ou des organisations internationales (OCDE, Nations Unies, Union européenne, Banque Mondiale), ou encore

iii) sur des rapports d’organisations privées (GRI, Dow Jones Sustainability World Index, ETI).

D’autres approches sont plus contextualisées et prennent en compte des préoccupations locales. Ainsi :

i) ils s’appuient sur les audits sociaux et rapports de Responsabilité Sociale des Entreprises,

ii) enquêtent auprès des experts de la filière pour identifier les problèmes d’importants ou encore

iii) favorisent un processus participatif et intègrent les commanditaires dans l’élaboration de la grille d’évaluation (Dreyer et al. 2006, Andrews et al. 2009, Kruse et al. 2009).

Les indicateurs retenus sont en général très nombreux (« liste à la Prévert »). La sélection se fait de façon empirique et n’est justifiée qu’au travers la reconnaissance accordée aux approches de RSE et grâce à la quantité d’indicateurs utilisés. L’idée est que la « synthèse (des travaux de RSE) représente la légitimité » et que « la quantité couvre tous les problèmes ». Mais ces approches ne tiennent pas compte de la façon dont ces démarches ont été construites, au service de causes particulières et très différentes les unes des autres. Elles ignorent les cultures et l’histoire dans lesquels ces indicateurs ont été développés.

Jørgensen et al. (2010c) soulignent cette absence de fondements théoriques en évoquant le fait que peu de travaux aient été réalisés sur les relations causales (pathways) entre les indicateurs d’inventaires et les AoP. Or, selon eux « en adoptant le principe des Aires de Protection

(implicitement ou explicitement), les auteurs assument plus ou moins l’idée qu’il existe un ensemble de relations causales ou des voies d’impact, […], reliant les indicateurs [de] l'évaluation et l'AoP »52 (p.6). Ce qui les amène à conclure : « cette absence peut signifier qu'il n'y a pas de relation théoriquement bien fondée entre les indicateurs inclus dans de

52 “By adopting an AoP (implicitly or explicitly), most SLCA approaches more or less explicitly assume a range of causal relationships or impact pathways, […], connecting the indicators we use in the assessment and the AoP”.

nombreuses études d’ACV sociale et les AoP »53 (Jørgensen et al. 2010c, p.6). Ainsi ils montrent qu’il n’y a pas de cadre théorique sous-jacent, qui articule les indicateurs d’inventaire et les impacts finaux, sur le bien-être des individus. Sinon on peut imaginer que le choix des indicateurs serait différent.

Ces approches correspondent aux approches « par les performances » ou « RSE du cycle de vie » évoquées précédemment (cf. A.1.2). Elles ne nécessitent pas de comparaison entre des scénarios, et ont une existence en soi.

Conclusion : une construction empirique

Les approches « par le bas » résultent d’une construction empirique sans rattachement à une théorie du social particulière, laquelle permettrait d’expliquer les phénomènes sociaux. Ces approches reposent sur l’expérience et l’expertise des parties-prenantes, qu’elles soient impliquées localement (ONG, associations, etc.) ou bien reconnues internationalement (organisations internationales). Elles correspondent aux approches « par les performances ».

2.3. Quelques démarches « par le haut »

Une deuxième catégorie de travaux que l’on qualifie d’approche « par le haut », considère qu’il existe un bien-être humain avec des composantes de niveau end-point qui ont une portée générale (Weidema 2006). L’objectif est d’identifier ces composantes et la façon dont on peut en rendre compte afin de suivre l’évolution du bien-être humain.

Certains travaux proposent un cadre général pour l’évaluation des impacts en ACV sociale. Par exemple Weidema (2006) définit six catégories qui ont une valeur intrinsèque pour la vie humaine : vie et longévité ; santé ; autonomie ; sûreté ; sécurité et tranquillité ; égalité des chances ; participation et influence. Il identifie plusieurs travaux permettant d’établir des pathways reliant le travail des enfants, l’autonomie et la productivité humaine, l’accès à la sécurité sociale, les effets migratoires et les restrictions de participation. Il suggère également d’identifier des pathways pour évaluer les impacts tels que le travail forcé, la liberté d’association, le chômage et le stress au travail.

53 “This lack may imply that there is no theoretically well-founded relationship between the indicators included in many SLCA studies and the AoPs”.

Reitinger et al. (2011) proposent un cadre théorique différent qui repose sur l’approche des capabilités développé par Sen, et suggèrent d’exprimer ce qui compte dans la vie humaine à partir des travaux de Finnis et al. (1987, p.385), qui identifient sept aspects particulièrement important pour la nature humaine : « la vie ; la connaissance et l’expérience esthétique ; un

certain degré d'excellence dans le travail et le jeu ; l’amitié ; l’auto-intégration ; l'expression de soi ou la sagesse ; la transcendance ».

Ces deux travaux sont des suggestions pour cerner la question « qu’est-ce qui est important pour la vie humaine ? ».

D’autres travaux proposent des contributions plus partielles et spécifiques. Hofstetter et Norris (2003) s’intéressent à la santé, plus précisément à la santé des travailleurs. Ils cherchent à établir un pathway « différences de santé des travailleurs selon les secteurs ». Norris (2006) puis Hutchins et Sutherland (2008) traitent de la vie humaine en termes d’espérance de vie (adulte et infantile). Hutchins et Sutherland s’intéressent aux effets d’un changement économique sur la mortalité infantile. Norris reprend en partie les travaux de Beckfield (2004) qui traitent des impacts de l’inégalités de revenus sur la santé. Jørgensen et al. (2010c) s’intéressent au développement humain et sociétal, via leur réflexion sur le travail des enfants et le chômage. Hunkeler (2010) identifie des « nécessités sociales » (social

necessity), éléments de base au développement et au bien-être humain : le logement, les soins

médicaux, et l’éducation.

Toutes ces approches ont comme point commun d’utiliser des relations statistiques permettant d’estimer des impacts sociaux. Elles correspondent aux approches « par les impacts » décrites auparavant (cf. A.1.3) et se font toujours en comparaison de deux ou plusieurs scénarios. Même si ces travaux divergent sur la façon de choisir les indicateurs sociaux jugés pertinents dans l’analyse et ce en quoi consiste l’analyse des impacts sociaux, ils partagent plus ou moins le même cadre conceptuel, à savoir celui des Aires de Protection54. Les indicateurs retenus doivent qualifier l’impact sur ces AoP55.

Ce type d’approche permet, dans l’absolu, d’avoir une vision globale des phénomènes sociaux. Le socle théorique offre une approche cohérente et structurée. Les parties-prenantes

54 Ce concept est explicité dans le Chapitre 3, au paragraphe B.2.2.1.

55 Nous reviendrons plus amplement sur la question des Aires de Protection dans le Chapitre 5 (A.2), relatif au cadre conceptuel de l’ACV.

savent aussi ce qui vaut le coup d’être évalué. Elles sont le recours lorsque les scientifiques ne savent plus faire. De plus, elles permettent d’arbitrer et de mettre des priorités sur ce qui convient plus particulièrement d’évaluer au regard du contexte local.

Conclusion : pour l’évaluation du bien-être

Bien que le cadre conceptuel global ne soit pas toujours précisé, les fondements théoriques des approches sont relativement explicites et l’objectif est de traduire les impacts des changements dans les organisations sur le bien-être humain et social. Ces approches coïncident avec les approches « par les impacts ».

2.4. Une synthèse des approches

La Figure 19 permet de situer les différents travaux existants en fonction de leurs choix d’indicateurs/d’impacts sociaux. L’axe horizontal renseigne la portée de l’impact/indicateur, allant de l’universel au contingent. L’axe vertical rend compte des sources de légitimité. On distingue quatre cadrans. Les approches « par les pathways » se situent au dessus de l’axe horizontal, les approches « par les performances » sont en deçà. Les approches qui évaluent des impacts sociaux sont essentiellement situées dans la partie gauche de la figure. Alors que dans les cas des approches « par les performances », les travaux sont plus variés certains adoptant des indicateurs à portée universelle d’autres intégrant des indicateurs plus spécifiques au cas étudié.

Source : l’auteur

Figure 19 : Classement des travaux d'ACV sociale selon les sources de légitimité des impacts/indicateurs et leur portée