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Des confusions fréquentes Entre impact et performance Entre impact et performance

Alors que les Lignes directrices définissent l’ACV comme « une technique d’évaluation des

impacts sociaux et socio-économiques (réels et potentiels) positifs et négatifs tout au long du cycle de vie des produits […] » (UNEP/SETAC 2009, p.100) et utilisent l’expression

d’impact social « de manière plus large englobant les notions d’effets, de conséquences, de

changement social et de présence d’attributs sociaux » (p.69), le terme « impact » qui est

employé est trop « large » et ne reflète pas la réalité des travaux existants, qui évaluent essentiellement des performances sociales, comme ça l’a été montré précédemment (A.1). En effet l’évaluation d’un impact social transcrit l’incidence d’une action, d’un projet ou d’un processus par rapport au cas où cette intervention n’aurait pas existé, il désigne les conséquences sociales causés par le fonctionnement du cycle de vie. Afin de le constater, cela nécessite de comparer la nouvelle situation par rapport à un état de référence ou un autre scénario. Or les résultats des évaluations existantes n’impliquent pas de comparaison, ils ont une existence en soi.

Le contre-sens performance-impact social résulte de la position de l’observateur (Garrabé 2012). Il y a relativité de la performance selon qu’on l’observe de l’entreprise ou du contexte social dans lequel se situe le processus productif. Prenons l’exemple, sensible, du travail des enfants. La réduction du taux d’enfants employés est considérée comme une performance

sociale du point de vue de l’observateur situé dans l’entreprise. Alors que la considération de la réalité sociale du contexte peut faire que la situation de l’enfant (voire celle de sa famille), peut être dégradée gravement par la perte de son emploi. Dès lors l’impact social négatif de la mesure, pourrait être en contradiction avec l’estimation, positive, de la performance interne correspondante. Ce n’est pas la question du travail des enfants qui est ici en cause, mais la question des variations de bien-être résultantes de toute mesure le concernant. Que les entreprises proscrivent le travail des enfants, ne supprime pas pour autant sa réalité sociale et son exigence économique. Or c’est l’altération de cette réalité qu’il convient d’identifier et d’estimer du fait d’une nouvelle pratique productive, et non pas l’initiative elle-même.

1.2. Sur l’idée qu’on se fait du lien entre les performances sociales et le bien-être social

Pour les Lignes directrices (UNEP/SETAC 2009, p.43), « les impacts sociaux sont les

conséquences sociales ultimes [tel que] le bien-être des parties prenantes ». Et d’ajouter « les thèmes sociaux d’intérêt renvoient à des questions susceptibles de menacer le bien-être social ou de contribuer à son développement » (p.60). Le bien-être social est donc au cœur de

l’analyse. Les travaux existants supposent ainsi qu’il existe un lien direct entre les indicateurs de performance sociale qu’ils évaluent56 et le bien-être (quand ils le précisent, car bien souvent cela est sous-entendu). C’est-à-dire qu’ils considèrent qu’une amélioration des performances sociales est source de progrès en termes de conditions de vie des travailleurs et des différentes parties-prenantes. Or, il n’y a pas de lien à priori entre ces deux niveaux d’information.

Encore une fois, il n’est pas sûr que l’interdiction du travail des enfants améliore leurs conditions de vie ainsi que celles de leurs familles si aucune mesure n’est mise en place (accès à l’éducation/formation, allocation sociale, aide alimentaire, etc.), puisque bien souvent ils contribuent de façon significative aux revenus de la famille et l’interdiction constitue une perte de revenus nette. L’accroissement du nombre de syndicats peut également être un leurre et pas du tout représentatif d’un véritable dialogue social et d’une réelle liberté individuelle d’association. Par exemple au Costa Rica, les « syndicats jaunes », fomentés par le patronat, constituent la principale forme de syndicalisme, notamment dans le secteur agricole. Et par définition ils ne sont pas forcément synonymes de liberté d’expression, d’association et de

56 Nous avons montré préalablement que ce ne sont pas des impacts mais bien des performances que ces travaux cherchent à évaluer.

négociation collective. La parité homme/femme est également peu significative selon le type de secteur d’activité. Elle est évidemment souhaitée sur le plan des salaires mais il n’est pas sûr qu’obliger les entreprises à employer autant d’hommes que de femmes (pour des travaux pénibles notamment les travaux agricoles) soit réellement bénéfique pour l’amélioration des conditions de vie des femmes.

Ces exemples mettent en évidence le fait que des indicateurs, synonymes de progrès sociaux en Occident, n’ont pas forcément des effets semblables dans des contextes différents et par conséquent qu’ils n’ont pas de lien avec le bien-être des individus et des sociétés. Ainsi il est préférable d’identifier les besoins des individus et d’essayer de les exprimer en tenant compte des contextes et des contraintes locales plutôt que de calquer un cadre préexistant conditionné par des paramètres différents.

1.3. Sur le fait qu’on évalue des impacts « potentiels »

Dans le langage ACV, un impact « potentiel » signifie qu’il résulte d’un calcul qui fournit un résultat valide sous réserve que les conditions d’application soient vérifiées. Cela implique nécessairement une relation statistique, autrement dit un pathway. Or dans l’approche de l’ACV sociale par les performances, il n’y a pas d’évaluation de ce type puisque les données réunies décrivent une situation existante. De plus il est fréquent que les résultats fournis par ces approches confondent des informations qui résultent des choix passées (ex : création d’emplois) et des informations qui caractérisent la situation actuelle (ex : équilibre des genres) (Macombe et Falque 2013).

1.4. Sur ce qui est attribuable au contexte et au produit

En ACV sociale « des performances », la démarche descriptive des situations évaluées ne permet pas d’identifier les causes de l’état décrit ni leurs origines. Les effets propres des chaînes de produit ne sont pas différenciés de ceux du contexte socio-économique, de la structure de la société locale, et de ses mœurs. Par exemple, quand une entreprise textile s’installe en Inde, ce n’est pas elle qui « crée » du travail des enfants, ni un système de solidarité entre les générations, ni une vie syndicale libre. La compagnie textile exploite le travail des enfants, bénéficie de la solidarité entre générations, et crée peut-être pour ses propres besoins un syndicat maison (Macombe et Feschet 2011).

Les entreprises sont intégrées dans le tissu social. Elles créent des perturbations dans ce tissu mais se conforment aussi au milieu culturel (Macombe et al. 2010b). C'est le phénomène dit

d'isomorphisme institutionnel (Di Maggio et Powell 1983). Cela désigne le fait que les

entreprises appartenant à un même secteur ont tendance à devenir semblables au cours du temps, même à emprunter des stratégies identiques ou complémentaires. Gjølberg (2009ba) montre également que les performances de RSE sont différentes selon le contexte politico-économique d’origine de l’entreprise (cf. chapitre 1 B.2.2). Le comportement des entreprises est donc également influencé par des déterminants plus macroscopiques, qui dépassent la seule volonté du chef d’entreprise.

Il est important de faire cette distinction dans la mesure où elle permet d’identifier les points sur lesquels les organisations ont une influence et ceux sur lesquels elle en a moins. Elle peut en effet décider de ne pas avoir recours au travail des enfants, mais si tous ses concurrents n’appliquent pas les mêmes principes, les enfants iront travailler ailleurs. Il est donc bien plus intéressant de savoir ce que l’entreprise fait en faveur de l’amélioration des conditions de vie de ces enfants57 plutôt que de se contenter de savoir si elles emploient ou non des enfants.

1.5. Sur l’origine des impacts sociaux

En exprimant les performances sociales par rapport au nombre d’heures de travail nécessaire pour un processus unitaire, l’ACV des performances considère que c’est cette tâche en particulier qui est responsable de l’impact social. Cela revient à dire que l’utilisation d’une certaine machine (qui correspond au processus unitaire X dans la chaîne de production) est responsable à Y% des accidents du travail. Cela est vrai en partie mais cette machine n’est pas la cause de l’impact social. Ce sont les pratiques ayant conduit à l’utilisation d’une machine déficiente ou n’ayant pas permis la mise en place de formations ou de mesures de prévention adéquates. Ces pratiques sont soit spécifiques à l’entreprise ou au secteur, soit conditionnées par le contexte local (il se peut qu’il n’y ait pas de normes de sécurité spécifiques dans ce pays). Il n’est donc pas possible d’établir une telle relation entre les processus unitaires et les impacts sociaux, car ces derniers sont fonction de comportements humains non standardisés (Macombe et al. 2010b). Il est donc plus logique de se concentrer sur les facteurs de stress relevant des acteurs qui détiennent les leviers d’action.

57 Que ce soit par le biais d’investissements propres, le versement d’allocations financières aux employés ou une augmentation des revenus, ou en versant des subventions aux collectivités locales ou des ONG.

1.6. Sur la définition des parties prenantes

Les Lignes directrices pour l’ACV sociale définissent une partie prenante comme un « individu ou groupe concerné par les activités ou les décisions d’une organisation » (UNEP/SETAC 2009, p.101). Dans cette perspective, elles proposent une liste minimale de cinq catégories : les travailleurs/employés ; les communautés locales ; les sociétés (nationale et mondiale) ; les consommateurs finaux (end consumers) ; et les acteurs de la chaîne de valeurs (UNEP/SETAC 2009, p.46). Elles précisent que l’Etat n’est pas présenté comme une catégorie de partie prenante distincte « parce que l’impact de la production de produits sur

les gouvernements n’est pas une dimension qui a été mise en avant dans le cadre de la RSE ou par la littérature scientifique » (p.47).

Cet argument révèle un malentendu quant au sens donné à ce terme puisque selon l’acception théorique (Freeman 1984, Mitchell et al. 1997), les stakeholders (partie prenante) d’un problème sont les acteurs concernés par le problème parce qu’ils en sont affectés ou qu’ils l’affectent. La définition comprend les deux « sens » de l’interaction.

Conclusion : un manque d’ancrage théorique

Parce que les approches par les performances se sont développées de façon empirique, elles procèdent à de nombreuses confusions, emploient des termes dont l’acception théorique est différente, et ne distinguent pas convenablement les phénomènes sociaux.