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L’orme a aussi été célébré dans la poésie québécoise, où souvent il s’est joint à toute une symphonie d’espèces d’arbres, mais des poèmes entiers lui ont aussi été consacrés. Certains de ces auteurs ont été Gatien Lapointe, Rina Lasnier, Saint-Denys Garneau, Suzanne Paradis, Paul-Marie Lapointe, Pierre Perrault… il en existe probablement d’autres, mais cela ferait l’objet de toute une étude en soi. Je m’attarderai seulement sur quelques échantillons de poèmes afin d’en faire ressortir une symbolique commune à l’orme, à travers les époques où ils ont été composés.

73 Guy Robert, Marc-Aurèle Fortin. L’homme à l’œuvre, Ottawa, Éditions internationales Alain Stanké Ltée, 1976, p.

150.

74 Guy Robert, Marc-Aurèle Fortin. L’homme à l’œuvre, ouvr. cité, p. 149.

75 Pour faire un lien avec mon scénario, Mélina voit clairement en l’orme une représentation de la Mère

primordiale; son emprisonnement dans la cime ronde et refermée de l’arbre (formant ainsi un immense cocon en forme d’oeuf) renvoie à une image de gestation dans le ventre maternel.

151 Pour débuter, et contrairement à Marie-Victorin, Saint-Denys-Garneau voit en le poème « les Ormes » (publié dans Regards et jeux de l’espace en 1937)76 des arbres muets qui ne parlent pas ni

ne chantent. Il a en effet monté un poème très simple en mettant l’accent sur la carrure de l’arbre en forme de parapluie, rappelant sa nature protectrice qui sert de refuge aux animaux, le tout dans une paisible et silencieuse ambiance pastorale :

Dans les champs Calmes parasols

Sveltes, dans une tranquille élégance Les ormes sont seuls ou par petites familles. Les ormes calmes font de l’ombre

Pour les vaches et les chevaux Qui les entourent à midi. Ils ne parlent pas

Je ne les ai pas entendus chanter. Ils sont simples

Ils font de l’ombre légère Bonnement

Pour les bêtes.

En avançant un peu plus loin dans le temps, à une époque où la maladie hollandaise de l’orme avait frappé le Québec et commencé à envahir les régions de l’Est, on est amené à se demander si ce phénomène tragique ne s’est pas fait sentir dans la poésie aussi. Dans « L’orme vieux »77

(publié dans Présence de l’absence en 1956) de Rina Lasnier, toute la majesté de l’orme est décrite dans une sourde ambiance de mort. Cependant, la poète confère toujours une image divine et mythique à l’arbre, qui, même proche du trépas, impose son silence jusque dans les rayons du soleil, tranquille souffrance inspirant une paix certaine:

Ce bouddha assis dans le nirvâna du ciel L’orme dans l’extase de ses bras accumulés, Et quand se détend l’étoile-sauterelle Cette ramure à peine remuée d’étincelles.

L’arbre s’enchape du sommeil énorme de son sang, Sa feuille ne sent plus la froissure du vent

Ni son flanc le brûlis de l’hiver,

Les longs bras ont fixé très haut la paix des sèves. Les abeilles ont retrouvé les trajets effacés Les moineaux ont pillé la provende des songes

76 Saint-Denys-Garneau, Poésie complètes, Montréal, Fides, « Collection du Nénuphar », 1949, p. 55. 77 Rina Lasnier, Poèmes I, Montréal, Fides, « Collection du Nénuphar », 1972, p. 300.

Car tu n’émondes point le soleil de son aiguillon, Et l’arbre ressuinte d’ombre, de suc et de plaies.

Rina Lasnier fait-elle référence à la maladie hollandaise ou illustre-t-elle simplement un grand orme centenaire sur le point de s’éteindre de sa mort naturelle ? Ou montre-t-elle les deux ? Quoi qu’il en soit, ce poème apparemment anodin marque les débuts de la fin d’un monde : celui du règne de ces grands seigneurs des forêts qu’auront immortalisé Marie-Victorin et Marc-Aurèle.

Si l’on regarde maintenant l’oeuvre poétique de Suzanne Paradis, on constate chez cette dernière que l’image de l’arbre en général y est très explorée, surtout dans son long poème « La clé des arbres » (À temps, le bonheur…, 1960), divisé en plusieurs parties : La clé des arbres, Le signe de sable, Mort d’orme, Arboriculture et Diane chasseresse. La partie sur l’orme dévale comme suit :

Au bout du champ tragique, un orme énorme songe. Du creux des prés obscurs sa grande mort tranquille monte au travers du sang du sol, un orme ronge un peu chaque matin sa grande mort docile. Un orme a recueilli sa mort dans sa racine, sa grande mort qui brûle à petit feu la vie. Elle a la flamme lente qui mord et fascine.

Un orme est dans le champ, sa grande mort l’épie. Il n’est plus habité que par deux alouettes

qui semblent écouter loin au travers des branches, futile aimant de cloche au travers des dimanches, l’appel que jette en lui sa grande mort muette.

Au bout du champ de grâce, un orme en terre plonge. Des profondeurs sa mort gagne la vieille écorce, elle absorbe son sang avec un bruit d’éponge. Un orme a combattu sa grande mort sans force. D’aurores en aurore, un orme en peine ajourne au lendemain la chasse à la mort dans ses feuilles, la grande dévoreuse en lui tourne et retourne, ourlet de sang figé, les plis de chaque feuille.

Au bout du champ d’opprobre, un orme étouffe, un orme sous l’assaut sous l’abri de sa mort patiente,

vomit dessus l’automne son feuillage informe. Il rend au sol en vain sa grand’mort imminente.

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Un orme est suspendu au bout du champ de glace comme un noyé profond, surpris en l’hivernage. Les mois qui vont tenir sa grande mort en place verrouillent jusqu’au cœur son immobile cage. Un orme est demeuré au bout du champ l’otage D’un printemps annoncé pour la trèfle et l’airelle. J’ai vu mille ans dormir chaque hier dans sa cage Cet orme mort depuis d’une mort naturelle. […]78

Comme on peut le voir, Mort d’orme raconte l’agonie d’un orme qui, l’automne, « rend au sol en vain sa grand’mort imminente » (6e strophe). Il est encore difficile ici de savoir s’il s’agit bien

de la maladie hollandaise ou tout simplement de la mort naturelle d’un orme qui est illustrée, comme en témoigne un extrait plus loin: « J’ai vu mille ans dormir chaque hiver dans sa cage / cet orme mort depuis d’une mort naturelle » (8e strophe). La mort semble en fait « monter au

travers du sang du sol » (1ière strophe), pour aller ensuite « dans sa racine (2e strophe), pour

ronger « la vieille écorce » (4e strophe), pour ensuite atteindre « ses feuilles » (5e strophe). Il

reste que cela ne va pas sans rappeler le phénomène qui se produit lorsque les ormes coupent leur circulation de sève dans leurs canaux infectés, en réaction au champignon de la graphiose, entraînant ensuite la mort des feuilles.

Enfin, un poète comme Gatien Lapointe n’aurait pas pu s’abstenir de magnifier l’orme dans ses écrits, lui dont l’image de l’arbre apparaît à plusieurs reprises dans sa poésie, tel un frère ou un ami, auquel il peut constamment s’identifier Ŕ ou lier son destin. Mais quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai découvert son fantastique poème « L’orme constellé »79, consacré à cet arbre

seul :

mots noyaux dans la terre humide de nos lèvres

toute la chair en germes en gerbes bel arbre désir dans l’ouvert

de la nuit fuse d’un frisson

la flamme des cheveux des chevaux

78 Suzanne Paradis, Poèmes. 1959-1960-1961, Québec, Éditions Garneau, 1978, p. 94-96.

79 Gatien Lapointe. « L’orme constellé », Lettres québécoises : la revue de l'actualité littéraire, vol. 1, n° 1, 1976, p. 2. [En

ligne], http://www.erudit.org/culture/lq1076302/lq1082091/1322ac.html?vue=resume, page consultée le 26 novembre 2013.

montés à nu d’un seul corps vers la cime des fleurs

impatiente la tremblante flèche du sang faisant gloire d’espace

d’île en île pulsent plein cœur les blonds jets

de lumière l’amoureuse année brisant à mesure les frontières

battantes vagues du feu délivrent chaque veine

en paroles en offrande du plaisir du monde l’amande en tempête

en fête l’heure l’or à l’extrême du fleuve nous marquant de mystère

seuil et la grandissante phrase de l’aube

sur nos fronts par-delà les sept collines de l’enfance

chevauchant l’orme constellé en croupe en coupe nous buvons la céleste liqueur

Ici, l’orme renvoie à l’arbre cosmique, comme celui que l’on vénérait dans les civilisations anciennes, et ce depuis des millénaires, reliant la Terre au Ciel, au fil d’une ascension tout au long de son corps : « en croupe », montant le tronc de l’orme vers son feuillage de « cheveux ». Cette chevauchée traverse les âges et, d’un point de vue psychanalytique, renvoie peut-être aussi à une phase importante de l’enfance : les sept ans de latence, mentionnée de manière plutôt évidente dans le vers « par-delà les sept collines de l’enfance ». Y verrait-on un éveil ou une expérimentation initiatique d’un érotisme mystérieux, sacré ? La dimension sexuelle est très évidente, la forme phallique du corps de l’orme est planté dans la Terre ouverte (tel le sexe d’une femme), suggérant ainsi un coït mystique entre la Terre et l’arbre dans le rayon de la nuit, resserrant toujours plus leur lien intime : « mots noyaux dans la terre humide de nos lèvres / toute la chair / en germes en gerbes bel arbre désir dans l’ouvert / de la nuit fuse d’un frisson ». Il reste que Gatien Lapointe présente avant tout un portrait mythique de l’arbre, puisant jusqu’aux plus profondes racines de l’imaginaire, des cultures et des traditions. Il décrit l’orme comme l’arbre cosmique que chevauche le shaman sibérien pour atteindre le ciel. En effet, le premier vers du poème met en évidence la terre (« mots noyaux dans la terre humide de nos lèvres ») pour ensuite culminer, à la fin, à la cime qui embrasse le cosmos : « chevauchant l’orme constellé / en croupe en coupe nous buvons la céleste liqueur ».

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