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Il ne faudrait pas que j’oublie de spécifier que toute cette recherche-création que constitue

L’Arbre-Mère a été originalement dictée par un grand désir, celui d’écrire une histoire mettant

en scène les forêts québécoises. Ensuite, j’ai voulu canaliser cette condition et cette réalité au sein d’un seul arbre. La perturbation des milieux forestiers au Québec a de nos jours atteint un paroxysme, à tel point qu’il m’apparaît incontournable de l’intégrer au cœur de mon récit. Cette réalité demeure encore bien présente dans la conscience populaire, et ce, grâce entre autres au documentaire L’Erreur boréale (1999) de Richard Desjardins. Cela a d’ailleurs en partie incité le gouvernement à mettre récemment en place son nouveau régime forestier, qui inclut les principes du plan d’aménagement forestier écosystémique (AFÉ). Ce programme fera de plus en plus place à la protection de la biodiversité et des écosystèmes naturels. De nos jours, la forêt prend donc une importance plus grande pour le gouvernement qui désormais va assurer les planifications de coupes forestières en secteur public, alors qu’auparavant, cela était géré par les industries. Aussi, il est pertinent de savoir que certaines études innovatrices pour la mise en place de ce plan d’aménagement ont pris racine dans la région bas-laurentienne, en particulier

43 Jacques Brosse, Mythologie des arbres, ouvr. cité, p. 383.

44 Quoique l’on pourrait aussi voir en cette vision de Marie-Victorin un rapport avec l’orme beaucoup plus

profond, affectif et spirituel, allant au-delà de toute représentation religieuse, tel que je le développerai plus loin.

sur le territoire de Rimouski, où des chercheurs de la Chaire de recherche sur la forêt habitée de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) ont pu élaborer, à l’aide d’archives récupérées des arpenteurs de l’époque, un modèle de forêt québécoise préindustrielle inspirant46. Il va sans

dire que la forêt bas-laurentienne, dans sa valeur ancienne et originelle, constitue encore aujourd’hui une inspiration pour les scientifiques, comme elle a pu l’être pour nombre d’artistes47.

Il reste que la forêt a perdu bien de la valeur dans les moeurs humaines au cours du XXe siècle.

En Europe, la désacralisation de la forêt aurait commencé bien avant, entre autres avec l’expansion de l’Église et l’influence de la pensée rationaliste, qui ont relégué les fées et autres cultes de divinisations sylvestres au rang de superstitions dans la mémoire collective. De concert avec les débuts de l’ère industrielle, l’exploitation de la forêt s’ensuivit sans limites, et ce, dans le monde entier : plus de la moitié des forêts mondiales a été abattue depuis les débuts de l’ère industrielle. On est alors en droit de se demander si l’être humain est encore conscient de ses liens sacrés, millénaires avec l’arbre. Jacques Brosse émet son avis sur notre manière actuelle de valoriser les arbres : « [c]et anthropocentrisme absolu ne peut plus voir, hors de l’homme, que des objets. La nature tout entière s’en trouve dévaluée. Autrefois, en elle tout était signe, elle-même avait une signification que chacun, en son for intérieur, ressentait. Parce qu’il l’a perdue, l’homme aujourd’hui la détruit et par là se condamne48 ». La grande fresque

cinématographique The Lord of the Rings de Peter Jackson (plus particulièrement The Two Towers (2002), le deuxième épisode de la trilogie adaptée de l’œuvre de J.R.R. Tolkien) a aussi mis de l’avant, au cinéma, ce phénomène de déforestation et de désacralisation de la forêt ancienne, en illustrant Saruman qui détruit la forêt millénaire de Fangorn pour exploiter les entrailles de la Terre (parallèle métaphorique avec les industries minières), ce qui incitera les Ents, créatures sylvestres, à se venger49.

46Yan Boucher et al., « La forêt préindustrielle du Bas-Saint-Laurent et sa transformation (1820-2000):

implications pour l’aménagement écosystémique ». [En ligne], http://www.uqar.ca/files/foret- habitee/publications/boucher_et_al_2009b.pdf, page consultée le 26 novembre 2013.

47 Voir les œuvres de Joseph-Charles Taché, homme de lettres, médecin et politicien du XIXe siècle, où il a mis en

scène forestiers, coureurs de bois, Amérindiens et surtout, les grandes forêts de la région bas-laurentienne dans ses contes. Voir aussi les contes et chansons de Lawrence Lepage, décédé récemment, qui a notamment mis en scène le territoire rimouskois, et dont l’une de ses chansons (« Mon vieux François ») figure dans L’Arbre-Mère.

48 Jacques Brosse, Mythologie des arbres, ouvr. cité, p. 384.

49 Cette thématique a également servi de fond au film Avatar de James Cameron (2009) où la nature (présidée par

137 Quel qu’il soit, je devais trouver l’arbre qui illustrerait très bien le destin tragique des forêts de la planète, et plus particulièrement du Québec. En cela, j’ai vu en l’orme un ambassadeur de choix, susceptible en plus d’inspirer à mon couple de personnages principaux des alternatives écologiques et un puissant éveil de conscience, pour ne pas dire spirituel, grâce à toute la richesse de son bagage historique et même génétique. En effet, je ne peux m’empêcher de penser que ce géant, en apparence indestructible mais fragile, doit bien renvoyer quelque peu à la taille des grands arbres que l’on pouvait retrouver dans nos forêts d’antan, forêts qui avaient émerveillé les premiers pionniers et plus tard nos ancêtres coureurs de bois, forestiers ou cultivateurs. En cherchant des témoignages auprès d’hommes oeuvrant dans le domaine des sciences (un créateur ne doit-il pas se mettre dans la peau de ses personnages, féminins comme masculins?), j’ai voulu pendant un certain temps apprivoiser le regard d’un « homme des bois »50, dans le but de mieux ressentir l’admiration que peut éprouver un forestier envers

certaines essences d’arbres qu’il côtoie et étudie. Force est de constater, à ma grande stupéfaction, que l’orme d’Amérique arrivait parmi les premiers choix incontestables de ces experts (tout comme cela a été le cas aussi pour certaines femmes), devant l’érable, le bouleau ou le pin, espèces généralement prisées pour leur beauté ou leur noblesse dans la culture québécoise.

Par ailleurs, j’avais avant tout une vision féminine à respecter : celle de Mélina, qui a des racines amérindiennes. Le fait que ce personnage se fasse envahir et manipuler par d’autres (un peu à l’image des premières nations à la venue des Blancs) devait également justifier le choix d’un arbre qui abondait autrefois dans le pays et qui aurait subi un traumatisme. Ce que j’ai lu sur le phénomène tragique de la maladie hollandaise de l’orme a alors éveillé en moi une profonde blessure bien québécoise, pour ne pas dire canadienne-française (ou encore, plus lointainement amérindienne?) : l’idée de colonisation, de dépossession, d’abandon et d’aliénation qui remonte aux temps de la colonie et de la Conquête, qu’ont entre autres représentée les poètes de l’époque de la Grande noirceur et de la Révolution tranquille… Cela explique pourquoi mon choix a été en faveur de l’orme d’Amérique plutôt que du bouleau jaune, par exemple, car elle

50 Si je désigne « homme des bois », c’est à ne pas confondre avec un homme sauvage, primitif, vivant dans les

se situe peut-être plus près du destin qu’ont vécu les anciens Canadiens ou les Amérindiens, dans leur aspect identitaire divisé, morcelé, métissé51.