• Aucun résultat trouvé

Au départ, je me suis demandé quels lieux et espèces d’arbres trouver pour composer la trame de l’histoire de L’Arbre-Mère. Puis, ces éléments se sont progressivement imposés eux-mêmes, d’après ce que je connaissais d’eux. Mais je devais cependant remonter à un peu plus loin pour bien les connaître et les développer : quels types de forêts existaient avant l’arrivée des Européens? Quels types de forêts précoloniales peuplaient les terres de la vallée laurentienne1,

forêts qu’avaient connues les premières nations vivant en symbiose avec la Terre-Mère (et forêts dont il ne reste pratiquement plus de traces)? Et surtout, quel arbre choisir pour incarner l’arbre-phare de mon histoire, celui auquel Mélina s’identifie et par qui elle se laisse guider pour accomplir sa quête initiatique? En plus des territoires, je devais pouvoir capter l’esprit qui les anime, que seules les essences d’arbre qui les peuplent depuis longtemps allaient pouvoir me transmettre au fil de mes recherches et de mes randonnées dans les bois. Mais il fallait pour cela constituer d’abord un tableau des espèces d’arbres dominantes dans l’histoire de L’Arbre-

Mère afin de mieux ressortir certaines représentations symboliques, et aussi pour établir

quelques premiers repères aux personnages et au déploiement des actions. Une fois ces portraits ayant pris forme, ils ont progressivement conduit au choix central de l’orme d’Amérique pour constituer la charpente de base de l’intrigue dramatique, en plus de l’influence de Marie-Victorin. Voici donc un aperçu des résultats de mes recherches et réflexions.

Sur les terres familiales : Acer Saccharum et Betula alleghaniensis2

Sur les terres familiales de Mélina se trouve une érablière à bouleau jaune, une des forêts les plus représentatives du Québec et de la région appalachienne. L’érable à sucre (ou érable franc)

1 Si l’on se réfère à Jacques Cartier, dans son troisième voyage, il constate que les arbres présentent de très grandes

dimensions : « De part et d’autre du dit fleuve se trouvent de très bonnes et belles terres, couvertes d’arbres qui comptent parmi les plus beaux et les plus majestueux du monde; il y en a plusieurs espèces qui dépassent les autres de plus de dix brasses » (Jacques Cartier, Relations (édition critique par Michel Bideaux), Montréal, PUM, 1986, p. 108).

2 Pour cette description des arbres ci-contre ainsi que pour les autres à la page suivante, nombre d’informations

a été en fait l’arbre emblématique des Canadiens français avant de devenir le symbole officiel du pays en 19653. Cet arbre essentiellement appalachien est donc très lié au colon bas-

laurentien d’antan et aux traditions. Son bois franc est une ressource très prisée et l’acériculture est forcément très présente dans le Bas-Saint-Laurent.

Le bouleau jaune demeure quant à lui l’arbre emblématique du Québec depuis 19934. L’espèce,

très commune, se situe très souvent dans la même aire de dispersion que l’érable. Arbre magnifique et imposant, il a toujours été très utilisé par les gens du pays. Aussi, l’eau du bouleau jaune (comme celle du bouleau blanc) est de plus en plus recherchée pour ses vertus médicinales et pour en faire un sirop. Il incarne donc une nouvelle manière d’exploiter les produits agroforestiers, qu’Éric, le copain forestier de Mélina, met en pratique.

Sur les terres familiales et le terrain d’Éric : Thuja occidentalis

Le thuya occidental, communément appelé cèdre, est un arbre très sensible aux perturbations; il a tendance à laisser place à d’autres espèces plus imposantes, tels les feuillus. Il y a 300 ans, avant l’arrivée des premiers colons, le cèdre figurait parmi les espèces de conifères dominantes dans la région, mais les coupes forestières, en grande partie effectuées au siècle précédent, ont entraîné sa raréfaction5. La cédrière sur le terrain d’Éric, au bord du lac de Lionel, près d’une

tourbière, incarne alors un environnement originel riche et inspirant, propre à un retour aux sources, en plus de se faire gardienne des points d’eau auxquels vont s’abreuver Éric et Mélina.

3 « La feuille d'Érable, avec le Castor, symbolise l'individualité de la race canadienne-française. La circonstance qui

donna reconnaissance officielle à ce qui était déjà sans doute depuis quelque temps l'embl[è]me national, fut la fondation de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, vers 1836. Le choix de la feuille d'Érable fut sans doute une erreur. Quoi qu'on puisse dire, le Canada n'est pas le pays de l'Érable à sucre. La carte de sa distribution montre d'un coup d'oeil que c'est essentiellement un arbre apalachien qui ne couvre qu'une partie de la province de Québec (ne dépassant pas au nord le Témiscamingue et le lac Saint-Jean)» (Frère Marie-Victorin, Flore

laurentienne, Montréal, Les Frères des Écoles Chrétiennes, 1935, p. 398).

4 Assemblée nationale du Québec. Les jardins de l’Assemblée. [En ligne],

http://www.assnat.qc.ca/fr/visiteurs/jardins.html, page consultée le 26 novembre 2013.

5 « En ce qui concerne la composition des peuplements, en visant les conifères, les coupes du XXe siècle ont

réduit leur abondance au profit des jeunes peuplements composés d’essences feuillues pionnières ou

opportunistes. […] [L]e sapin baumier, l’épinette blanche, le pin rouge et le thuya occidental sont probablement celles qui ont subi les plus fortes baisses entre 1930 et maintenant (Boucher et collab., 2006 ; Archambault et collab., 2006) » (Yan Boucher et al., « La forêt préindustrielle du Bas-Saint-Laurent et sa transformation (1820- 2000): implications pour l’aménagement écosystémique ». [En ligne], http://www.uqar.ca/files/foret- habitee/publications/boucher_et_al_2009b.pdf, page consultée le 26 novembre 2013, p. 7).

121 Forêt magique : Abies balsamea

La sapinière à bouleau jaune demeure le type de forêt dominante du haut plateau rimouskois. Dans son livre L’Annedda. L’arbre de vie (2009), Jacques Mathieu démontre que le sapin baumier a été ce légendaire arbre de vie utilisé par les Amérindiens pour la composition de la fameuse tisane ayant guéri l’équipage de Jacques Cartier du scorbut. L’auteur a aussi remarqué que le sapin est, de tous les résineux, celui possédant le plus de propriétés médicinales. C’est l’espèce qui prédomine dans la forêt magique, celle où règne le grand orme, et qui crée toute une atmosphère propre à la guérison et au renouvellement dans le récit de L’Arbre-Mère.

L’Arbre-Mère : Ulmus americana

Aux confins des terres familiales se dresse un immense orme d’Amérique (ou orme blanc) qui a, pendant des années et encore au début du XXe siècle, régné dans les grandes villes ainsi que

dans les campagnes québécoises. Ce géant, en apparence indestructible, était une des rares espèces à avoir une si grande capacité d’adaptation en milieu urbain (stress, circulation, pollution, etc.) et pouvait vivre jusqu’à 200 ans6. Sa forme de parasol en faisait l’arbre

ornemental le plus attrayant et le plus recherché, et offrait un refuge pour les animaux de la ferme : « [l]'arbre porte souvent son feuillage très haut; il en résulte une ombre mobile, selon les heures du jour, suffisante pour fournir un abri aux bestiaux et qui n'exerce pas d'action nocive sur la végétation environnante. Aussi le respecte-t-on dans la plaine laurentienne où sa tête, déployée contre le bleu du ciel, est un objet de grande beauté. »7 Quant à ses usages

pratiques, voici ce qu’en dit plus loin Marie-Victorin : « Le bois de l'Orme d'Amérique est employé dans la construction maritime (parce qu'il se conserve sous l'eau), l'ébénisterie, la carrosserie, la tonnellerie. Le liber fournissait à nos pères les fonds de leurs chaises rustiques. » Comme beaucoup d’arbres, l’orme d’Amérique possèderait aussi des propriétés médicinales, même si son usage est moins répandu que son cousin l’orme rouge (Ulmus rubra)8. Son écorce

6 Certaines informations concernant l’orme d’Amérique et la maladie hollandaise dans cet essai et le scénario

proviennent en grande partie d’entretiens effectués avec le professeur Louis Bernier.

7 Frère Marie-Victorin, Flore laurentienne, ouvr. cité, p. 170.

8 À en croire l’herboriste Anny Schneider, il semblerait même que différentes variétés d’ormes (« Ulmus americana,

Ulmus procera ou Ulmus rubra ») détiennent des propriétés médicinales semblables (Anny Schneider, Plantes sauvages médicinales, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1999, p. 184).

et ses racines ont été utilisées par les premières nations pour traiter différents maux : toux, maux de gorge, yeux endoloris, diarrhée, maladies génitales, etc9. Cela m’a d’autant plus incitée

à voir en cet arbre une « âme de guérisseur » (bien au-delà de ses parties utilisées pour leur valeur médicinale), qui va guider le cheminement de Mélina.