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Au cours de mes recherches, je n’espérais pas seulement trouver un arbre qui portait en lui la force et la pureté des forêts d’antan, ni le souvenir bucolique des campagnes rustiques. Je cherchais un arbre qui incarnait une force originelle, un temps immuable, plus près du rythme de la nature. Un temps qui, nécessairement, était plus présent jadis (car il restait beaucoup plus de « vieilles » forêts qu’aujourd’hui), et que l’on aimerait bien souvent retrouver un peu plus dans notre décor de vie hypermoderne.

L’orme d’Amérique était décidément un arbre d’un autre âge Ŕ celui où les forêts étaient encore à leur paroxysme. En plus d’avoir captivé l’admiration d’un homme d’Église et de sciences, il a servi à la même époque de toile de fond à un autre poète, celui-ci de la toile : Marc-Aurèle Fortin. Ma redécouverte de l’orme d’Amérique en tant que démarche artistique peut paraître « rétro », mais il ne faudrait pas voir en celle-ci un retour à des traditions, à un passé nostalgique et idéalisé, mais à un rituel, à une sorte de méditation ou d’initiation qui va au-delà des âges et des cultures, permettant aussi de revenir aux sources afin de mieux nous connaître et nous retrouver dans notre vie actuelle. C’est pourquoi Marie-Victorin et Marc- Aurèle Fortin ont été pour moi des portes d’entrée vers des âges plus grands que nature, tels des magiciens qui me font voyager dans un autre monde, de l’autre côté de la lisière, vers la forêt d’avant (et cet avant pourrait être vu comme avant l’exploitation industrielle des forêts et le mode de vie d’avant la Seconde Guerre mondiale). En tant qu’observateurs et témoins privilégiés de ces arbres et de ces époques, ils m’ont pour ainsi dire éclairée et guidée dans mon

147 cheminement. La carrière de ces deux hommes ayant rayonné avant la dernière Guerre mondiale, ils se sont éteints alors que la maladie hollandaise avait envahi une partie du Québec. Le fait qu’ils aient privilégié cet arbre au cours de leur existence, particulièrement avant la Seconde Guerre mondiale (et avant l’arrivée de la maladie hollandaise), nous amène à croire que cet arbre devait posséder tellement d’attributs qu’il était préféré à d’autres essences. Cet arbre se faisait donc représentant parfait des grandes et nobles forêts du Québec.

En tant que peintre paysagiste, Marc-Aurèle Fortin s’est longtemps fait témoin et ambassadeur du paysage québécois d’une époque révolue. Et comme les ormes abondaient dans les villes et les campagnes d’antan, il en a fait les seigneurs de plusieurs de ses tableaux, dont ceux-ci, pour la plupart intitulés de manière très évidente : Étude d’ormes, Cartierville (entre 1923 et 1930);

Paysage d’été (1925), aussi connu sous Grands ormes à Ste-Rose; Le Grand Arbre (1925), aussi connu

sous Orme à Laval-des-Rapides; L’Orme à Pont-Viau (vers 1928); Sous les ormes à Sainte-Rose (vers 1930)66. Son attachement à l’orme vient peut-être du fait qu’il y en avait beaucoup à Sainte-

Rose, son village natal où il allait souvent peindre et auquel il a consacré plusieurs toiles. Tout comme Marie-Victorin, Marc-Aurèle Fortin recherchait sans doute dans ses œuvres le souvenir nostalgique d’une jeunesse heureuse, ou encore, d’un pays à la végétation riche et unique qu’il voulait mettre en valeur :

Depuis son retour de Chicago, en 1910, Fortin est animé par l’idéal d’un art qui transcrirait l’authenticité du pays, « un art national ». […] Or, c’est précisément dans son village natal, à Sainte-Rose au nord de Montréal, que l’artiste québécois trouve les sujets lui permettant d’atteindre son but. On raconte que les grands ormes qui bordaient la rue Principale étaient alors si touffus que, par temps de pluie, les gens s’y promenaient sans se faire mouiller. […] Fortin représente ces arbres géants comme les symboles d’une nature toute puissante et il constelle leurs frondaisons de touches impressionnistes67.

L’œuvre de Fortin rappelle la grandeur des ormes, mais aussi celle de la nature qui embrassait et embellissait les villes, puisque les sujets de prédilection de ce peintre de la nature étaient entre autres « d´énormes ormes feuillus, des maisons rustiques, des charrettes de foin et le port de Montréal; ses rares sujets humains semblent habituellement écrasés par la

66 Michèle Grandbois (dir.), Marc-Aurèle Fortin. L’expérience de la couleur, Québec, Musée national des beaux-arts du

Québec/Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2011.

67 McMichael Canadian Art Collection. Marc-Aurèle Fortin. [En ligne].

nature. »68 Comme les ormes étaient parmi ces rares arbres à pouvoir prendre tant d’expansion

et d’aisance en milieu urbain (et c’est encore le cas de nos jours), Fortin mettait en valeur leur plein déploiement et allait jusqu’à amplifier leur présence souveraine et surplombante au sein d’un environnement urbain ou campagnard, au détriment des hommes ou de leurs constructions modernes.

Sur le site du Musée national des beaux-arts du Québec, on peut lire la description suivante concernant une des œuvres les plus connues de Fortin, L’Orme à Pont-Viau : « [u]n orme démesurément grand, au feuillage touffu, se dresse sous un ciel incertain. Il abrite de minuscules silhouettes humaines. L’échelle réduite des personnages et la ligne d’horizon très basse accentuent la dimension gigantesque de l’arbre campé sur les berges d’un cours d’eau 69».

Encore une fois, l’orme est à première vue représenté dans sa qualité la plus légendaire : sa grandeur. Mais ce qui m’impressionne, c’est la présence d’un orage au loin, comme si celui-ci, frappant le clocher de l’église, faisait écho à la puissance de l’arbre situé de l’autre côté du cours d’eau. Y verrait-on un lien supraterrestre avec le ciel, ou un lien spirituel à connotation religieuse ? Tout comme chez Marie-Victorin, ces présences de l’orage, du tonnerre et de la foudre, comme puissances du ciel communiquant avec l’arbre, sont saisissantes. Le besoin d’inclure ces éléments de la nature en relation avec l’orme de mon scénario m’est aussi venu de manière spontanée. Il n’empêche que cette œuvre colossale du peintre « représentait non seulement une réussite parce qu’il faisait preuve d’une maîtrise technique, mais également parce que son sujet éveillait chez [Fortin] un sentiment de fierté nationale. Dans le calme de la vie quotidienne se déroulant au pied de l’arbre géant dans une nature toute puissante, il trouvait l’expression même d’un art typiquement canadien-français […]. N’était-ce pas ce qu’il recherchait passionnément depuis qu’il s’était engagé dans le métier d’artiste ? »70 Une

recherche de l’authentique, du caractère unique, régional et rustique des paysages. Il a en tout cas représenté un peuple de la nature, issu de l’ombre et de la grandeur de ses arbres…

68 Musée des Beaux-arts du Canada. Marc-Aurèle Fortin. [En ligne], http://www.beaux-

arts.ca/fr/voir/collections/artist.php?iartistid=1830, page consultée le 26 novembre 2013.

69 Musée national des Beaux-arts du Québec. L’Orme à Pont-Viau. [En ligne],

http://www.mnba.qc.ca/Contenu.aspx?page=1545, page consultée le 17 mai 2013 (maintenant indisponible).

149 La biographie romancée de Daniel Gagnon, Marc-Aurèle Fortin. À l’ombre des ormes (1994), mérite aussi d’être abordée, car elle relate la vie du grand peintre tout en mettant en évidence la présence magique des ormes, comme s’ils avaient été les dieux et guides de Fortin. L’admiration que porte l’auteur du roman est aussi fascinante, sinon plus, que celle du peintre, auquel s’imprègne une ambiance à saveur pastorale qui ne va sans rappeler Marie-Victorin et qui remet de l’avant la force respectable qu’imposait ce géant à cette époque. Un passage particulièrement éloquent évoqué par le personnage de Marc-Aurèle Fortin ressemble étrangement à l’évocation de Marie-Victorin sur les ormes géants qui régnaient sur la vallée laurentienne, comme étant les seigneurs d’un pays en pleine mutation:

Je peignais les arbres vêtus de leurs grands manteaux de feuilles, géants joyeux qui touchaient le ciel de leur faîte, grands ormes mes frères qui apportent leur paix sur la campagne laurentienne. Conquérants de l’horizon, ils emplissaient toute ma toile, ils régnaient sur les terres et sur mes toiles, j’en faisais de grands seigneurs, dans mes tableaux les grands arbres soutenaient le ciel au-dessus de la tête des paysans, la vie était belle sous leurs grands bras verts, les jours étaient féconds et calmes, baignés de lumière71.

Un autre extrait vient plus particulièrement mettre en lumière ce qui distingue l’orme des autres essences :

Ce sont des arbres de vie, des arbres qui donnent la vie […]. [T]rop de peintres s’intéressent aux épinettes, chez nous il y a presque un peintre pour une épinette... alors que les ormes sont délaissés. C’est la crinière des ormes que j’aime, le chant que fait le vent dans leurs feuilles dentelées. Le sapin et l’épinette, le bouleau et l’érable ont des qualités, je le reconnais, d’ailleurs mon ami peintre René Richard les célèbre quotidiennement avec beaucoup de grâce, je suis sensible à la beauté de tous les arbres, mais ce sont les ormes qui me fascinent par leur manière de faire bouger leur grand corps souple, ils ont un je ne sais quoi…72

Peut-être finalement que Fortin voyait en les ormes une force cosmique? L’auteur Guy Robert voit la démarche du peintre comme étant « d’ordre imaginaire » plutôt « qu’horticole »; en cela, il propose même une « poétique de l’arbre », en faisant lui aussi référence à la Poétique de l’espace de Bachelard, où l’arbre est « une figure dynamique capable de réconcilier, comme naturelle

71 Daniel Gagnon, Marc-Aurèle Fortin. À l’ombre des grands ormes, Montréal, XYZ, coll. « Les Grandes figures », 1994,

p. 45.

maison, le dehors et le dedans, l’immensité et l’intimité, la rêverie et le quotidien, selon le rythme vivace du lieu respiratoire »73. Voici ce qu’en dit plus précisément Guy Robert :

« Pour un peintre », écrit Gaston Bachelard, « l’arbre se compose en sa rondeur », en la forme courbe dont le lieu d’isolement permet à la figure de se concentrer en elle-même pour ensuite mieux se métamorphoser en creuset de devenir, s’inscrivant par l’énergie ainsi concentrée dans les rythmes de l’univers, au sein des forces cosmiques; qu’il soit évoqué dans la symbolique d’un peintre comme Fortin ou dans celle d’un poète comme Rilke, peu importe, « l’arbre propage, en des orbes de verdure, une rondeur conquise sur les accidents de la forme et sur les événements capricieux de la mobilité74 ».

En évoquant de telles courbes et rondeurs, l’oeuvre de Fortin ouvrirait-elle en plus la porte à une représentation plus féminine des arbres, contrairement à Marie-Victorin? Les ormes, avec leur courbe généreuse et séduisante, n’évoquent-ils pas une forme féminine accueillante, maternante75? Les ormes ne permettent-ils pas aux peintres d’illustrer de manière unique et

particulière les traits féminins qui se cachent en tous les arbres, faisant d’eux des essences à l’image de la Déesse Nature?