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3. Les contenus et les moyens matériels d'enseignement

3.2. Les moyens matériels d’enseignement

L’analyse de l’enseignement colonial français en Afrique Noire revêt une importance particulière car, selon Abdou Moumouni, « (…) il serait erroné, voire dangereux de sous-estimer l’influence qu’a exercé en son temps, que continue à exercer encore aujourd’hui, et que continuera à exercer pendant une période vraisemblablement assez longue, l’enseignement colonial sur tous les aspects de la vie et de l’évolution des pays de l’Afrique Noire »111. L’enseignement colonial était un véritable instrument de propagande méthodiquement pensé et placé entre les mains des défenseurs de la colonisation pour asseoir leur domination sur les indigènes congolais. Il avait eu une portée significative du fait des objectifs immédiats et à long terme qui lui avaient été assignés par le colonisateur. Abdou Moumouni continue de penser que cet enseignement était un « enseignement au rabais. [Car]

109 Les propos exprimés par un indigénophile au 19è siècle montrent assez clairement l’ambivalence de l’entreprise coloniale : « L’école élèvera méthodiquement l’intelligence de l’indigène en le modifiant en notre faveur, en l’éclairant mieux sur ses intérêts, et aussi sur sa réelle dépendance vis-à-vis de la formidable civilisation industrielle de l’Europe » (Cf. Bulletin de l’Enseignement des Indigènes de l’Académie d’Alger, 1899, n°77, p.142).

110 Erny (P.), Essai sur l’éducation en Afrique Noire, Paris, L’Harmattan, 2001, p.48.

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selon une logique implacable, les programmes étaient d’un niveau assez bas, le seul compatible avec l’incapacité intellectuelle de l’Africain, avec la nécessité de doser juridiquement les connaissances qu’elles (les populations africaines) sont capables de s’assimiler et le besoin impérieux de cadres auxiliaires indigènes : toutes les écoles conduisaient à des diplômes taillés sur mesure pour les Africains, dont le niveau ne pouvait se comparer en aucun cas à celui des diplômes français des écoles de même nom »112.

La pensée de Georges Hardy permet de bien comprendre les analyses qui précèdent lorsqu’il dit : « L’enseignement de masse de niveau primaire suffit pour la formation de l’Africain, car (…) la route de l’Africain était celle qui devait le conduire tout au plus à être l’auxiliaire de l’Européen »113. Cette manière de voir détermine l’orientation assignée à l’enseignement dans les colonies françaises d’Afrique Noire. Elle laisse percevoir la nature de l’enseignement colonial comme étant un organe d’apprivoisement de l’indigène. Il s’agit d’une politique très prudente de formation d’un petit corps d’élites africaines devant seconder les colons comme le démontre le Gouverneur Victor Augagneur dans un courrier adressé le 31 mai 1921au Ministre des colonies basé à Paris :

La colonie, par nécessité financière et consciente des conditions fixant sa politique indigène a besoin de fonctionnaires indigènes assurant, en sous ordre, des services multiples. Ainsi, se réalise une économie importante, les soldes du personnel indigène étant toujours très inférieures à celles des agents européens qu’ils remplacent. De notre côté, il est de politique prudente de créer dans la société indigène, en le recrutant parmi les plus intelligents, les plus instruits, un corps devenant bien vite une sorte d’aristocratie. A ces corps nous conférons des privilèges, des avantages, des satisfactions d’argent et d’amour propre dépendant uniquement de nous, rendant ces privilèges étroitement solidaires de notre situation propre et fatalement plus indifférente aux prétentions d’égalité, d’indépendance, dune masse indigène dans laquelle ces idées, dangereuses pour notre autorité ne naîtraient, se développeraient, deviendraient menaçantes, que semées et entretenues par une élite que nous n’aurions su nous attribuer114.

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Idem, p.57.

113 Hardy (G.), Les deux routes. Conseils pratiques aux jeunes fonctionnaires indigènes, Editions du Bulletin de l’Enseignement de l’A.O.F, Gorée, 1918, 66 pages.

114 Ce document sur l’enseignement des indignes se trouve classé dans la série Affaires politiques n˚249 aux archives coloniales

Ainsi, l’éducation devait d’abord obéir à la stratégie coloniale de formation des cadres subalternes destinés à servir la métropole : « La colonie c’est de la France, une portion du patrimoine français »115. Pierre Erny analyse la situation de l’école coloniale au Congo en indiquant que les méthodes de recrutement des élèves indigènes étaient très sélectives, c’est-à-dire que le colonisateur procédait par extraction sur mesure des enfants de paysans pour en faire des auxiliaires de l’administration coloniale : « Durant les premières décennies, l’école eut pour mission explicite de former des commis, des auxiliaires, des agents subalternes de l’administration, du commerce et de l’enseignement »116. Pour clarifier sa pensée, Erny s’inspire des écrits du Gouverneur Général Clozel qui, en 1917, disait : « Je pense (…) que le premier résultat à obtenir de l’enseignement que nous donnons dans les colonies doit être un résultat d’utilité pratique, pour nous d’abord, pour nos indigènes ensuite »117. Dans la même logique, le Gouverneur Général Brevié déclarait devant le Conseil de Gouvernement de l’A.O.F que :

Le devoir colonial et les nécessités politiques et économiques imposent à notre œuvre d’éducation une double tâche : il s’agit d’une part de former des cadres indigènes qui sont destinés à devenir nos auxiliaires dans tous les domaines, et d’assurer l’ascension d’une élite soigneusement choisie : il s’agit d’autre part d’éduquer la masse, pour la rapprocher de nous et transformer son genre de vie (…) Au point de vue politique, il s’agit de faire connaître aux indigènes nos efforts et nos intentions, de les rattacher à leur place, à la vie française. Au point de vue économique enfin, il s’agit de préparer les producteurs et les consommateurs de demain118.

Avec le temps, cette petite classe de privilégiés de la sélection coloniale allait constituer la première intelligentsia119 africaine. Il ressort de cette analyse le caractère essentiellement utilitariste de l’enseignement colonial, car l'œuvre de la colonisation n’avait jamais été pensée comme étant une œuvre de charité et il fallait bien qu’elle soit rentable au retour ; qu’elle profite à ceux-là même qui l’avaient résolument mise en place et frénétiquement défendu. Dans ce sens, il est possible de faire remarquer qu’il était moins question, pour le

115 Papa Ibrahima Seck, La stratégie culturelle de la France en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1993, p.98.

116 Erny (P.), op. cit., p.49.

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Ibidem.

118 Cité Par Moumouni (A.), op. cit. p.54. Le même Brevié écrivait aussi dans la Circulaire 107 E du 8 avril 1933 que : « Le contenu de nos programmes n’est pas une simple affaire pédagogique. L’élève est un moyen de la politique indigène » (in Bulletin de l’Education en A.O.F, n°83, avril - juin 1933).

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colonisateur, de pédagogie que de politique, c’est-à-dire que l’objectif premier visé par celui-ci n’était pas d’abord de mettre à la disposition des colonies un personnel qualifié capable de pourvoir au besoin de leur construction. La finalité de l’enseignement colonial se résumait donc par ceci : inculquer aux populations indigènes une instruction élémentaire leur donnant uniquement accès à des postes subalternes au sein de différentes structures de l’administration coloniale.

En réponse à la question de savoir si l’enseignement de l’époque coloniale était essentiellement utilitariste et, au regard des précédentes études, il se dégage une sorte d’unité d’analyse quant à l’ensemble des données empiriques recueillies sur le terrain. Tous nos interlocuteurs pensent que l’enseignement était bien sûr utilitariste (ce qui constitue une évidence conformément aux objectifs politico-économiques de la colonisation), mais ils récusent la thèse de l’enseignement au rabais avancée par Abdou Moumouni qui, selon eux, porte la marque de sa psychologie d’intellectuel marxiste engagé et de musulman convaincu. Écoutons à ce sujet les témoignages d’un certain nombre d’entre eux. Pour Monseigneur Raphaël Dangui, « L’enseignement colonial au Congo n’était pas du tout au rabais, car le colon enseignait la vraie science. Bien que limité à ses débuts au primaire, cet enseignement était efficace et avait à la longue produit des élites qui ont contribué à l’œuvre de construction étatique au Congo». Raymond Mang - Benza conforte cette idée et pense que :

Nul doute que l’enseignement colonial était utilitariste. Cependant, il faut reconnaître qu’il a contribué à la formation de la crème intellectuelle congolaise. Ce serait quand même trop dire de penser qu’il n’a servi que les intérêts des colons. Et nos vieux cuisiniers sortis des écoles coloniales? Ce serait également ignorer les bienfaits de l’enseignement colonial que de penser qu’il était un enseignement essentiellement au rabais. Ceux qui penseraient ainsi, d’où sont-ils sortis ? La majorité de ceux qui ont connu l’enseignement colonial restent pessimistes quant à l’efficacité de l’enseignement aujourd’hui. L’enseignement colonial était limité au départ au primaire mais ne perdait rien de son efficacité. Il serait plutôt intéressant de critiquer ses méthodes.

Le témoignage de Jean Marc Mazaba corrobore les idées qui précèdent car, selon lui, « L’enseignement dispensé à l’époque de la colonisation au Congo n’était pas comme d’aucuns semblent le soutenir un enseignement au rabais. A ce sujet, les vieux qui ont subi ce

type d’enseignement estiment même qu’ils étaient mieux formés que certains jeunes d’aujourd’hui, malgré leurs grands diplômes. L’enseignement à cette époque tenait compte aussi bien de la formation humaine que de celle pratique de l’indigène. Il concernait tout l’homme. Il n’y a qu’à considérer l’absence dans les programmes scolaires d’aujourd’hui des valeurs morales et civiques à inculquer aux jeunes pour s’en convaincre ». La position du Ministre Paul Olassa paraît encore radicale que les précédentes :

L’enseignement colonial au Congo était utilitariste, mais pas totalement dès lors qu’il avait permis de former les premières élites congolaises. Les livres que nous utilisions hier au C.M.2 correspondaient à ceux de la classe de 3è d’aujourd’hui. Il suffit de donner la dictée que l’on faisait en C.M.2 hier à un élève de la classe de 3è du Collège d’aujourd’hui pour se rendre compte des limites de la formation dispensée dans nos écoles actuelles. A titre d’exemple, les gens120 comme Oboa Emile et Itoua François n’avaient jamais fait des études secondaires. Et, pourtant, ils étaient partis en France préparer des diplômes de licence en musicologie pour le premier et en anglais pour le second. Bien qu’elles n’aient pas été vraiment développées au départ, les écoles coloniales ne dispensaient pas un enseignement au rabais. Loin de là!

Ces témoignages sont d’autant plus importants qu’ils permettent, d’une part, de nuancer les analyses au sujet de l’enseignement de l’époque de la colonisation et, d’autre part, de comprendre l’évolution de la pensée d’Abdou Moumouni lorsque, reprenant à son compte les propos de Maurice Delafosse et dans le but de mettre à nu les finalités de l’enseignement colonial, il écrit :

« Il ne s’agit plus seulement de doter nos écoles de maîtres indigènes destinés à suppléer au manque de maîtres. Il s’agit encore de doter les branches de l’administration, de l’industrie, de l’agriculture, des services d’hygiène et d’assistance, d’un personnel indigène apte à seconder un personnel européen trop restreint et, dans une certaine mesure, à le remplacer le cas échéant. (…)

De même qu’il nous faut des interprètes pour nous faire comprendre des indigènes, de même il nous faut des interprètes appartenant aux milieux

120 Ils étaient tous deux originaires de la ville de Saint Benoît de Boundji au nord de la République du Congo-Brazzaville.

indigènes par leurs origines et au milieu européen par leur éducation, pour se faire comprendre aux gens du pays et pour leur faire adopter cette civilisation étrangère pour laquelle ils manifestent, sans qu’on leur en puisse tenir rigueur (…)»121.

Loin d’être simplement réductrices, ces analyses permettent de déceler quelques progrès réalisés à l’époque coloniale dans la manière de concevoir la formation des indigènes; une formation qui ne formait plus seulement les moniteurs et les instituteurs autochtones, mais qui avait pu être élargi à tous les domaines qui intéressaient l’administration des colonies. Par ailleurs, il semble aussi important de souligner qu’au-delà de cet élargissement des cadres de l’instruction coloniale, la finalité de l’enseignement restait du moins la même dans le fond : soumettre les indigènes congolais à la « République coloniale »122.

L’histoire de l’enseignement colonial au Congo était indissociable des buts politiques, économiques et sociales poursuivis par la métropole. De ce fait, il faut reconnaître que, aussi longtemps qu’elle pouvait comporter certains aspects positifs et loin de lui intenter un procès en sorcellerie, l’enseignement colonial au Congo était véritablement extraverti. Afin de l’inscrire dans la longue durée, les colonisateurs avaient institué un type d’enseignement dont les fondements étaient étrangers aux réalités locales congolaises. C’était donc un «enseignement transplanté »123 comme tente de le démontrer Eliou Marie. La compréhension du caractère utilitariste de l’enseignement colonial au Congo peut également être rendue possible si l’on considère cet enseignement comme étant un instrument de la colonisation mentale des Congolais; laquelle colonisation s’exprimait à travers un mimétisme124 qui conduisait les auxiliaires de l’administration coloniale à imiter les manières, les gestes et les modes de pensée des « Blancs ». C’est pourquoi, selon l’expression de Jules Michelet, le peuple français représentait un peuple élu et la France une nation unique et exceptionnelle

121 Moumouni (A.), op. cit., p.45.

122 Bancel (N.) et Blanchard (P.), La République coloniale. Essai sur une utopie, Paris, Albin Michel, 2003.

123

Eliou (M.), La formation de la conscience nationale en République populaire du Congo, Paris, Anthropos, 1977, p.32.

124 Monsieur Alexandre Ossibi, retraité et ancien laborantin à l’époque de la colonisation avec qui nous avions beaucoup échangé sur l’enseignement au Congo, reste convaincu que « malgré la brutalité avec laquelle s’était imposée l’entreprise coloniale au Congo, la présence du « Blanc » était nécessaire. Car, ce dernier nous a appris à travers l’enseignement, les notions d’hygiène, les règles élémentaires de la civilisation, le respect de la propriété privée et le respect du bien commun. L’éducation que nous avons reçue à l’époque du règne du Blanc n’est plus celle d’aujourd’hui. Nous avons eu la chance de bénéficier des bienfaits de la civilisation, d’apprendre les manières des Blancs et d’essayer de vivre comme eux».

puisqu’en « pleine nuit, elle voit quand nulle autre ne voit plus »125. Les analyses suivantes permettront de d’approfondir cette recherche.