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2. L’école coloniale, un lieu de la stratification sociale

2.1. L’enseignement et la production scolaire des inégalités sociales

L’éclatement du deuxième grand conflit mondial constituait un moment important de l’évolution des peuples colonisés d’Afrique Noire vers la reconquête de leur personnalité et de leur liberté. Car il avait entraîné de nombreux changements par rapport aux nouveaux enjeux sociaux et politico-économiques internationaux, ainsi que dans la manière de concevoir l’avenir des peuples colonisés d’Afrique. En effet, face à la menace de Churchill d’attaquer la flotte française à Mers – El - Kébir, de Gaulle avait sollicité l’aide des colonies afin de contrecarrer cette visée expansionniste. Ahmed Sékou Touré, dirigeant politique africain et père de l’indépendance guinéenne, analysait cette situation en ces termes :

La France, qui nous dominait, fut réduite militairement et occupée par le vainqueur nazi. Déjà pendant la première guerre mondiale, mais surtout pendant la seconde, les puissances coloniales, qui se sentaient particulièrement menacées, entraînèrent à leurs côtés, dans le combat, les peuples d’Afrique auxquels il fut solennellement promis la pleine restauration de leurs droits souverains après la liquidation du fascisme hitlérien. L’appoint stratégique et logistique de l’Afrique à la victoire des alliés fut déterminant et nos peuples, soutenus par la conviction que leur contribution à la destruction du fascisme, les conduirait à la reconquête de leur liberté, furent, pour les pays colonialistes, des alliés particulièrement efficaces191.

190 Idem, p.61.

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Cette pensée du leader guinéen montre combien le recours aux peuples d’Afrique fut d’une importance capitale, dès lors que sur le plan pratique, la stratégie adoptée par la France pour sauvegarder son image face à la poussée du nazisme allait se révéler presque inapplicable à cause de deux obstacles majeurs : d’une part, la France ne pouvait espérer sur l’aide de l’Indochine à cause de son éloignement géographique; d’autre part, la politique du Général de Gaulle ne faisait pas l’unanimité au sein des hautes instances militaires et civiles de l’Afrique du Nord, dont la position méditerranéenne la plaçait successivement sous influence italienne, allemande et espagnole. La décrispation du système colonial, l’ouverture progressive de l’espace politique aux indigènes et leur responsabilisation, sont donc à insérer dans cette dynamique du rôle joué par l’Afrique pour sauver l’image de la France pendant la deuxième guerre mondiale. Car l’aide de l’Afrique fut d’une portée inestimable dans la bataille pour la reconquête de cette figure de la France libre et puissante. C’est pourquoi dans le but de récompenser la participation des colonies africaines à l’effort de guerre et dans l’espoir de s’assurer leur entière fidélité le Général de Gaulle adopta à leur égard une attitude de paternalisme et de générosité dont les idées de progrès, de changement, d’évolution et d’avenir constituaient les principes fondamentaux.

Nul doute que les décisions de l’homme du 18 juin n’avaient induit dans l’immédiat et dans la pratique aucune innovation significative par rapport à la transformation des colonies au regard de cette volonté toujours affirmée de maintenir l’image d’une France paternaliste et de son génie. Qu’à cela ne tienne, ce changement de ton dans l’énonciation du discours politique gaulliste constituait déjà une étape importante dans la vision de « l’humanisme gaullien »192. Cette nouvelle vision de la politique à appliquer au cadre indigène portait, quoique intentionnellement, la marque d’une volonté de modification des anciens cadres concepteurs de l’esprit colonial pour lequel l’espace sensitif, perceptible, voire éthéré de l’Afrique était condamné pour sa modélisation à passer inexorablement par le moule de l’occidentalisation des valeurs.

La Conférence193 de Brazzaville de janvier 1944 en avait constitué un cadre idéal d’autant plus qu’elle avait été organisée autour de la question de l’amélioration des conditions sociales et économiques des indigènes, ainsi que sur la reconnaissance - bien que limitée - de leur statut et leur ascension vers la personnalité politique. En un mot, c’est l’homme africain, ses aspirations et ses besoins qui constituaient la toile de fond de cette Conférence. La chaleur marquant les débats au moment du déroulement de ces assises avait fait l’effet d’une révolution car, selon Roland Colin, « On a présenté, depuis, l’esprit de Brazzaville comme le signe d’une grande libéralisation dans le rapport nouveau entre la France et ses colonies »194. Ceci d’autant plus que ce moment était célébré comme l’amorce du processus d’autonomisation d’un cadre politique indigène. Mais ce sentiment de reconnaissance verbale d’un certain statut aux colonisés n’avait-il pas été pensé par les autorités françaises elles-mêmes comme l’effet miroitant d’un arsenal politico - idéologique qui cachait ses véritables raisons, c’est-à-dire une forme d’assimilation nouvelle version? Les peuples d’Afrique Noire ne devaient-ils pas accéder à l’autonomie au prix d’une assimilation qui ne voulait pas se nommer et se laisser guider avec prudence au gré du développement de la civilisation occidentale ?

Cette autonomisation du cadre politique local était perçue par certains analystes de la colonisation tout simplement comme un repli stratégique permettant aux colonisateurs de réorienter les mécanismes de sujétion des populations d’Afrique Noire. Roland Colin ajoute à ce sujet que : « En fait, les choses sont beaucoup plus complexes. Brazzaville, c’est aussi et peut être d’abord, la Conférence de la part de feu : définissant toutes les réformes indispensables, mais strictement les réformes indispensables pour éviter des secousses incontrôlables »195. Il paraît que c’est à l’issue de la prise en compte de la complexité et de la délicatesse de l’état de guerre dans lequel se trouvait la France plutôt qu’à un véritable élan de générosité de la part du régime gaulliste que les peuples d’Afrique Noire ont dû voir reconnaître certains de leurs droits.

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Pour l’histoire, il sied de relever que la ville de Brazzaville était devenue capitale de la France libre après la victoire des Alliés en 1940 et avait été placée sous l’autorité du Gouverneur Général Félix Eboué, ancien Gouverneur du Tchad et premier administrateur de l’Afrique centrale. C’est donc le Général de Gaulle, assisté de Félix Eboué, qui avait organisé la Conférence de Brazzaville au cours de laquelle l’idée d’indépendance des colonies fut rejetée au profit de celle d’autonomie leur permettant de participer simplement à la gestion des affaires locales.

194 Colin (R.), Systèmes d’éducation et mutations sociales. Continuité et discontinuité dans les dynamiques

socio-éducatives : le cas du Sénégal, Tome I [Thèse], Paris V, 17 décembre, 1977, p.377. 195

Toute analyse de la construction de l'État au Congo nécessite d’intégrer cette dynamique des rapports de force entre le global, c’est-à-dire la métropole et le sectoriel, les colonies. Ce qui implique une double objectivité : d’une part, elle dévoile la fin d’une époque où l’usage de la force nue comme seul moyen de légitimation du pouvoir politique colonial était, désormais, révolu; d’autre part, elle signifie le début d’une nouvelle ère, celle de l’embryon d’institutionnalisation d’un pouvoir susceptible de se légitimer localement. C’est dans ce contexte de changement progressif de rapports de force que les autorités politiques coloniales françaises décidèrent de concéder une partie de leurs prérogatives aux dominés, même si « les faits montrent que les nouvelles conquêtes politiques (…) étaient, non pas un cadeau fait généreusement par l’impérialisme à ses « loyaux sujets », mais le résultat d’une lutte résolue des peuples colonisés, en particulier de ceux d’Afrique Noire (…) »196.

De manière générale, il convient de noter une certaine unité d’objet entre les finalités de cette Conférence et les motivations de ses organisateurs qui étaient de jeter les bases d’une nouvelle politique d’association des colonies à la métropole. D’où la nécessité de penser les stratégies de mise en place de nouveaux cadres susceptibles de garantir la mainmise de la France sur les nouvelles entités politiques créées, on dirait même ces « totalités vides » que sont les Etats de l’A.E.F. Dans ces circonstances, l’éducation devait jouer un rôle de premier plan. A ce niveau, il est possible d’entrevoir une étude du rôle qui lui a été attribué dans ce nouveau contexte politique.

Nul doute que l’enseignement dispensé au début dans les colonies françaises de l’Afrique noire avait contribué à la formation des collaborateurs indigènes pour les services administratifs, ainsi que le service privé. Cependant, celui-ci demeurait limité au regard de ses moyens et de son action sur les masses : « A la veille de la seconde guerre mondiale, en 1938, le taux de scolarisation était dans l’ensemble très faible ; c’est ainsi qu’en A.O.F, il ne dépassait pas 2,35% de la population scolarisable ; au Togo, 7% ; en A.E.F, 3%, à Madagascar la situation était meilleure avec un taux de 24,50% et plus satisfaisante encore dans les vieilles colonies comme la Nouvelle Calédonie et l’Océanie »197. Pour justifier cette situation, M. A Charton, Inspecteur général de l’Instruction publique disait : « il n’était pas possible de faire en vingt ans au-delà des mers ce qu’un siècle n’a pas terminé en Europe »198.

196 Moumouni (A.), op. cit. P.94.

197 Notes et Etudes Documentaires, n°1896, 19 juillet 1954, p.4.

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Il s’ensuit donc qu’avec la crise de 1930, l’urgence pour la métropole n’était pas d’abord de pourvoir les colonies en écoles ou centres de formation, mais bien plutôt en infrastructures nécessaires susceptibles de les sortir de leur isolement. Sur un autre plan, la France s’était trouvée face à des populations indigènes fixées sur leurs pratiques traditionnelles peu compatibles avec le système éducatif moderne. Il avait donc fallu du temps pour voir cet ensemble de choses évolué. Ce qui conduisit l’administration coloniale à revoir sa doctrine en matière d’enseignement et à promouvoir des réformes.

Avec le ralliement de l’A.E.F à la France libre en 1941, un pas important fut donc marqué. A l’ouverture du Conseil d’administration de l’A.E.F, Eboué exposa les grandes lignes directrices de la réforme : « N’oublions pas que tous, autant que nous sommes, missionnaires, colons, commerçants, industriels et fonctionnaires, nous devons toujours avoir à l’esprit ce souci que nous sommes ici pour l’indigène. C’est dire qu’en réalité nous constituons une grande association dont le but est l’amélioration du sort de ces populations et que notre devoir le plus élémentaire est de collaborer à la recherche et à l’application de toutes mesures qui tendent à ce but idéal »199. Félix Eboué voulait que le cadre indigène évolue avec ses propres valeurs et coutumes. Il était partisan d’une association respectueuse de la condition des indigènes. La considération du domaine de l’enseignement, conformément, au premier principe de la recommandation de la Conférence de Brazzaville permet de mieux apprécier cette évolution : « L’enseignement des indigènes africains doit, d’une part, atteindre et pénétrer les masses et leur apprendre à mieux vivre ; d’autre part, aboutir à une sélection sûre et rapide des élites »200.

Ces principes montrent que ce plan était ambitieux. Il semble aussi nécessaire de faire remarquer qu’avec la Constitution de 1946 ainsi que l'accord de la citoyenneté à tous les ressortissants de l’Union française, un pas important était encore marqué dans l’évolution de l’enseignement dans les territoires d’Afrique noire. L’enseignement devait, désormais, être adapté au génie et aux besoins des populations indigènes. Il devait également promouvoir l’ascension sociale des jeunes, ainsi que leur accès à des fonctions de la hiérarchie sociale, car « au lieu de continuer à former des auxiliaires dévoués pour l’Européen, l’enseignement devra tendre à créer une élite africaine »201.

199 Ibidem, p.5.

200 Ibidem.

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La Conférence de Brazzaville, bien qu’étant perçue comme le lieu d’expression de l’idéologie associationniste, avait donc constitué un moment capital pour la réforme202 du système d’enseignement dans les colonies. Deux indicateurs de ce progrès peuvent être décelés : cette Conférence avait permis, premièrement, la décentralisation de l’enseignement, dès lors que chaque colonie se voyait attribuer la possibilité d’organiser localement ses programmes scolaires indépendamment des autres colonies; deuxièmement, un accent particulier a été mis pour la première fois sur la qualité de l’enseignement dans le but d’harmoniser les niveaux d’enseignement dans l’ensemble des colonies : « L’enseignement des masses ne peut être entrepris et réalisé que par la création d’écoles dans tous les villages pouvant représenter un effectif scolaire de cinquante élèves, garçons et filles, la condition préalable étant la formation d’instituteurs et d’institutrices indigènes dans les écoles normales à établir dans le plus bref délai possible ».

Cependant, ces deux remarques ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur les vrais enjeux de ces réformes. Car, malgré cette volonté de la part de l’administration des colonies d’adapter l’enseignement aux réalités locales de chaque territoire, les motivations d’ordre économique constituaient toujours la trame de fond de l’entreprise coloniale française en Afrique Noire. Dans la même logique N’gakegni, un universitaire coopté au Comité Centrale du P.C.T en 1989 dit : « A la fin de la guerre, la France réexaminera la situation économique de ses colonies et dressa des plans pour le développement des territoires d’Outre-mer. Le développement de l’enseignement fait l’objet d’un rapport établi par la Commission de modernisation des territoires d’Outre-mer publié en 1948. Il faut adapter l’enseignement à l’activité économique de chaque territoire : uniquement agricole en A.E.F, l’enseignement technique sera polyvalent en A.O.F et à Madagascar »203.

Malgré cet élan d’ouverture et cette volonté affichée de l’administration coloniale, la logique utilitariste continuait d’inspirer la conception et l’idée d’extension des systèmes

202 A ce sujet N’gakegni pense que les efforts importants ont été réalisés dans le but d’améliorer les enseignements à dispenser dans les colonies. L’on assista, par exemple, à l’ouverture de plusieurs écoles secondaires de formation de nouvelles élites africaines après la deuxième guerre mondiale : « Jusqu’à la veille de l’indépendance, l’A.E.F comptera sept établissements classiques et modernes longs : le lycée fédéral Savorgnan de Brazza (1951) à Brazzaville, les collèges classiques et modernes longs à Bangui (1953), à Fort Lamy et à Pointe-Noire (1955), devenu lycée Victor Augagneur en 1959, pour l’enseignement public et trois collèges longs, celui de Libreville (Collège Bessieux), celui de Brazzaville (Collège Chaminade, 1953) et le Collège Champagnat de Makoua (1957) pour l’enseignement privé subventionné catholique » (N’gakeni (P.), Les

problèmes actuels d’éducation en République Populaire du Congo, P. Kivouvou Verlag - Editions bantoues,

Heidelberg, 1985, p.49.)

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d’enseignement même après la deuxième guerre mondiale. Pour corroborer l’analyse précédente, la lecture qui peut être faite du principe 5 de la recommandation204 sur l'enseignement contenue dans le document final de la Conférence de Brazzaville, montre comment la nouvelle orientation assignée à l’école insiste sur la dimension économique à inscrire sur les programmes d’enseignement dans la perspective de son extension aux colonies. A travers l’extension du réseau scolaire la politique coloniale devait assurer les conditions de sa propre existence et, de surcroît, les moyens de sa propre survie :

Grâce à l’extension ainsi prévue de l’enseignement des masses et à la sélection des élites, il devra être ouvert, dans tous les territoires de l’empire, des écoles professionnelles, des écoles primaires supérieures et des établissements d’enseignement spécialisé, nécessaire à la formation des élites indigènes qui devront être appelées à tenir un nombre de plus en plus grand d’emplois dans le commerce, l’industrie et l’administration.

Loin de doter les colonies en personnels qualifiés pour leur développement harmonieux, l’enseignement devait, au contraire, assurer le rayonnement de la métropole et, qui plus est, participer à son développement économique ainsi que la pérennisation de son image de puissance. L’enseignement continuait à servir d’enjeu politique et stratégique pour la politique coloniale, puisque sa visée majeure était la formation des « Français noirs » en vue de leur subordination, et afin de s’assurer leur assimilation durable. Il demeurait, par le fait même, une arme redoutable aux mains des colonisateurs pour l’asservissement matériel des colonisés et continuait à obéir à la philosophie politique coloniale de marginalisation des cultures locales, puisque l’usage de la langue française était également maintenu comme étalon de mesure de l’évolution intellectuelle des colonisés : « L’enseignement doit être donné en langue française, l’emploi pédagogique des dialectes locaux parlés étant absolument interdit, aussi bien dans les écoles privées que dans les écoles publiques »205.

La prochaine section tentera de montrer comment cette arme a été réappropriée par les colonisés et comment elle a été utilisée par les premiers lettrés pour la libération de la colonie et la construction du futur État indépendant au Congo. Car, si « la France prétend continuer à

204 Notes et Études documentaires, 19 juillet 1954, n°1896, p.5.

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assumer sa mission traditionnelle (…), les Africains eux veulent sortir de leur situation traditionnelle d’opprimés »206.